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5 décembre 2012 3 05 /12 /décembre /2012 00:54

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jacquespontoizeau

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8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 15:22

 Le texte d’Hannah Arendt extrait de la fin du prologue de Condition de l’homme moderne mêle des questions philosophiques, politiques, économiques et sociales autour de « la perspective d’une société de travailleurs sans travail » : « [o]n ne peut rien imaginer de pire ».

   « L’époque moderne » est éclairée sous un jour inquiétant, elle serait frappée d’une contradiction centrale : ce travail par lequel elle est entièrement comprise, elle serait en train de le supprimer par le progrès technique, sciant la branche sur laquelle elle est assise, annihilant le sens qu’elle s’est donnée à elle-même.


             Comment comprendre une telle prophétie ? Lucidité ? Pessimisme excessif ? Quoiqu’il en soit, le paradoxe d’une humanité assez puissante pour transformer ainsi sa situation et assez aveugle pour ne rien voir d’une contradiction aussi massive mérite d’être interrogé : Hannah Arendt décrit des tendances, une atmosphère générale, un esprit dominant du temps, mais cela est-il la réalité entière ? Certaines contradictions sont suppressibles, mais n’en est-il pas qui sont inhérentes à la finitude de l’être humain et qu’il est vain de prétendre supprimer, voire qui ne sont vivables qu’assumées, de sorte qu’on ne ferait que les aggraver en prétendant les éradiquer ? Le marxiste y verra une regrettable résignation au fait établi, mais ne risque-t-il pas la démesure prométhéenne en voulant la satisfaction dans le fini d’une exigence infinie ?

   Il est certain que le travail est problématique et ambigu, du fait qu’il articule divers degrés d’efforts et de confrontations à la résistance du réel, du fait aussi qu’il semble à la fois un moyen, un milieu et une fin, mais s’agit-il de contradictions stériles, dues à une inconséquence de la pensée, ou bien d’une richesse existentielle inépuisable ?

 

 

 

            La « glorification théorique du travail » désigne à la fois l’influence de la pensée d’Adam Smith et celle de Karl Marx : La division du travail et l’agrandissement du marché chez Smith qui serait à l’origine de la richesse des nations, et la conception marxienne du travail comme « essence de l’homme ». En ce sens, Hannah Arendt interprète sa position politique et intellectuelle comme située à égale distance du libéralisme économique et du marxisme. L’auteur estime que sa critique est plus générale, plus vaste, que ces deux courants internes à l’époque moderne, sa critique visant l’époque moderne tout entière. Elle semble surtout déplorer l'incapacité de son époque à légitimer que certaines activités puissent être estimées plus élevées que d'autres, comme si tout sens de la transcendance devait faire honte à quiconque en serait pourvu.

 

        L'égalitarisme moderne serait lié au thème du "tout travail", par lequel toute activité serait réduite à la quantité d'énergie que coûte son effectuation. L’égalité des droits, du droit d’entreprendre et du droit de circuler, du droit d’expression, d’opinion, de conscience, compris comme des droits individuels par le libéralisme, ou l’égalité des travailleurs qui sont susceptibles d’abolir toute hiérarchie et de pratiquer toutes les disciplines dans la société communiste enfin réalisée à la fin de l’histoire chez Marx, sont des égalités liées au travail. Le texte relie cette égalité à la disparition des aristocraties moins égalitaires dans lesquelles d’autres valeurs que le travail auraient été proclamées et se seraient imposées : valeurs de noblesse, valeurs de piété, valeurs d’intuition spirituelle ou intellectuelle, dans des mysticismes plus ou moins intellectualistes.


     Si l’on se souvient que le travail vise tantôt des œuvres, tantôt le simple entretien du corps et de la vie, ( work/ labour, werk/ arbeit, ergon/ ponia, opus / labor) il semble que le  « tout travail » qui caractériserait la modernité signerait la disparition de l’œuvre, la victoire totale du labour qui engloberait le work, mais sans l’effort laborieux du labeur. Il n’aurait gardé du labeur que la signification d’être relatif à la vie animale, celle qu’on entretient sans produire quoique ce soit qui dure et ait sa consistance hors de la satisfaction des besoins de consommation corporelle. Les meubles en aggloméré et les matériaux vite produits seraient faits pour être consommés rapidement afin que renaisse très vite le désir d’en acheter d’autres : ils s’usent vite, ou se démodent. C’est sans doute là ce vide dont parle Heidegger à propos de la pensée calculante. Il en va de même pour les ordinateurs et les téléphones, vite démodés, aux formats inadaptés, qu’il faut sans cesse renouveler pour être dans le flux de la consommation. Des films pourraient aussi être à consommer pour le plaisir immédiat que procurent leurs effets spéciaux, tout en mangeant des pop-corn, pas forcément dans un silence religieux.


      L’information devient elle-même un produit de ce type, le journalisme et l’actualité deviennent des biens de consommation qu’il faut vite absorber avant qu’ils ne soient obsolètes. La politique devient elle-même une affaire d’opinion et de débats aussi pressés et urgents que vite oubliés. La démocratie est ici présentée sous un jour platonicien : tyrannie de l’opinion, règne de la démagogie, du sexe et de l’argent, société de consommation. La politique suit ce rythme de consommation-destruction-production incessant par des réformes incessantes aussi éphémères qu’inefficaces, en particulier dans l’éducation.


     Le travail qui aurait de fait réussi à transformer la société tout entière serait donc d’après le texte le travail laborieux le plus réducteur, soumis aux besoins les plus immédiats voire au besoin d’immédiat habilement orchestré par quelques-uns à des fins mercantiles. La peine qu’on se donne serait récompensée par des jouissances immédiates, éphémères, elle n’aurait donc de sens que comme moyen pénible pour parvenir à des satisfactions, de sorte que si les machines pouvaient nous soulager du fardeau de l’effort, il ne resterait plus qu’à jouir sans avoir à peiner.


    Le vide d’un monde où tout est passager, d’une parole où tout est opinion, d’une société où tout est nivelé serait la vérité du monde moderne.


        Comment comprendre alors la comparaison avec le conte de fées et sa mystification ? Dans un conte de fées, la pauvrette épouse le prince, ils vivent heureux, ont beaucoup d’enfants. Le sommet de la hiérarchie sociale, princes et rois, s’unit à la plus basse classe, laborieuse en haillon, qu’on appelle cendrillon, et tout se passe merveilleusement. A la faveur d’un coup de baguette magique, celle qui travaille aux champs ou comme une souillon devient belle à en séduire le prince, et ils s’entendent dans la plus belle harmonie sans que leur différence d’éducation ne vienne poser quelque insurmontable difficulté rabat-joie… C’est là sans doute la mystification, la tromperie donc, du conte de fées qui résout les problèmes réels par une intervention magique.


     A quelle mystification pense donc l’auteur ? Est-ce le happy end Hollywoodien dans lequel la simple employée séduit le milliardaire, ou la star, qui s’embrassent dans une musique finale sans qu’on ait de détails sur le futur quotidien du couple miraculeusement constitué ? Est-ce l’heureuse fin de l’Histoire, la Révolution prolétarienne qui dénoue les contradictions antérieures de l’Humanité enfin réconciliée dans une cohérence telle que chacun s’épanouit complètement ici-bas ? Au mensonge hollywoodien répond la tromperie des lendemains qui chantent, l’aube du grand soir, à la fois fin et début de l’histoire, fin du travail aliéné et début du travail libéré, confusément aube et crépuscule.

 


    Qu’il s’agisse de la société éclairée à la lumière du marxisme ou à celle du libéralisme, « cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. » Que signifie ce progrès dans le non-savoir, cette décadence?


On aurait perdu la transcendance, le fait que Dieu infini soit plus réel que n’importe quelle chose finie observable par n’importe qui, le fait qu’il existe une philosophie éternelle plus solide que n’importe quel mouvement d’idées constatable par n’importe qui, le fait d’une excellence accessible par quelques-uns et qu’on ne pourrait par de simples techniques communiquer à tous.


      Les activités les plus hautes et les plus enrichissantes seraient donc la recherche de la vérité parce qu’elle est la vérité et non pour ses applications techniques et ses opportunités commerciales, la vérité non seulement de procédés naturels considérés avec la froide objectivité, mais la vérité de l’esprit, de l’amour, de l’engagement de soi vers un réel qui dépasse et suscite à la fois étonnement, enthousiasme et contemplation.  La noblesse des motivations, le sentiment du sublime face à l’infini, tout ce qui permet d’envisager une universalité forte, tant dans le domaine politique, moral, et philosophique, que dans le domaine scientifique et artistique ou religieux, le zèle ardent du désir d’altérité, tout cela serait aujourd’hui partout inconvenant, parce qu’il serait d’emblée confondu, avant tout discernement, avec la superstition, le fanatisme, la déficience de la rationalité, la crédulité stupide, l’intolérance. L’époque nous demanderait de choisir entre Claude Levi-Strauss et Hitler, entre le relativisme et le totalitarisme, et bien évidemment comment ne pas se ranger humblement du côté du relatif afin d’éviter la fatalité du pire ?


    Certes des individus peuvent échapper à ces clivages, mais ils sont trop peu nombreux, trop peu significatifs et trop peu influents pour changer quelque chose à ce processus qu’est la Modernité. Telle est bien la conviction qui soutient la globalité du texte. A la limite, quand bien même chacun échapperait dans son for intérieur à ces clivages, il se trouve que la société étant davantage que la somme de ses parties, il se pourrait que chacun une fois pris dans des dynamiques sociales de décision et de justification, là où il est acteur, serait contraint d’adopter des stratégies malgré lui avec lesquelles il ne serait pas vraiment en accord dans l’intime de sa conviction, mais c’est justement de cela que parle Hannah Arendt, de cet ensemble de comportements qu’on peut appeler « l’époque moderne » et qui a sa logique propre distincte du sens vers lequel chacun pourrait individuellement vouloir l’infléchir. C’est pourquoi « parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. » La pression publique contraint « les présidents, les rois, les premiers ministres » à s’en tenir à leur statut comme s’il était un emploi, une fonction utilitaire, justifiable seulement par sa valeur travail, car toute autre justification risquerait d’être perçue comme une orgueilleuse prétention à la supériorité sur ces êtres humains pourtant égaux que sont les balayeurs, les monteurs, les mécaniciens.


 

 

 

 

                                 Qu’il y ait grande pertinence et lucidité de la part de cet auteur dont l’intensité et l’éclat sont peu contestables, c’est évident. La vie quotidienne dans nos démocraties contemporaines multiplie à chaque instant les exemples venant illustrer ces propos, qu’on n’aurait pas pu tenir aussi clairement à propos des époques antérieures à la Modernité, et dont la tendance a connu depuis la Renaissance une netteté croissante. L’idée principale est que la modernité n’envisage que le travail pour faire vivre ensemble les hommes, et que toute autre manière de les rassembler serait impossible, ne pourrait que les séparer. Les castes, la hiérarchie, l’existence d’une aristocratie, ne seraient que des modes séparateurs aux yeux de la Modernité. Marx a interprété la transcendance de l’Etat comme un effet de contradictions qui seraient surmontables via un progrès historique, provisoires donc, de même le libéralisme voudrait affaiblir la transcendance de l’Etat en subordonnant toujours la volonté politique à la logique économique, celle du marché.


     Plusieurs interrogations restent cependant possibles par lesquelles on pourrait se demander si la perspective dessinée ici par le texte suffit bien à totaliser la situation, axant tout sur le travail de production-consommation.

    D’une part, la technologie va-t-elle supprimer le travail au sens de l’effort laborieux pour subvenir à la nécessité ? Elle peut certes l’alléger, ce travail, mais il faudra toujours des hommes pour produire, concevoir, entretenir les machines. D’autre part, la compétition entre les hommes et le désir de se confronter à l’autre homme ne disparaissent pas par la technologie, ils modifient la façon de se rencontrer et les éléments sur lesquels se déroulent les jeux de séduction, de domination, de lutte de prestige, de dépassement de tout cela dans une véritable confiance, mais ne suppriment pas l’intérêt de ce risque qu’est autrui, ni l’intérêt de la rencontre de l’unique réel qui contient tout, et dans lequel existe le corps des machines qui créent l’imagerie des mondes virtuels. La machine en panne entraîne l’anéantissement du monde virtuel, et la présence bêtement subsistante du corps de la machine en panne demeure une réalité inimaginable, seulement rencontrée, ici et maintenant.


    L’idée d’un développement illimité de la technique se heurte aussi à la résistance de la fragilité du réel fini, des corps limités. Fragilité de nos corps mortels, fragilité de la planète et de son écosystème fini, nombre limité des ressources, des matériaux, tout cela met aussi des limites de fait à un processus que l’imagination se complet à déployer sans fin.


     La Modernité ne se réduit pas à l’alternative : ou bien les héritiers de Smith, ou bien Marx ; il existe en elle des inspirations qui ne relèvent ni des uns, ni de l’autre, et notamment la déclaration des droits de l’homme ne puise pas nécessairement son idée que les hommes sont égaux en dignité de la seule réduction du réel à la valeur travail-labeur, travail production en vue de la consommation (distinct donc du travail production en vue de l’œuvre durable non offerte à la consommation, symbolisant plus ou moins clairement un au-delà). L’importance de Rousseau ou de Kant renvoie à d’autres sources, complexes, qui mêlent une expérience de la rationalité non relativiste, de type platonico-aristotélicien, et une prise en compte intriguée du contenu des Evangiles dont le contenu n’est pas si transparent à l’explication socio-historique, ou ethnologique, en raison de certaines innovations invraisemblables et d’un style déroutant, incisif, difficilement démodable, méfiant à l’égard de sa propre lettre, aux contradictions stimulantes. Peut-être que les intérêts économiques et les pratiques d’organisation du travail ont favorisé l’avancée de l’idée d’égalité, mais rien ne garantit que ces facteurs favorisant une prise de conscience soient à eux-seuls la totalité de cette progression de l’égalité, car l’histoire combine souvent plusieurs facteurs déterminants et rarement un seul processus.


     En un certain sens donc, la Modernité s’est scindée de ses sources les plus anciennes et semble les refouler, les ignorer, en travestir le sens au point de le rendre méconnaissable.  Mais en même temps, ce sens, cet enracinement existe, il a sa réalité objective, il laisse des traces qu’on ne comprendra jamais bien sans lui. Il dit notamment que le travail est un lien puissant entre les hommes dès lors qu’il signifie le décentrement de soi-même, le risque de quitter son autosuffisance, le consentement à sa propre mortalité, et pourtant il nie que le travail soit tout l’homme puisqu’il affirme que le don de soi n’est pas un travail mais un libre consentement à la Grâce, à l’altérité, sans la puissance desquelles tout est désolé et vide. Il implique à la fois une valorisation du travail et une relativisation du travail, qui n’oublie rien donc des raisons pour lesquelles il vaudrait la peine de se libérer d’une certaine dureté ou souffrance liée au travail, sans abolir radicalement le travail pour autant.

 


         Partout avant l’époque moderne, la religion était en position de faste et la politique avec elle. L’époque moderne est certes ambiguë, mais pourquoi cette plus grande humilité de la politique, de la religion et de tout ce qui pourrait tendre à affirmer nettement, fermement, la réalité d’une transcendance, ne serait-il pas une chance pour la politique et la religion, plutôt qu’une simple régression qu’il faudrait seulement déplorer ? Une religion sans pouvoir fastueux est-elle moins crédible ? Faut-il vraiment que celui qui est plus grand soit au-dessus de celui qui est plus petit ? Les Evangiles n’ont-ils pas déjà, depuis deux mille ans, fait scandale et renversé cette image du pouvoir, contre le sens religieux spontané des disciples, en mettant le très Haut, le Maître, en position de serviteur ?


         Dans la société contemporaine, il est impossible de ne voir que consommation et futilité, il existe partout des engagements animés par une véritable générosité, chez les croyants et chez les incroyants, chez ceux qui parlent de transcendance et chez ceux qui n’en parlent pas. La recherche de vérité et de justice n’a pas disparu des consciences, la religion visible n’a pas le monopole de la charité ni de l’esprit, ni de l’ouverture ni de la liberté. Le progrès technique et scientifique, le progrès des libertés individuelles, certes, permettent à la fois des formes regrettables d’individualisme et de matérialisme, consternantes par leur bêtise et leur infantilité voire leur égoïsme, mais ils permettent aussi des formes de lucidité, de responsabilité, d’affirmation de l’individualité, de refus de la fatalité, qui sont des conquêtes merveilleuses. En ce sens, la radicalité des critiques d’Hannah Arendt est bienvenue si elle entend réveiller, provoquer un sursaut, ranimer une flamme que le confort et la tiédeur risquent d’éteindre, mais elle doit aussi être nuancée, cette radicalité, au risque sinon de simplifier l’ambiguïté d’une époque et d’enfermer le jugement dans une unilatéralité tout aussi inquiétante, qui ferait regretter le bon vieux temps des sociétés traditionnelles, où tout n’allait tout de même pas si bien que cela. L’hypocrisie en politique comme en religion n’était pas rare, les souffrances non plus, et les inégalités sociales ne semblaient pas poser problème à un certain nombre de privilégiés.

 

 

 

 

  

 

                     Si le relativisme dominant dans la parole publique est injustifié, alors il ne durera pas éternellement, et l’on comprendra en quoi il était un passage obligé pour certaines avancées. Les activités plus hautes et plus enrichissantes, dont Hannah Arendt semble déplorer qu’elles ne soient pas visibles à la manière des pyramides ou des cathédrales, sont peut-être présentes implicitement dans l’époque contemporaine et attendent peut-être certaines clarifications pour se montrer au grand jour. Cette moindre apparence de ce qui est grand a sûrement ses inconvénients, mais sans doute aussi les qualités de ses défauts. La conquête spatiale est aussi un élément prestigieux de l’époque contemporaine qui suppose un travail irréductible à un labeur vital et qui n’est pas non plus l’œuvre durable faite pour défier l’usure du temps. La tentative de résumer une époque par un processus moniste semble de ce point de vue toujours aventureuse.


    Le travail est à la fois un moyen pour satisfaire des besoins par des efforts laborieux ,un moyen pour faire œuvre durable au-delà du besoin, un milieu dans lequel nous sommes en immersion, et     l’effort que nous faisons pour lui-même, non seulement pour nous former mais pour la satisfaction d’exister comme volonté qui s’efforce et s’éprouve ainsi volonté. Ces contradictions font que le travail est à la fois partout présent, directement ou par ses traces, sans être jamais tout, puisqu’il est toujours traversé par une grâce, inapparente, qui n’est pas travail. Nécessaire sans être suffisant, plastique et polymorphe, il échappe au concept, mais peut toutefois être suffisamment défini pour qu’on le distingue ici de la parole, là du loisir, ailleurs de la grâce.

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7 janvier 2012 6 07 /01 /janvier /2012 17:08

                      Le travail est l’effort volontaire d’un mortel chez qui aucun instinct ne suffit à diriger la production en vue de satisfaire ses besoins et donner réalité à ceux des désirs qui sont tournés vers la production.

1

     Le travail n’est pas la volonté mais l’effort volontaire en vue d’une production. La volonté peut agir en vue de fins morales et politiques sans qu’il s’agisse d’un travail. La volonté peut aussi imposer des commandements, donner des ordres, sans travailler à proprement parler, si ces ordres ne lui demandent aucun effort. L’effort volontaire doit être tourné vers la production d’une œuvre utile ou la réalisation d’une tâche pour qu’il s’agisse d’un travail. L’effort volontaire effectué pour se divertir, se défouler, jouer, et qui n’est tourné vers aucune production, ne sera pas appelé un travail. Ainsi, je ne travaille pas quand je fais un footing avec mes amis même si je fais des efforts qui me fatiguent, ni quand je fais l’effort de dépenser de l’énergie en sautant une barrière pour échapper à un poursuivant, alors que je joue au loup à la récré et que j’ai dix ans.

     Cet effort de production peut s’exercer dans le cadre très exceptionnel de la formation d’une œuvre d’art, mais il est ordinairement le faire qui vise à entretenir la vie avec ses besoins cycliques, ou la production d’objets utiles comme ceux de l’artisan ou ceux de la technique.

    Les besoins et les désirs d’un mortel sont liés au corps car c’est en tant que corps que nous sommes mortels, si tant est que livrés à nous-mêmes nous soyons autre chose que notre corps. Le travail est donc source d’une fatigue car le corps dépense de l’énergie pour produire quelque chose ou effectuer une tâche et cette fatigue poussée à sa limite est l’épuisement, qui nous ramène à notre mortalité.

    L’homme est donc tenté par la paresse et par l’acte de fuir le travail en vue d’échapper à la fatigue et d’oublier sa mortalité. Il peut aussi chercher à éviter la fatigue en faisant travailler autrui à sa place en vue de tirer sans fatigue les bénéfices de la fatigue d’autrui, d’autant que la fatigue n’a rien d’agréable, ni de glorieux, ni de valorisant en elle-même.

    Si par intellect on pense la faculté de percevoir des rapports de nécessité ou des rapports de contingence entre des idées, et si on le limite à la capacité de déduire, d’opérer des déductions, alors il ne saurait y avoir de travail intellectuel car l’intuition n’est pas un effort, ni une occasion de fatigue en elle-même, du fait que la conscience n’est pas un comportement particulier. C’est sans doute la raison pour laquelle Aristote tient l’intellect pour divin, éternel et incorporel.

   [Parenthèse : s’il existait un corps spirituel infini ou corps mystique, capable de se tenir mystiquement en dehors de soi, bref d’être extatique, il ne s’agirait pas d’un corps particulier opérant des mouvements particuliers, mais il s’agirait quand même d’un corps, quoique irreprésentable, et il serait matériel non au sens démocritéen (composé d’atomes dans le vide) ni au sens cartésien (étalé en longueur, largeur et profondeur) mais au sens aristotélicien d’un indéfini qui peut nous affecter et qui est principe d’individuation, bref de singularisation existentielle. Il y aurait quand même deux différences avec la matière aristotélicienne : d’abord il s’agirait d’un infini en acte et non seulement en puissance comme chez Aristote, ensuite la matière chez Aristote doit être couplée à une forme pour être sentie, et elle donne naissance alors à une sensation particulière, visuelle, tactile ou olfactive, tandis qu’un corps mystique infini n’a pas de forme particulière et s’il nous affecte nous ne sentons rien de particulier, tout au plus le sentiment indéfini d’exister ou le sentiment d’une durée indéfinissable comme le serait l’ineffable bergsonien. Un tel corps glorieux ne serait pas mortel, ne pourrait pas fatiguer, et son agir ne serait pas vraiment un travail au sens propre. Si l’intellect est lié au fait que notre corps fini avec son organisation complexe et étagée est traversé par le corps mystique infini, alors on ne peut pas vraiment parler de travail intellectuel, mais seulement de travail cérébral, de l’homme dont le corps fini fatigue lorsqu’il se livre à des comportements neuronaux qui accompagnent l’éveil intellectuel, le travail est donc toujours corporel, même si dans le cas de ce que nous appelons travail intellectuel c’est le cerveau qui dépense de l’énergie et entraîne une fatigue globale du corps : la connaissance du cerveau comme organe corporel ne clarifie jamais totalement ce que sont l’intuition et la déduction mathématique ou métaphysique. Par cette parenthèse, nous avons voulu dire que l’intuition et la déduction, avec la certitude formelle qui les accompagne, ne sont pas des opérations du cerveau seul en tant qu’il est fini et fatigable, mais du cerveau en tant qu’il est fini, articulé et traversé par un infini antérieur au fini qui le dépasse. C’est cette altérité dans notre identité qui nous rend impossible la pleine, entière et totale compréhension de nous-mêmes.]

 

2

 

                L’effort fatigant, d’un mortel que l’instinct ne suffit pas à guider, génère un artifice. Si l’on prend la production de l’artifice sous l’angle des efforts effectués par l’agent, on parle de travail, mais si l’on prend la production de l’artifice sous l’angle des moyens qui permettent sa réalisation, on parle de technique. Le travail artisanal recourt à des techniques artisanales, qui sont indissociables des efforts du corps de l’artisan et de l’intimité de son savoir-faire. Si l’on parvient à objectiver tous les processus à l’œuvre dans le travail artisanal, ne pourrait-on confier toutes ces opérations à des machines qui s’useraient sans éprouver de fatigue ni viser intimement une production ? Dans ce cas, on pourrait faire disparaître le travail en le remplaçant par la technique. Si par contre notre corps mortel pauvre en instinct est incapable de parvenir à se posséder vraiment soi-même sans la médiation du travail, alors il est sans doute possible de réduire beaucoup la part du travail et d’en supprimer certains aspects, mais il n’est ni possible ni souhaitable de supprimer totalement le travail et cela n’aurait même pas de sens.

       Si la connaissance objectivée appuyée sur des formalisations mathématiques objectivantes pouvait formaliser totalement le travail ainsi que le corps du travailleur, on pourrait fabriquer des robots ou des objets capables d’effectuer toutes les tâches que nous effectuons en travaillant, si bien que la technique supprimerait totalement le travail. Beaucoup de productions modernes et contemporaines semblent aller dans ce sens, de remplacer le travail humain par des techniques et des procédures entièrement formalisées, en vue d’une économie de dépense maximale jointe à un profit maximal. Les opérations de ces procédures technicisées ont d’abord été des travaux artisanaux. Il est donc inhérent à une réflexion sur le travail de demander jusqu’où la technique pourrait supplanter le travail.

 

3

 

              Pauvre en instinct et mortel, fatigable et fragile, l’être humain ne peut être humain seul. Il s’humanise par des médiations dont on remarque chaque fois la grande plasticité : plasticité des langues et des mots dans le langage, plasticité des techniques, plasticité des façons de travailler, plasticité des pulsions et du désir, plasticité de l’imagination, de la volonté, du temps et de la conscience ainsi que de l’espace imaginé ou vécu. L’ouverture à l’autre et la plasticité vont ensemble.

        Ainsi le travail d’un homme qui serait seul, comme Victor de l’Aveyron, ne peut aller bien loin dans l’artifice, la puissance et la maîtrise, la prise de distance et la complexification. Le travail ne prend sa pleine dimension que dans l’organisation et la coopération sociale, intersubjective.

        Le travail socialement organisé, qui permet des productions variées, complémentaires, se complexifiant de génération en génération par un processus de cumulation historique, demande une organisation politique et des institutions.

       Le travail doit être organisé pour des raisons d’efficacité, de régularité, de clarté des règles. Il s’agit là d’une sorte d’impératif technique. Le travail doit être organisé pour des raisons de justice et de santé des acteurs du travail, il s’agit là d’un impératif moral et politique. Il serait naïf de séparer ces aspects au prétexte qu’ils sont susceptibles d’être distingués. L’Etat, l’institution politique, a donc une fonction technique et une fonction politique de justice.

     Il faut donc penser l’articulation, dans le travail se développant au sein des civilisations, des pulsions ou énergies corporelles, vitales, de la coopération entre les acteurs du travail, des institutions ou entreprises dans lesquelles on travaille et produit, des rapports de hiérarchie, d’autorité, de respect, d’obéissance, d’épanouissement.  Tout cela est à mon sens magnifiquement opéré par Christophe Dejours dans un livre fort bien conçu Travail vivant, Tome 1 sexualité et travail, Tome 2 Travail et émancipation.

 

4

 

      Il doit ressortir clairement ici mon intention de gagner une vue d’ensemble sur la question du travail dans son rapport à l’ensemble de la civilisation, ainsi qu’à l’ensemble de la condition humaine, et pourquoi pas à l’ensemble du réel puisque c’est l’ambition de la philosophie même si elle est un peu grande.

          C’est dans cette intention que je voudrais tenir ensemble ces quatre livres si différents que sont Sérénité de Martin Heidegger, Le principe responsabilité de Hans Jonas, Le travail une valeur en voie de disparition de Dominique Méda, et Travail vivant de Christophe Dejours.

 

 

    

                      Ces ouvrages interrogent l’avenir de nos sociétés modernes et envisagent tous les quatre, c’est leur point commun, un écart entre une évolution destructrice et une orientation souhaitable.

    Heidegger voit le danger technocratique comme les pleins pouvoirs donnés à la pensée calculante au risque d’oublier la pensée méditante, Jonas voit ce même danger technocratique comme les pleins pouvoirs donnés à la raison calculante au risque d’oublier la raison légitimante et sa compétence philosophico-métaphysique. Dominique Méda craint qu’une société du Tout travail ne sache envisager une dimension politique et culturelle distincte du travail. Christophe Dejours craint qu’on perde de vue l’épanouissement et l’enthousiasme possibles dans le travail en commun et que le travail devienne le lieu de la destruction des subjectivités.

 

        De cela se dégagent des axes qu’on peut privilégier.

 

            D’une part, l’évolution et le progrès des technologies va entraîner des modifications dans les emplois proposés aux individus. Les métiers mécanisables seront formalisés et les opérations seront confiées à des machines, moins fatigables, pas revendicatrices, moins onéreuses. A condition toutefois de trouver toujours l’énergie nécessaire au fonctionnement de ces machines, ce qui suppose levés certains problèmes écologiques. Des incertitudes demeurent sur ce terrain de la contrainte écologique, liée à une double finitude : fragilité de la planète, nombre limité des matériaux disponibles.

 


     On aura beau confier à des machines certaines opérations que les hommes ne font pas de bon gré, cela ne supprimera pas la question de la justice dans la répartition des emplois et des tâches : il existera toujours des tâches plus valorisées et d’autres moins, et des groupes qui tenteront de s’assurer l’accès à ces tâches plus valorisantes. La disparition des conflits entre les hommes autour de la question des activités est hautement improbable.

 


     Quand bien même une législation mondiale pourrait réduire par volonté politique l’écart entre revenus les plus forts et revenus les plus faibles, il semble d’une part difficile de supprimer totalement de tels écarts, et surtout d’autre part bien plus difficile encore de supprimer d’autres modes de valorisation que l’argent mais qui permettraient à certains de briller au détriment des autres, difficile donc d’évacuer totalement les question de prestige, qui existent partout et sont ambigües puisqu’elles peuvent être déplorables ou fondées, regrettables ou souhaitables.

 


     Sans doute faudra-t-il toujours travailler pour devenir vraiment libre, travailler au sens d’un risque et d’un engagement de ses énergies pour transformer une situation qui offre une résistance significative à la volonté de l’acteur, lequel se formera toujours par l’entraînement qu’exige de lui cette résistance de l’environnement, qu’il soit matériel inerte naturel, ou technologique, ou végétal, ou animal ou humain.

 

 

 

     Il n’est pas sûr qu’il faille désespérer de la volonté politique et que la mondialisation en cours soit uniquement un phénomène inquiétant.  Il est certain que des politiques locales peuvent difficilement réguler avec efficacité une économie mondiale, ou des technologies mondiales, ainsi que des échanges mondiaux d’informations et de pratiques culturelles de toutes sortes. En ce sens un consensus des opinions mondiales et un consensus sur certaines règles minimales de justice peut être espéré, qui donnerait à la volonté politique une plus grande efficacité pour réguler l’économie et les sociétés.

 


    Dans une mondialisation plus avancée, on peut espérer que les écarts de revenus et la diversité des emplois seraient réduits : les différences de législation concernant les normes de sécurité dans le travail, les normes de respect de l’environnement, les rémunérations, les droits des travailleurs et employés, ces différences pourraient être réduites vers davantage d’équité. Il existe de sérieuses raisons de tenir l’espérance vers de telles améliorations pour non utopique. Les progrès réalisés ces derniers siècles et la capacité des masses à faire valoir leurs droits peuvent étayer des espoirs raisonnables, même s’il est douteux qu’un cours de l’Histoire puisse être estimé apte à améliorer de lui-même des injustices et les difficultés, et qu’il est préférable d’inciter chaque génération à la vigilance et aux initiatives pour réduire les motifs d’insatisfaction.

 


    La vie associative, les organisations non gouvernementales sont aussi des institutions où de nombreux individus peuvent s’épanouir et s’affirmer en dehors du travail labeur ou du travail de production, et en dehors des appareils d’Etat.  Ces types d’organisation peuvent donner des perspectives pour sortir du « tout travail » sans sombrer pour autant dans l’anarchie ou dans la futilité des loisirs de consommation purement individualistes, où les individus ne seraient que des électrons libres détachés de toute responsabilité, voire des sauvageons étrangers à toute idée de République.

 


    Reste quand même que le travail de production peut, malgré son aspect laborieux, être un lieu d’émancipation et d’épanouissement, comme le montre Christophe Dejours. Un emploi entraîne un travail qui n’est jamais de simple exécution. Les prescriptions de l’employeur ne sont jamais réalisables telles qu’elles sont formulées, elles demandent toujours une intelligence inventive et un réel zèle pour aboutir. Sans zèle et en s’en tenant aux seules prescriptions, rien ne marche. Le sentiment d’être utile, le génie personnel que demande toute tâche réelle, la volonté de bien faire et la satisfaction quand elle est reconnue, dont le salaire est un mode d’expression symbolique en même temps qu’un pouvoir d’achat convoité, sont des éléments assez forts pour permettre au travail de construire une personnalité. C’est parce qu’il est un axe essentiel de construction de soi que le travail peut être véritablement destructeur.

 


   Le travail est constructif très tôt : il est difficile de socialiser les enfants à l’école sans leur confier des tâches à réaliser. L’effort de maîtrise de soi pour surmonter la résistance d’un matériau et l’effort de coopération avec d’autres enfants structurent la formation de la personnalité.

 

 

   C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas toujours prêts à tout entendre, ni à assumer n’importe quel rôle n’importe quand, et que tout changement brusque de nos habitudes de vie entraîne un travail de rêve et de rééquilibrage de l’affectivité. S’investir dans un nouveau type de travail est donc un événement considérable qui bouleverse la personnalité tout entière, comme le font les voyages par exemple.

 

 

        Sur du long terme, on peut penser que les machines vont vraiment remplacer les hommes sur de nombreux chantiers, ce qui va obliger les gouvernements à éduquer la jeunesse et à former les personnalités selon d’autres types de projets que dans les formations traditionnelles. La culture, les services aux personnes, les engagements politiques et associatifs vont devoir se développer considérablement, peut-être dès les trente prochaines années.

 

           Bref la question du travail contient en elle de véritables enjeux de civilisation, et nous révèle que nous sommes à une époque de révolution permanente qui oblige à penser mieux le présent afin de construire un avenir praticable et d’anticiper sur certains errements qui pourraient être très regrettables. Les errements des totalitarismes du XXième siècle laissent douter qu’une Providence puisse d’elle-même orienter les choses en évitant le pire. Une meilleure connaissance de nous-même et des nombreux déterminismes qui pèsent sur nous suffisent à montrer la faiblesse de notre pouvoir comme genre humain sur nous-mêmes comme genre humain, largement aussi grande que notre pouvoir comme individu sur nous-même comme individu,  à une époque où un tel pouvoir serait plus que jamais nécessaire compte tenu de l’ampleur des conséquences de nos pratiques et de la rapidité des bouleversements de notre pouvoir de transformer l’ensemble de notre situation et environnement.

 


      Mais nous restons incarnés. Même si la technique, la technologie technoscientifique déracine le travail artisanal et le rend de plus en plus marginal, elle ne le supprime pas. On peut même penser que des individus auquel leurs emplois très technicisés laisseraient plus de temps libre pourraient l’occuper à titre privé en effectuant pour eux-mêmes des travaux artisanaux sous forme très élaborée de bricolage chevronné, de même qu’on voit aujourd’hui certains individus construire seuls leur maison, réalisant entièrement toutes les tâches, maçonnerie, faïence, plomberie, électricité, couverture, isolation, domotique et bien d’autres options . Un mélange même de technoscience et de savoir-faire artisanal peut se trouver réalisé par des individus des décennies à venir.

 

 

                                      Les modifications technologiques qui vont bouleverser les pratiques et le sens de l'organisation du travail ne peuvent peut-être pas être totalement freinées. Reste que certaines sont souhaitables tandis que d'autres n'ont aucun caractère d'urgence. Il reste clair qu'un des dangers est ce que Heidegger nomme "la croissance prématurée", liée à des changements trop brusques auxquels les hommes ne sont pas préparés et face auxquels ils n'ont pas le temps ni les moyens de s'organiser intelligemment. Il ne s'agit donc pas de refuser la croissance ou le progrès, mais de juger quelles avancées sont prématurées et quelles avancées sont suffisamment préparées pour être assumées. Dans l'état actuel de nos technologies, supprimer la mort participe de la croissance prématurée, réduire les décès prématurés de ceux qui ne sont pas rassasiés de jours demeure par contre un objectif raisonnable. Personne ne peut sérieusement se prononcer sur les dix mille prochaines années concernant de telles matières.

 

 


 

 

5

 

 

        Quelque soit l’évolution technologique, il semble que la question ne soit pas celle de produire assez pour faire vivre dignement tout le monde, mais celle de répartir les richesses de façon acceptable. Car les inégalités sont acceptables si l’on exerce une activité intéressante et qu’on vit une vie suffisamment bonne. Un couple qui gagne aujourd’hui mettons 8000 euros mensuels est déjà suffisamment aisé pour ne pas souffrir du fait que d’autres gagnent mensuellement dix fois plus, il existe donc un plafond du « suffisant » dont la hauteur peut être discutée selon les modes de vie et les activités, mais qui ne se situe pas à une très grande hauteur.

     S’il existait une institution politique mondiale capable de rendre hors la loi le fait pour un individu de dépasser 20 000 euros par mois, cela entraînerait que la compétition entre les hommes se jouerait sur d’autres formes de prestige que le prestige de la grande possession. On pourrait même imaginer une situation d’abondance où le fait de réduire son train de vie matériel serait une sorte de snobisme ou en tout cas de signe prestigieux de liberté et de détachement à l’égard de certaines vanités, de sorte que de circuler dans l’équivalent d’une Renault 4 L serait prestigieux, alors que la Bugatti Vérone 1040 chevaux serait d’une vulgarité criante, une sorte d’aveu de bêtise décourageant jusqu’à la construction d’un tel bolide. La volonté politique a bien réussi à montrer à quel point l’excès tabacologique était plutôt looser que glorieux, même chose pour l’alcoolisme, si bien que ces consommations sont davantage perçues comme signes d’une tension que d’une aptitude supérieurement libre à la jouissance, comme ce pouvait être l’illusion des années 70, où d’une adolescence qui ne s’émanciperait que dans l’interdit ou la sensation procurée par le franchissement de la limite.

    Il est certain que la consommation d’alcool avant de prendre le volant peut être réduite par la fréquence des contrôles et l’existence d’une police non corrompue. On peut déplorer que le riche ayant chauffeur puisse boire et non l’homme ordinaire, mais non regretter la baisse des accidents dus à l’alcool.

                      Mais pour donner du sens, un sens puissant, à la participation au devenir de l’humanité, il faudrait rétablir le sens de la transcendance de l’Etat sur les particularismes individuels, tout en subordonnant l’Etat au respect de ce qu’il y a de potentiellement mystique en chaque personne, qu’elle le sache ou non.

     C’est une conviction commune à Hegel, à Rousseau et Kant, à Dominique Meda et à Christophe Dejours, à Jonas comme à Heidegger, que la crise actuelle est la destruction de toute forme de transcendance, par-delà les désaccords entre Etat contrat (Hobbes, Locke, Smith, Rousseau, Kant, Keynes, Rawls) ou Etat Substance (Platon, Hegel, Dominique Meda semble-t-il), et quelque soient les désaccords sur la nature de la transcendance, froide raison, concept, ou expérience objectivement mystique de l’infini.  L’attitude immanentiste, qui se réclame souvent de Spinoza mais sans le sens de l’infini antérieur au fini, ni le sens mystique de la béatitude, l’attitude immanentiste freudienne, marxiste, voire de la doxa nietzschéenne, est la conviction philosophique qui s’oppose le plus à l’attente d’un rétablissement de l’affirmation de la nécessité d’une transcendance. La question sera aussi celle de la philosophie spontanée et de l’opinion des masses à l’avenir si la démocratie se propage irréversiblement et durablement, sans dictature écologiste entre temps : la question de la transcendance sera-t-elle reconnue comme une réalité à prendre en compte, la possibilité d’une évidence à réveiller, ou sera-t-elle considérée comme une illusion nocive opposée à la vitalité de l’existence et à la santé du désir ? C’est sur cette question, sans doute cruciale, que se joue probablement l’avenir d’une prise en main responsable de l’humanité par elle-même, avec les difficultés et les obstacles abondants qui sont à prendre en compte. Cette question est pour une grande part aussi entre les mains de la littérature et de l’art, et pas seulement du politique ou de la technique.

    La simple transcendance de l’Etat signifierait donner pouvoir à des fonctionnaires intègres, à des institutions justes et impartiales qui réussiraient à imposer objectivement certaines règles nécessaires que tout homme de bonne volonté jugerait telles, de même que chacun peut admettre que dans le plan trois angles égalent 180°. Il faut espérer que bien des sophismes relativistes finiront par lasser une humanité solidement éduquée, mais là est la question : utopie ou horizon nécessaire, l’éducation philosophique au jugement objectif ? Y a-t-il objectivement plus grande satisfaction, que la rencontre du réel véritable?

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3 janvier 2012 2 03 /01 /janvier /2012 16:46

               Si l’homme n’a pas d’instinct suffisant pour le guider sûrement, s’il est mortel et doit s’affirmer par la volonté, il semble nécessaire qu’il travaille, ce serait même sa liberté même que d’agir ainsi. Or on constate pourtant que l'homme cherche à échapper au travail et qu’il est aisément paresseux. Comment comprendre ce qui semble être une contradiction pratique ?


     L’homme cherche-t-il en fuyant le travail à fuir son humanité et sa liberté ? L’humanité serait-elle quelque chose de trop difficile pour l’homme ? Est-ce l’individu qui cherche à échapper aux exigences du genre humain ?  Faut-il y voir un désir légitime qui pourrait s’accorder à la raison ou une folle passion ? S’agit-il d’échapper aux aspects laborieux et contraignants du travail pour n’en garder que l’aspect créatif, l’œuvre, la libre expression ?


    S’agit-il enfin d’échapper au travail en le contournant, l’évitant, ou au contraire en le traversant, de sorte qu’on échapperait au travail par le travail ?


     Derrière toutes ces questions se pose la difficulté du rapport de l’homme à sa propre liberté : travaille-t-on pour travailler ou pour jouir des fruits de son travail ? Espère-t-on par-là s’auto-suffire ou simplement participer à sa propre construction, de sorte qu’on ait mérite et dignité à être qui on est ? Rien n’est très clair sur les limites, entre travailler trop ou pas assez, quelle est la juste mesure ? La difficulté est de saisir comment le travail peut être nécessaire à la liberté sans être suffisant. S’il est nécessaire, pourquoi n’est-il pas suffisant ?  S’il n’est pas suffisant, pourquoi est-il nécessaire ? Pour satisfaire des besoins vitaux, ou par un désir distinct du besoin ?

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3 janvier 2012 2 03 /01 /janvier /2012 16:33

             Que le travail soit une contrainte, une obligation ou une nécessité, il semble qu’il soit dans les trois cas une nécessité : la nécessité de contrainte suppose une force extérieure dénuée de caractère moral, la nécessité d’obligation une force extérieure dotée de caractère moral, enfin il faudra trouver pour nécessité une signification différente des deux précédentes afin de donner tout son sens à l’énoncé qui ne saurait proposer deux fois la même hypothèse sous des noms différents.

     Ce troisième sens pourrait être envisagé comme plus libre que les deux précédents, de sorte qu’il faudra s’interroger sur le rapport entre nécessité et liberté. Comment une nécessité qui ne soit ni contrainte ni obligation pourrait-elle donner au travail une valeur libératrice si elle est une nécessité ? L’idée que le travail soit une nécessité signifie-t-il qu’on ne peut pas choisir de travailler ou de ne pas travailler, de sorte que la liberté serait ailleurs que dans le choix ?

     Faut-il d’ailleurs choisir entre ces trois propositions, ou bien le travail pourrait-il être deux d’entre elles, voire les trois ? Mais n’y a-t-il pas une nécessité de choisir entre ces trois définitions du travail de sorte qu’il ne pourrait se définir par les trois propositions mais qu’elles pourraient toutes les trois pouvoir se dire à propos du travail, deux à titre de propriétés contingentes du travail, la troisième à titre de proposition nécessaire suffisant à le définir ?

    Quoiqu’il en soit, l’énoncé amène à interroger le rapport entre travail et liberté : si le travail est libérateur, pourquoi cherchons-nous à l’éviter ? Et s’il est aliénant, pourquoi ne pas s’efforcer de le supprimer ? Mais s’il faut travailler à faire disparaître le travail, n’y a-t-il pas un paradoxe par lequel on envisage la nécessité de passer par le travail pour s’en affranchir ? S’agit-il de s’en affranchir temporairement ou définitivement ? On peut s’affranchir d’une contrainte, voire d’une obligation, mais pas d’une nécessité. Si le travail est une nécessité, et qu’on ne peut s’en affranchir, cela signifie-t-il qu’il serait toute la liberté et qu’il est absurde de vouloir s’affranchir de la liberté, ou bien cela signifie-t-il qu’il n’est qu’une partie de la liberté, nécessaire mais pas suffisante, de sorte qu’il faut passer par le travail mais aussi s’en affranchir temporairement pour expérimenter tous les aspects de la liberté ?

 

 

 

                                  Pour savoir si le travail est ou non une contrainte, il faut déjà savoir ce qu’est la nature de l’homme. En effet si l’on estime que la contrainte est une nécessité extérieure, il faut avoir une idée de ce qui constitue l’intérieur de l’homme pour distinguer la nécessité de contrainte de la nécessité tout court, non contrainte.

       Par exemple si l’on appelle contrainte l’esclavage, alors on pourra contester que le travail soit une contrainte, et l’on fera valoir pour cela plusieurs arguments : d’abord, on peut travailler sans être esclave, il est donc contingent pour le travail d’être la contrainte que le maître impose à l’esclave, cela ne peut définir le travail. Peut-être est-il inévitable, vu ce que sont les hommes et vu la disparité de leurs situations, que l’esclavage existe ici ou là à tel ou tel moment, mais on peut vouloir qu’il n’existe pas d’esclavage sans que cette volonté soit absurde, si l’esclavage est contingent.

     Il s’agit bien d’une contrainte externe car l’esclave ne veut pas travailler à la façon dont le maître le lui impose. Cela ne signifie pas qu’il ne veut pas travailler, mais pas ainsi. S’il ne travaille pas, l’esclave est brutalisé, voire tué, ou mal traité, mal nourri par exemple. Il s’agit donc d’une nécessité externe, qu’on doit appeler contrainte.

    Compris comme esclavage, comme contrainte imposée par l’homme à l’homme, le travail peut être une telle contrainte, mais cela ne le définit pas, celle possibilité est seulement contingente, qu’elle soit de fait évitable ou de fait inévitable dans l’immensité des situations possibles. Car si certains travaux sont pénibles, et si les hommes ne sont pas spontanément tous bienveillants les uns envers les autres, il est difficile d’imaginer que l’esclavage puisse ne jamais advenir, ou qu’on puisse garantir qu’il ait disparu une fois pour toutes. Si on le juge illégitime, il faudra toujours vouloir le rendre impossible pour s’assurer qu’il ne réapparaisse pas sous une forme ou sous une autre, surtout si l’homme est capable d’éprouver du plaisir à asservir les autres.

     L’homme est mortel et n’a pas assez d’instinct pour savoir comment procéder pour satisfaire tous ses besoins, il doit donc travailler. Sinon il est soit brutalisé par son environnement, soit tué, soit mal traité (maladie, famine, vulnérabilité face aux animaux prédateurs). Faut-il considérer cette situation comme une contrainte ou comme une nécessité dont le sens serait distinct de la contrainte ?

    Tout dépend de la compréhension que l’on a de la condition humaine : ou bien l’homme est une partie de la nature, et si elle le traite durement, c’est ainsi, il n’y a pas de liberté autrement ni ailleurs, l’homme n’est donc déterminé que par sa propre nature et par rien d’extérieur en devant travailler pour survivre et s’imposer, sans griffes ni ailes ni grande rapidité à la course. Le travail sera alors une nécessité qu’on ne pourra présenter comme une contrainte.

    Si par contre on estime que l’homme est à distance de la nature sauvage, que c’est là sa nature, qu’il est fait pour la culture, pour l’artifice de la civilisation, ou pour l’Alliance avec un créateur surnaturel, dans ce cas on pourra considérer que la condition première de l’homme dans la nature hostile est une contrainte, et que l’homme doit s’en affranchir.

    Dans cette hypothèse, l’humanité devra passer par le travail comme contrainte pour passer à un autre type de travail qui sera davantage affirmation d’une liberté à l’œuvre et plus indépendante de la menace de mourir ou d’être mal traité. Le travail de survie aura plutôt la signification d’un labeur, d’une contrainte dont il faut bien s’acquitter, tandis que le travail qui satisfait des désirs moins besogneux sera davantage une œuvre, un artifice exprimant la distance que l’homme a vis-à-vis de la nature.

    Marx voit ainsi la division primitive du travail comme une contrainte exercée sur l’homme par la nature qui lui impose ses conditions à elle, et il voit le travail à la fin de l’histoire comme une activité libérée de la nécessité, pleinement humanisée. Ainsi chez Marx la nature a-t-elle le pouvoir de donner l’existence à un vivant non naturel, par une étonnante dynamique dont on peut se demander si elle est vraiment compatible avec l’atomisme et avec le naturalisme de la doctrine.

    

      Mais l’homme ne vit pas seulement dans la confrontation directe avec la nature, il vit d’abord avec d’autres hommes dans des clans, des tribus, des sociétés organisées en Cité, ou en Nation. Il ne subvient pas seul à ses besoins mais bénéficie du travail des autres. Il peut se sentir un devoir de participer à l’effort commun pour vivre d’une part et pour vivre humainement d’autre part. L’obligation peut alors être ambiguë et valoir soit comme un devoir soit comme une dette. Une dette parce qu’on se sent redevable du travail des autres dont on a bénéficié au début de la vie et dont on continue à bénéficier. Un devoir parce qu’on se sent moralement indigne de ne pas participer à l’effort collectif.

      Mais être obligé ou être en dette, même si le sens est légèrement différent, revient à dépendre d’un élément extérieur : dans la volonté morale, c’est la sensibilité qui est obligée par la raison, c’est la raison qui oblige la sensibilité, et pour Kant le rapport entre la sensibilité et la raison est un rapport d’extériorité puisque seule la raison est libre, active et autonome tandis que la sensibilité est toujours hétéronome et passive. Dans le sentiment du respect, l’individu se sent obligé par la loi morale, mais la raison pure n’est pas obligée, elle fait le devoir par nécessité d’autonomie, parce qu’elle veut d’elle-même l’autonomie et non parce qu’elle y est obligée.

 

         En résumé, l’enfant qui travaille à l’école par peur de mourir de faim s’il ne fait rien subit une nécessité de contrainte, tandis que s’il travaille par crainte d’être moralement désapprouvé par son entourage, il s’ancre dans la nécessité d’obligation. Si par contre il comprend qu’il ne peut être libre qu’en voulant, et que cette volonté est un effort de se confronter à la résistance de la matière qui l’entoure, ainsi que de se confronter à cette matière affective et biologique qu’est son propre tempérament, alors il fait preuve de caractère, veut la liberté, et travaille par nécessité, sans obligation ni contrainte, simplement parce qu’il est une volonté libre qui n’est libre qu’en se voulant libre, il travaille son talent pour exister comme volonté et pour être digne.

    

 

                 Il est donc possible de donner au travail, malgré la difficulté des résistances auxquelles il s’oppose, et malgré la pression du groupe toujours présente, une signification en termes de liberté, parce qu’une volonté libre ne peut pas exister autrement qu’en s’efforçant par elle-même de parvenir aux fins qu’elle juge justes. S’efforcer ainsi, c’est être sujet, être quelqu’un, être une personne, même si l’on est fini, doté d’une affectivité accessible à la faiblesse, mortel, vulnérable. S’efforcer ainsi, c’est ne pas être seulement dans la continuité du plaisir ou d’un sentiment qui suffirait de lui-même à nous porter par la seule efficacité de son énergie. Même si notre liberté nous était finalement et secrètement donnée par un vivant infini, tout puissant et source de tout ce qui est, il ne pourrait faire autrement, si cette liberté devait être vraiment nôtre, que de nous risquer à un effort qui soit nôtre, avec cette gravité de réalité qu’est la possibilité de mourir, ou de faire des erreurs dans un temps irréversible, le temps des choses finies et elles-mêmes périssables. Sans cette difficulté du travail, nous ne serions pas vraiment libres.

   Il se peut que le travail soit de fait une contrainte, ainsi qu’une obligation, mais ces deux modalités ne sont pas capables de totaliser le travail et de le définir. Son sens maximal se révèle dans la nécessité pour qui veut être sérieusement libre, de s’efforcer pour participer activement soi-même à devenir celui ou celle que l’on veut être. Ces efforts de la volonté sont à la fois des efforts pour maîtriser ce qui est maîtrisable, et des efforts pour consentir à ce qui n’est pas maîtrisable et qu’il n’y a pas de sens à vouloir maîtriser. Cela ne signifie pas que le travail soit toute la liberté, qu’il soit à la fois nécessaire et suffisant pour totaliser les possibilités qui peuvent nous satisfaire vraiment, mais il est au moins nécessaire, car une liberté obtenue sans travail ni effort ne serait pas mienne au même degré qu’une liberté à laquelle j’ai moi-même participé par des efforts intimes pour lesquels je ne puis être remplacé par aucune autre personne, ni par une machine, bref par rien ni personne.

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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 15:54

3) L’agir et le vouloir qui ne sont pas un  travail.

 

La fête, le gratuit, la dépense inutile, l’ailleurs : le consentement à l’altérité.

   L’autre du travail, c’est aussi la fête. C’est une source essentielle d’énergie, de dynamisme et de libération que de vraiment faire la fête, comme c’est une source de vitalité que de rire. Le rire est d’ailleurs l’humeur de la fête et comme une fête organique courte mais intense, qui donne chaud et fait circuler le sang, secoue l’individu dans des spasmes désordonnés, chaotiques, mais bons pour la santé.

     La fête, l’euphorie de l’ivresse provoquée par le vin, est comme un rire qui lui aussi peut enivrer s’il dure un peu ou s’il est très intense. Or les sociétés vivent la fête, ont des rituels de festivité, qui peuvent être des véritables points de redémarrages, de nouveaux départs, nécessaires pour briser la continuité de la routine, comme le point est nécessaire dans la phrase pour que les mots parlent, comme le sommeil est nécessaire à la vigilance.

    Dans les sociétés malades ou sans dimension communautaire, la fête n’existe qu’à titre privé ou entre amis qui ont créé du lien à distance du tout social, elle n’existe plus comme dynamique sociale forte. Les fêtes foraines des années 60-70 ne sont probablement pas ce qu’elles sont aujourd’hui, de même les fêtes  comme la mi-carême ou Noël ont perdu une grande part de leur dimension communautaire.  Pour retrouver quelque chose d’assez fort, il faut organiser des apéros géants par les réseaux sociaux ou des raves partys très éthyliques, ou très  par-fumées… dans des sociétés plus populaires, on devait obtenir quelque chose de plus fort avec moins d’artifices et davantage de bonne naïveté, ou d’analphabétisme.  La fête de la musique pourrait être une fête populaire, à condition de rassembler toutes les générations et d’avoir un sens collectif total perceptible. Hors des grandes agglomérations, elle a peu de chances d’avoir suffisamment d’allure pour constituer un véritable pôle festif puissant. (Qu’est-ce que la fête de la musique à St Sauveur de Landemont ou à Néant-sur-Ivel ?)

   Des repas entre amis, des promenades où le dialogue se déploie, sont aussi de réelles fêtes qui échappent au travail. La nourriture partagée, le chant partagé, le jeu, le dialogue, la sexualité, le rire, sont autant d’expériences de l’altérité qui ne peuvent en aucun cas être assimilées au travail, et sans lesquels une vie de travail n’aurait pas de sens, serait épuisante et vide. « Le travail pour le travail qui n’ajoute que le vide au vide » dit Heidegger dans Le chemin de campagne en 1955.

    C’est donc dans le travail lui-même qu’il existe une dimension qui échappe au travail. La relation de parole, la relation d’altérité ne sont ni l’une ni l’autre un travail mais nourrissent cette activité qu’on appelle « travail ». La fête, le gratuit, qui échappent au travail, sont nécessaires au ressourcement du corps qui travaille. Pas question de les incorporer dans le travail par un plan habilement dirigé, il faut que la fête soit sans lien avec le travail, dans une dimension autre, pour qu’elle vale fête et ressource effectivement. Aucune entreprise ne peut totaliser le monde social, ni l’entreprise économique à buts lucratifs donc, ni l’entreprise religieuse, ni l’entreprise sociale ou politique, sinon on en vient à une forme de totalitarisme qui nuit à l’expérience singulière de l’altérité. Seul ce consentement à l’altérité est véritablement social, véritablement politique, véritablement religieux, consentement dans lequel aucune planification ne prétend totaliser la vie des hommes, leurs rapports entre eux, leurs rapports à la nature, leurs rapports à Dieu, ou au divin, ou encore au sacré ou au secret sous quelque forme que ce soit, quand bien même elles ne se valent en droit pas toutes. Il n’est pas envisageable de les planifier comme si elles étaient autant de parties d’un vaste travail communautaire que serait l’existence historique des sociétés avec tout ce qu’elles contiennent.

 

III) Travail et volonté, travail et totalité. (La notion paradoxale de totalité ouverte.)

Travail et totalité

   S’il est interne à la définition du travail d’être volontaire, et que c’est pour cette raison que nous avons exclu l’animal de l’ensemble des travailleurs, ou a fortiori l’outil, ou encore l’activité portée par la seule passion sans volonté, pourquoi  utilisons-nous la notion de travail pour parler des dilatations du bois, de la fermentation du raisin pressé, ou de l’affectivité inconsciente (travail de deuil, travail de représentation, ou d’exigence de travail pour les pulsions inconscientes ?

   Je fais ici l’hypothèse que ces notions ont ici une valeur métaphorique, et qu’elles ont un lien avec la volonté, à savoir la notion de totalité : le bois et le raisin sont des totalités faibles ou particulières, tandis que la volonté oblige à envisager la notion de totalité forte.

 

    Un parquet qui travaille se transforme dans sa totalité, et s’il ne « travaillait » que localement, il en résulterait un problème de rupture aux frontières entre la partie qui se transforme et celle qui ne se transforme pas. Le raisin qui travaille se modifie dans sa totalité et devient totalement du vin, du dépôt… sans que subsiste le jus qu’il était au départ. (Le travail est réversible dans le cas du bois, irréversible dans le cas du raisin, mais il concerne la totalité, et si le changement est seulement local, on parlera plutôt de transformation que de travail.)

   Pour l’inconscient, c’est la même chose, il est psychique et suppose une réélaboration en totalité de l’économie du psychisme. Lorsqu’on apprend des techniques nouvelles, des gestes nouveaux, une façon nouvelle de coordonner ses membres, il y a des périodes où l’on progresse, et des périodes où l’on régresse totalement et où on ne sait plus rien faire : nous pestons alors contre la maladresse qui nous gêne soudain et nous fait honte.

    Il est quand même possible de se réjouir de ces maladresses en y voyant le signe d’une vraie progression : la totalité de notre « système psychique » est en train de se reprogrammer pour incorporer en profondeur, pour prendre durablement en compte, cette nouvelle coordination . Alors que j’ai progressé pendant mes cinq premières leçons de conduite automobile, voilà que soudain je ne sais plus rien faire, je fais craquer la boîte de vitesse une fois sur deux ou trois, je ne regarde plus dans les rétros…, j’ai régressé. Alors que je comprenais plein de choses en philosophie et que mon petit système était d’une clarté jamais atteinte jusqu’ici, voici que je suis soudain démotivé, confus, quasi perdu, handicapé par rapport à n’importe quel individu qui vit simplement sans se poser de questions (que j’envie son innocence, sa naïveté… l’assurance avec laquelle il se comporte !). La suite montrera s’il s’agit d’un moment de confusion purement chaotique, ou s’il s’agit d’une crise de croissance, dans laquelle toute la charpente solide de mon organisation antérieure doit se relâcher pour laisser s’installer un nouvel ordre plus vaste, clair, puissant, souple et ouvert.

  Notre ouverture sur le Tout se fait par le haut et par le bas, par la conscience et par l’inconscient, par le volontaire et par l’involontaire, par l’identité et par l’altérité, par l’unité et par la diversité, par le simple et par le compliqué, par la grandeur et par l’humilité,  car l’infini qui nous affecte n’est ni petit ni grand, ni seulement simple ni seulement pluriel, et car il est impossible de se représenter linéairement et continument la présence de l’infini au fini, du Tout à la partie. (Une totalité existentielle singulière n’est pas une totalité conceptuelle formalisable, sa propre présence à soi-même n’est pas non plus représentable continument et linéairement.)

 

2)    b)  Volonté et totalité forte.

  Si l’homme seul travaille à proprement parler et non en un sens métaphorique, c’est qu’il est capable de volonté, et qu’il est mortel : le travail est la volonté d’un mortel  en vue d’un produit utile. L’homme tâche, il s’emploie volontairement à…

    Or l’inconscient humain est l’inconscient d’un vivant conscient, son involontaire est l’involontaire d’un vivant capable de vouloir. Qu’est-ce que vouloir ?  Vouloir c’est engager tout son être. L’animal peut être métaphoriquement dit « vouloir » s’il engage toute son énergie vers un terme convoité. Mais vouloir se dit au sens fort de celui qui se représente clairement les buts qu’il se fixe, de sorte qu’il les pose à distance de soi.

   La volonté est bien liée à la conscience, quoique distincte d’elle comme le faire est distinct du voir. Qui veut sait ce qu’il veut (sinon il désire plus qu’il ne veut).  Sans conscience ni volonté, l’homme n’est pas tout soi-même, il n’est qu’un homme amputé, diminué, somnambulique, de même qu’un homme sans langage serait diminué.

    Lorsque nous pensons le Tout, l’universel au sens fort, l’universalité forte, nous le faisons volontairement.  Le travail, parce qu’il est volontaire, est possible parce qu’il nous ouvre à la totalité. C’est pourquoi le travail trop morcelé, ou dont le rapport à une totalité significative n’est pas perceptible, est un travail aliéné, déshumanisant.

 

     Si donc le travailleur non aliéné est ouvert à la possibilité du tout, de manière forte, alors il sait lorsqu’il travaille que son travail n’est pas tout, et que c’est parce qu’il n’est pas tout qu’il est un travail, porté en lui-même par une singulière altérité qu’aucun travail ne peut produire à lui seul. (C’est pareil dans ce travail logique qu’est la démonstration, qui est une activité discursive volontaire opérée par un mortel matériel et fini, partiel, qui sait que lorsqu’il démontre il ne démontre jamais tout et que c’est par cette impossibilité de tout démontrer que son opération est effectivement démonstrative : l’intuition, qui échappe à la démonstration, est la condition sans laquelle la démonstration n’est pas qu’une opération aveugle, un fait mécanique, mais bien une démonstration qui établit la vérité de quelque chose sur quoi elle se prononce librement, dans l’esprit.)

   La volonté ne peut jamais être prouvée signifie alors deux choses : on ne peut démontrer qu’il existe un libre arbitre par quoi la volonté est libre. On ne peut jamais démontrer qu’on pense le tout ou qu’on pense l’universalité forte.

   Kant l’a bien dit : l’autonomie de la volonté, qui est l’universalité forte, peut être établie comme devoir mais jamais comme être. Je sais que je dois être autonome, mais je ne sais pas si je suis autonome.

   L’universalité faible désigne une validité sans contre-exemple à l’intérieur d’une totalité particulière, portant sur des particularités qui peuvent cependant être contingentes malgré l’absence de contre-exemple.  Soit un groupe d’homme où il n’existe pas de chauves, on dira dans ce groupe qu’il est universel d’avoir des cheveux, mais il ne s’agit que d’une universalité faible. Même s’il n’existait de fait que des cygnes blancs sur terre, dire que tous les cygnes sont blancs resterait de l’ordre de l’universalité faible parce qu’on ne voit pas en quoi des cygnes noirs seraient impossibles.

    Par contre il n’existe aucun triangle dans le plan dont la somme des angles n’égale 180°, de même il est clair qu’un mensonge universel est en soi une contradiction. Il s’agit là d’universalité forte. Les relations de nécessité forte qu’on rencontre en géométrie, toutes les déductions, sont des universalités fortes qui supposent un acte de volonté de la part de celui qui les pense, et toute machine pouvant restituer cette nécessité par un calcul aveugle, type ordinateur, doit avoir été fabriquée volontairement.

 

        Puisque nous avons compris qu’il y a un rapport intime entre volonté, travail et totalité, il va de soi que le travail, volontaire, va avoir tendance à tout envahir. Il en va de même pour la technique, qui est liée à la volonté et qui a tendance à vouloir tout envahir.

 

   On comprend alors pourquoi Heidegger, lorsqu’il critique la technocratie, (= le risque de donner les pleins pouvoirs à la technique) critique aussi la représentation de l’homme comme sujet, comme volonté de produire des représentations toujours plus exactes et toujours plus aptes à neutraliser le hasard, la contingence, et pourquoi il reproche à cette tendance qu’il appelle « métaphysique de la subjectivité » d’être une sorte d’idolâtrie du pouvoir humain de maîtriser.

    Heidegger critique aussi la volonté de volonté, la volonté de tout subordonner à la volonté. Donner à la volonté les pleins pouvoirs, c’est donner les pleins pouvoirs au travail et à la technique, veut dire Heidegger. C’est perdre le sens du secret.

 

        Or c’était une chose que les sociétés traditionnelles pressentaient depuis fort longtemps, que seule la volonté politique pouvait s’opposer efficacement au danger que les techniques aillent trop loin, la volonté politique devinait confusément que la volonté laborieuse contenait une contestation du contrôle total de la société par la seule volonté politique. Consciente de l’importance du sacré et du secret, la volonté politique s’arrangeait d’ailleurs pour être en accord avec le pouvoir religieux, qu’il soit polythéiste ou monothéiste, magique ou mystique.

 

 

        Notre cours sur le travail nous amène donc à réfléchir à l’articulation, voire au conflit, entre différentes prétentions à totaliser l’expérience du monde humain : prétention à totaliser par le travail, par la volonté organisatrice, par la technique, par la volonté politique, par le sacré et le religieux. Ces différentes prétentions à la totalisation, qui peuvent réellement basculer vers la tentation totalitaire, et l’ont déjà fait d’ailleurs, amènent à de réelles difficultés qui obligent à un effort de réflexion pour tracer une voie praticable, qui soit satisfaisante à la fois pour des exigences intellectuelles liées à la connaissance, et pour des exigences liées à la justice, ainsi qu’au bonheur.

 

       Approfondir la réflexion sur le travail oblige donc à articuler dans la civilisation ces divers pouvoirs que sont la politique, l’économie, la religion, l’art, la technique et la science, qui ont chacun leur nécessité propre et leur manière d’exceller en eux-mêmes dans une juste articulation avec les autres pouvoirs.

    La question est alors une double question, comme le dit remarquablement Paul Ricoeur en 1955 dans Histoire et Vérité,  ‘parole et travail’, et comme on le retrouve en 1995 chez Dominique Méda, (Le travail : une valeur en voie de disparition.)à savoir la question de la technique et de l’objectivation, soulevée par Heidegger, et la question sociale de la liberté dans le travail, l’épanouissement des hommes dans la société, soulevée par Marx.

 

                  Il est remarquable que Marx ait développé sa question de l’aliénation de l’homme par l’homme sans aucune considération pour la nature ou pour l’esthétique de l’environnement, et que Heidegger lui ait développé sa réflexion sur la disparition du secret sans rien confier à la volonté politique ni à une réflexion sur la société, le travail, l’économie.  On devine aussi qu’il ne serait pas très sérieux philosophiquement de proposer de mélanger un peu des deux pour occuper une position satisfaisante.

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24 novembre 2011 4 24 /11 /novembre /2011 19:22

        De fait, la diversité des opinions est l’argument qui motive le plus le fait de s’en tenir à une philosophie sceptique. La question ici demande si le scepticisme est une conséquence nécessaire ou si l’on peut constater la diversité des opinions et en tirer des conséquences étrangères au scepticisme.

     On peut reformuler ainsi l’énoncé : le fait qu’il existe des opinions multiples prouve-t-il que le scepticisme est la philosophie la plus légitime ?

     Un paradoxe surgit, qui pose problème : si la légitimité du scepticisme est suffisamment prouvée par la diversité des opinions, alors le scepticisme est certain de sa légitimité, il n’est donc plus sceptique. Un scepticisme dogmatique, sûr de soi, semble si contradictoire qu’on en vient à penser que le scepticisme ne peut exister que comme credo : je crois que personne pour l’instant n’a jamais atteint l’essentiel de la vérité, et que jamais personne n’atteindra la vérité, même si je ne puis prouver que j’ai raison d’être ainsi sceptique. J'en suis de fait intimement convaincu, et je doute que rien ne démente jamais cette conviction, vu ce que j'ai vu de la condition humaine.

    La philosophie peut-elle être une hésitation entre deux credo : le credo sceptique et le credo inverse d’après lequel il faut croire qu’on peut engager une recherche active de la vérité parce qu’on est déjà d’emblée guidé par la vérité comme horizon nécessaire ? Cette hésitation entre deux credo est-elle alors simple affaire d’opinion, simple choix immotivé, pur risque injustifiable ?  

 

 

 

      Je ne fais pas ce corrigé en développant la totalité du problème car vous avez déjà trop de longueurs à lire… Quelques remarques courtes :

 

-L’énoncé engage à distinguer le droit du fait. Un fait particulier ne prouve rien, ni même un grand nombre de faits particuliers. Que tout le monde dise : la terre est immobile au centre du cosmos ne prouve pas que cela soit vrai. Que l’on n’ait vu partout que des cygnes blancs ne prouve pas qu’il n’en existe pas des noirs. La simple diversité des opinions ne prouve pas la nécessité du scepticisme.

 

-La diversité des opinions peut s’expliquer par la diversité des situations particulières. Elle ne doit pas être confondue avec la diversité des modèles philosophiques réfléchis, qui d’ailleurs est beaucoup moins grande.

 

-Ceci dit, les sceptiques ne sont pas idiots, leur scepticisme n’est pas seulement une opinion. Il peut exister une opinion irréfléchie qui n’a d’autre raison d’être que le simple constat de la diversité des opinions, mais le scepticisme philosophique, comme modèle de philosophie réfléchie, doit avoir d’autres raisons sur lesquelles il s’appuie.

   -La pluralité des philosophies réfléchies, modélisées par des hommes géniaux, n’a pas réussi à aboutir à un consensus : pourquoi moi, simple particulier, ferais-je mieux que ces génies ? N’est-il pas raisonnable de suspendre son jugement ?

   -Ma conscience particulière est toujours influencée par des particularités inconscientes, comment pourrais-je les neutraliser ? La tâche serait infinie et je suis trop limité pour prétendre pouvoir sérieusement venir à bout d’une telle entreprise, il est plus prudent de ne pas surestimer ses forces et de prendre sagement la mesure de la finitude qui est la nôtre.

 

                On comprend donc les raisons d’être du scepticisme, et l’on voit aussi ses avantages : prendre la mesure de ce qu’il y a de relatif et de fini dans chaque point de vue particulier, prendre le temps de bien considérer chaque particularité, en respecter la fragilité et les limites, en valoriser la pertinence et la réalité dans la relativité qui est celle de chaque point de vue.

      Par là on se sent à l’abri des dangers de l’intolérance, du dogmatisme, des prétentions excessives, de l’orgueil particulièrement reconnaissable à sa démesure. En déclarant inaccessible l’absolu, on évite d’être tiraillé entre l’inaccessible de l’absolu et l’expérience d’un relatif limité. On ne souffre plus d’être écarté de son idéal, ou d’être proche de son idéal mais écarté de la vie ordinaire relative et banale.

      On peut se demander toutefois si le scepticisme ne prend pas toujours le parti des hypothèses les plus réductrices, présupposant toujours l'ouverture de l'homme a minima, alors qu'il pourrait être mis en concurrence avec des hypothèses plus hardies, qui envisagent pour l'homme le risque d'une ouverture a maxima, osant transformer la situation telle qu'elle est de fait en vue d'une justice, d'une lucidité ou d'une harmonie plus grandes.

 

    Il faut avouer que si l’on est vraiment sceptique, on n’est pas sûr d’avoir raison de l’être, ce qui laisse des raisons de douter du scepticisme et d’envisager le credo inverse, d’après lequel la vérité serait accessible.

    En effet le scepticisme n’est pas un relativisme en matière de vérité, il ne dit pas « à chacun sa vérité », bien au contraire, il est très ferme sur l’idée qu’il n’y a qu’une seule vérité, et qu’on ne peut l’atteindre. On peut dans ce cas faire l’hypothèse inverse, et dire que cette ferme idée de la vérité est le signe qu’on est en lien avec elle, qu’elle nous éclaire : la certitude qu’il ne peut exister qu’une seule réalité serait alors le signe que nous sommes ouverts sur la réalité en tant qu’elle dépasse notre particularité, et que c’est par cette simple ouverture que nous avons la conviction qu’il ne peut exister qu’une seule réalité par-delà la diversité des perspectives partielles.

    Si cette ouverture sur le réel qui dépasse notre particularité n’est pas seulement un raisonnement intellectuel mais la dynamique naïve de notre intuition avant toute réflexion, alors on peut penser que cette ouverture n’est pas due à nous mais qu’elle est due à un jeu de l’altérité en nous, qui n’est pas nous mais un autre, altérité qui nous ouvre à autrui et nous fait comprendre irréversible le temps.

      Dans un tel credo risqué, nous n’aurions pas à nous élever à une grande hauteur pour rencontrer la vérité, elle vient d’elle-même à nous, comme une lumière qui nous éclaire depuis le début, un dévoilement, une aléthéia, une apocalypse ou révélation, comme un présent auquel nous sommes si habitués que nous ne réalisons pas qu’il s’agit d’un présent.

     La vérité comme horizon vers lequel on tend sans jamais l’atteindre ni l’épuiser mais dans lequel on progresse devient alors un chemin d’ouverture toujours élargie, vers une plus grande lucidité, liée à un consentement toujours plus grand à la fragilité et à la petitesse, à l’effacement. Ni petit, ni grand, mais toujours plus ouvert à davantage de grandeur et davantage de petitesse, à un silence plus silencieux, et à une parole plus ample, l’ampleur de la parole s’enracinant dans la profondeur du silence comme la grandeur visible d’un arbre dans le secret de ses racines dérobées au regard. Sans représentation ni image, il faut vivre l’expérience du silence et l’expérience d’ouverture qui en jaillit. Replonger toujours dans l’origine où s’ouvre un chemin de maturation, sans scepticisme, dans la confiance d’une croissance patiente et puissante, qui donne le fruit qu’elle peut lorsque son heure est venue, lorsqu’elle a trouvé sa maturité.

 

 

      Le scepticisme est donc une voie de sagesse et de sérénité, par la suspension du jugement et par la recherche plus ou moins convaincue de l’impossibilité de trouver. Il est une des réponses à la diversité des opinions. L’autre réponse est la foi que la diversité des opinions peut sinon être totalement supprimée, au moins être réduite par un accord réfléchi sur certains aspects de cet unique réel qui peuvent finalement se révéler solides après bien des tentatives de les ébranler ou réfuter. La longue recherche des sciences, mais aussi les débats sur des questions métaphysiques peuvent être éclairés par cet horizon de vérité qui se propose à l’intelligence sans s’imposer par la violence, par la seule clarté de l’argumentation.

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18 novembre 2011 5 18 /11 /novembre /2011 16:54

 

          On peut faire l’hypothèse, avoir l’idée, qu’il n’existe pas d’inconscient, et donc que l’homme conscient sait tout ce qui se passe en lui, peut accéder à toutes ses pensées, donc peut faire clarté sur tout. Rien ne semblerait alors s’opposer à ce qu’il puisse être pleinement maître de soi et, en cela, libre.

 


   Si par contre on admet cette sorte d’inconscient qui viendrait mettre jusque dans mes pensées conscientes des significations qui échappent à ma clairvoyance, à ma responsabilité, à ma volonté, serait-il encore possible pour moi de me croire libre ? Ne serais-je pas contraint par cette découverte de renoncer à toute idée de liberté comme on renonce à une illusion ?


    On peut se demander si en perdant l’idée de liberté comme maîtrise de soi, on perd toute idée de liberté ou s’il peut rester d’autres conceptions cohérentes de la liberté.


    Le sens de la question est donc : une fois admis l’inconscient, peut-on encore se croire libre au sens où on pensait la liberté avant d’avoir l’idée d’inconscient, ou faut-il faire le deuil de cette idée de liberté ?

 

 


   Un problème apparaît toutefois : l’idée d’inconscient est bien une idée consciente. L’idée que l’idée d’inconscient ruine l’idée de liberté est encore une idée consciente. Si la conscience n’a aucune autonomie, l’idée qu’elle se fait d’elle-même n’a aucune crédibilité (elle est aliénée), de même l’idée qu’elle se fait de l’inconscient n’en a pas davantage. Ni la conscience de Freud ni celle d’aucun théoricien de l’inconscient, n’a plus aucune crédibilité. Inversement, l’aliénation pourrait consister à croire que la conscience n’est jamais libre alors qu’elle l’est parfois.

 


    L’idée d’inconscient ruine-t-elle seulement l’idée que la conscience est toujours libre, de sorte qu’elle pourrait quand même l’être parfois, quoique pas toujours ? Mais l’inconscient n’étant pas l’inconscience, il agit même pendant qu’on est conscient, et il agit toujours. Comment penser alors que son action ne serait pas toujours ruineuse pour l’autonomie de la conscience ?


    Pourtant, l’inconscient doit être pensé de telle sorte qu’il ne rende pas impossible l’existence de l’éveil conscient, sinon il n’y aurait pas d’inconscient mais un constant état d’inconscience, comme dans le cas du rêve ou des comportements somnambuliques. Les animaux n’étant toutefois ni somnambules ni conscients qu’il n’existe qu’un seul réel, même s’ils l’intègrent en pratique, savons-nous bien de quoi nous parlons lorsque nous disons « l’inconscient », ou « la liberté » ?


 

 

                             

                                 Quiconque croit craindre une morsure de cheval alors qu’il craint d’être puni par son père, façon petit Hans, n’est déjà pas libre puisqu’il se trompe sur soi-même, et l’est encore moins s’il ne peut plus sortir de chez soi sans être paralysé par une violente phobie.


                 Mais ce même inconscient était déjà là les jours précédents et n’entrait pas ainsi en conflit avec la conscience ni n’entravait l’ouverture et la curiosité du sujet : on peut penser qu’il arrive à l’inconscient d’aller dans la même direction que la conscience et de favoriser un dynamisme d’ouverture au monde qui n’a rien d’aliénant. Il n’est donc pas évident de réduire l’inconscient à un rôle de frein pour la liberté et la conscience.


          De même un organisme peut être ruiné par les cellules qui le composent si elles se développent de manière anarchique lors de ce qu’on appelle un cancer, mais il ne viendrait à l’idée de personne de vouloir supprimer toutes les cellules de son corps pour sauver la liberté de celui-ci.


 

        Si le sujet porte en lui son histoire et son inconscient, sans doute est-il gravé dans son corps, d’où l’intérêt de comparer le passage de l’inconscient à la conscience au passage de l’étage moléculaire à l’étage cellulaire. Qu’est donc le corps ? Un objet soumis au déterminisme, dont les termes ruineraient l’idée de liberté, ou un mode singulier d’existence, toujours ambigu, à la fois tout à fait objet et pas du tout objet ?

 


     Descartes se figurait les corps comme un jeu de figures étalées en longueur, largeur et profondeur et appelait « substance étendue » la réalité métaphysique de ces figures. Niant le vide, il admettait un seul corps finalement composé d’une infinité de modes corporels. Mais cet immense corps, il le pensait comme un immense objet géométrique, comme serait une grande horloge. La mathématique et les équations algébriques pouvaient représenter adéquatement cet objet, de sorte que l’objectivité objectivante, mécanisante et déterministe fermée, coïncidait parfaitement avec la plus totale impartialité.

 


    Il semblerait bien partial aujourd’hui de s’en tenir à une telle objectivité. Descartes refusait l’atomisme parce qu’il admettait l’infini et de ce fait niait le vide. Si l’on admet à la fois le big-bang et la dualité onde-particule, on est tenté à la fois d’admettre le vide et de refuser l’atomisme. Admettre le vide parce qu’on voit mal comment un noyau d’énergie de la taille d’un atome pourrait devenir des milliards de corps aussi immenses que des galaxies sans qu’il n’y ait aucun vide. Refuser l’atomisme parce que celui-ci prétend que les atomes sont extérieurs les uns aux autres avant d’être une totalité simple, or le Big-Bang propose un modèle inverse. La simple idée que des milliards de galaxies, quand on sait à peu près de quelle taille est une seule galaxie, peuvent être concentrées dans une portion d’espace aussi petite qu’un atome, voire plus petite, montre assez que nous n’avons aucune idée de ce que pourrait être une énergie à ce point concentrée. Si enfin on ajoute qu’une particule comme le photon, ou comme le neutron, peuvent être diffractées et se comporter comme des ondes, on voit bien l’ambiguïté de cette matière qui est tantôt un objet localisé, tantôt un champ dénué de contours précis, et qui ne correspond pas du tout ni à ce que Démocrite, ni à ce que Descartes, s’imaginent être la matière, formant les corps. Un homme rationnel et conscient a donc de sérieuses raisons de douter que les corps soient des objets au sens où l’entend Descartes.

 


    Descartes admet un inconscient corporel, physiologique et mécanique. Mais s’il avait su que ce corps n’est pas réellement mécanique, il aurait dû admettre que l’inconscient n’est pas seulement mécanique. Admettre l’inconscient corporel aurait signifié pour lui admettre l’inconscient autrement que mécanique. Le pouvoir de l’inconscient sur la conscience ruine la liberté si l’on a en tête un modèle mécanique de l’inconscient, si l’on s’en fait une idée uniquement déterministe, de sorte que l’inconscient soit comme un objet passif pour lequel son état présent s’explique par ses états antérieurs dont il n’est que le résultat passif.

 


   L’ambiguïté de la particule qui est à la fois onde et corpuscule, l’ambiguïté de la cellule qui est à la fois un assemblage de molécules et autre chose d’une somme de molécules, cette ambiguïté se retrouve dans la manière dont Freud théorise l’inconscient.

 


     D’un côté il refuse Descartes, il refuse que l’inconscient soit seulement mécanique, il fait de l’inconscient une puissance psychique, qui vise des buts, signifie, symbolise, fait des jeux de mots, et d’un autre côté il maintient ce discours déterministe qui est celui de la physique laplacienne, en expliquant le présent par le passé, en disant que la pensée est comme un objet, appelé l’appareil psychique, dont il donne une représentation spatialisée, la première topique, puis une autre plus élaborée avec un tableau à double entrée, la deuxième topique, où l’on voit apparaître le mécanisme de la sublimation, avec là encore un vocabulaire emprunté à la physique.

 

 


      Pour imposer ses idées nouvelles et triompher des résistances qu’elles rencontrent, Freud se dote de l’autorité de ceux qui sont sans conteste reconnus comme des autorités : moi, Freud, en psychologie,  je suis à Descartes ce que Galilée est à Aristote en physique. Descartes croit qu’il existe un aléatoire psychique, le libre arbitre, de même qu’Aristote croit qu’il existe un aléatoire dans le monde sublunaire, alors que Galilée en quantifiant les espaces et les temps va élaborer une loi de la chute des corps, et montrer qu’on peut faire descendre la mathématique du ciel sur la terre, et faire monter au ciel les corps terrestres, qui ne sont pas éthérés. (Au fond, il fait tomber Dieu sur terre et fait monter les corps au ciel, chrétien qu’il est, en désaccord avec les autorités de son temps.) De même Freud analyse et quantifie la libido, décompose les idées en autant d’atomes qui s’entrechoquent et se combinent, nostalgiques d’une fusion perdue, il explique le présent par le passé, l’adulte par l’enfant, et montre qu’il existe un déterminisme psychologique (contre Descartes qui n’admettait de déterminisme que pour les corps). Enfin il s’inscrit de lui-même dans la lignée de Copernic et de Darwin, qui ont décentré l’homme en le faisant tourner autour du soleil, puis en le faisant descendre du singe et non de Dieu, en révélant la troisième grande blessure narcissique : le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Superficielle, la conscience est le jouet de forces qui lui échappent.

 

 


    Pourtant, dans le même temps, et toute l’ambiguïté de Freud est là, il se fixe des buts qui ne sont pas ceux de Galilée ni de Darwin : il veut libérer l’objet sur lequel porte son savoir déterministe. Tandis qu’il prétend expliquer le présent par le passé en se servant du vocabulaire de la sublimation, emprunté à la physique la plus déterministe, il interprète la signification de désirs qui parlent et visent des quantités de…plaisir ! comme s’il existait un objet quantifiable appelé plaisir, qu’on pourrait mesurer comme on mesure des espaces ou des temps avec des centimètres ou des secondes. Jamais la psychanalyse n’a engendré aucune formule comparable à celles de la physique, jamais elle ne s’est appuyée sur des symboles mathématiques. Curieuse paternité que celle des Copernic et des Darwin. D’autant que le jour où des scientifiques fermés à toute interprétation décideront de nier la psychanalyse et d’écrire un livre noir de la psychanalyse, moquant son coût et son peu de résultats, ceux qui prendront la défense de Freud se poseront en disciples religieux d’une exégèse qui se heurte à la technique sans âme des ingénieurs et des mathématiciens.

 

 


   Il nous faut donc chercher à comprendre comment le même corps peut, en partie, s’expliquer, et par ailleurs, se comprendre. Comment il peut être un objet, et comment il peut être sujet, sans être ni seulement un objet, ni seulement un pur sujet surgissant de nulle part.

 

 


     Pour qu’un corps puisse s’expliquer, il faut que les parties qui le composent soient relativement extérieures les unes aux autres et ne soient pas en synergie, de sorte que les forces qui s’expriment ici soient contraires aux forces qui s’expriment là. Elles se contraignent alors de l’extérieur, comme dans un mécanisme d’horloge. Elles peuvent même s’inhiber, s’annuler, se nuire les unes aux autres.

 

 


    Mais lorsqu’elles sont en synergie, ces forces forment des totalités qui sont davantage qu’une somme de particularités. Elles peuvent alors former un jeu de transcendance, au sens où la cellule dépasse la simple addition des molécules qu’elle contient et met en synergie.

 


    Certaines organisations cellulaires sont inadaptées à un environnement et sont détruites, d’autres sont adaptées et survivent, elles forment avec cet environnement un tout qui est davantage qu’une addition de morceaux. De là une synergie de l’organisme avec l’environnement qui l’englobe. Chaque animal a dans son corps les articulations et les distinctions qui lui permettent d’entretenir des relations adaptées et distinctes avec les différentes formes de son environnement. Il a donc un monde vaste à proportion qu’il est lui-même articulé. Un ver de terre ne peut rencontrer un monde aussi vaste et complexe que le monde de l’éléphant ou le monde du rat.

 

 


    Ainsi un corps vivant n’a pas vraiment son monde environnant uniquement hors de soi, il l’a aussi en soi. L’extérieur qu’il rencontre est le sien, son corps a en lui les articulations correspondant à ces rencontres. Bref nous avons déjà là un degré de liberté, même si ce monde fermé n'est pas le degré le plus ouvert de la liberté. Cela n’est rien de conscient. Toute cette complexité est en accord avec les potentialités de cet animal, il est libre à proportion qu’il est ouvert à de plus nombreuses potentialités, davantage articulées. Notre cerveau est capable d’articuler davantage de données distinguées que le cerveau d’un lapin. Le lapin, par son corps, a le monde qu’il mérite. Chaque homme a, par son ouverture, son langage, sa mémoire, le monde qu’il mérite.

 


   Or par le langage, mixte de langue articulée, déposée dans l’inconscient, et de parole, ouverte à l’autre, aux choses hors des mots et au silence, nous sommes capables de penser un monde qui dépasse ce que nous en pensons. Cela passe par la médiation de la société et de son histoire, avec toutes les techniques qu’elle met à notre disposition, mais aussi par notre expérience du silence, de la solitude, de la désolation. Avec l’individu humain, l’inconscient s’ouvre comme conscience d’une manière différente de ce qui se produit avec l’animal.

 


    Chez l’animal, les formes des organes et des circonvolutions de son cerveau dans son corps, qui échappent à sa perception et sont pour lui comme l’inconscient pour nous, donnent une relation de synergie avec l’environnement qu’on peut appeler la perception animale. Quoique structurée à l’intérieur des bornes d’un instinct rigide, cette relation laisse place à un apprentissage lié à une certaine plasticité du néocortex chez les mammifères supérieurs qui peuvent enrichir leur relation au monde au-delà de ce que l’instinct a déjà formé comme connexions neuronales entretenues lors des phases de sommeil paradoxal. Mais la souplesse ne suffit pas à ouvrir complètement la perception, qui reste prise dans les limites d’un certain type particulier. On voit bien que le chat ne remet jamais en question son appartenance au genre félin et ne dirige jamais son attention sur sa félinité pour la tourner en dérision ou exprimer son refus d’y adhérer.


   Ce comportement est possible chez l’individu humain. Le lien individu/société permet à l’individu de critiquer sa propre individualité ou de critiquer la société dans laquelle il est compris, voire la langue dans laquelle il pense. (notamment par l’apprentissage d’autres langues). De tels conditionnements ouverts permettent l’émergence d’une réflexivité critique. Mais avant cette réflexion, il faut que l’ouverture au monde soit déjà libérée de l’instinct afin que la réflexion soit possible : avant de réfléchir, il faut déjà une ouverture assez souple pour pouvoir se replier sur soi. Toute conscience est déjà conscience de quelque chose sur fond d’infini ouvert, sur fond d’indétermination, avant d’être conscience de soi. La plasticité de la langue et de la parole, la plasticité du temps que nous synthétisons, la plasticité du désir, préexistent à la réflexion et la rendent possible.

 


   On peut alors comprendre que certains traumatismes affectifs puissent bloquer la synergie nécessaire au surgissement de la conscience, et faire que les différents éléments qui permettent que mon corps soit une totalité qui transcende la somme de ses parties soient mis en simple extériorité, en somme strictement additionnelle, si bien que la conscience est réduite dans son champ, voire supprimée. Des accidents physiques, ou physiologiques, ou psychologiques, peuvent produire de tels effets, car il existe des conditions nécessaires à mon accès à la conscience qui ne sont pas conscientes.

 


    On pourrait même aller jusqu’à faire l’hypothèse qu’une certaine forme particulière de corporéité finie permettrait d’être réceptive à une totalité existentielle infinie non logique de telle sorte que dans un certain ordre particulier, notre corps serait capable d’être réceptif à une transcendance qui le dépasse, liée à un corps infini. Dans cette hypothèse, on comprendrait que l’individu humain puisse penser la possibilité du silence absolu, du rien, ou du néant, la possibilité de l’infini ouvert, et donc qu’il puisse identifier le fini depuis le recul de l’infini, ce qui suffirait, sans faire appel à des idées innées, à rendre compte des vérités de raison : quiconque pense l’infinité des triangles possibles les pense consciemment, dans un mouvement simple, ou assez simple, et est certain par cette ouverture sur l’infini comme possibilité de totaliser tous les triangles finis possibles, donc de penser l’essence de tout triangle. Il sait alors que dans le plan, aucun contre-exemple ne sera possible, et donc il atteint une universalité forte, un universel libre de toute association d’idée particulière. Voilà bien le genre d’idée que l’inconscient et ses pulsions involontaires ne peut intégrer.

 


   L’inconscient étant fini, il ne peut penser l’infini. La sublimation, qui fait passer du particulier solide à une particularité gazeuse plus vaste ne peut rendre compte du passage du fini à l’infini. Comme l’a justement pensé Descartes, la possibilité de se transcender vers un infini ouvert serait plus facilement compréhensible si elle provenait non pas du fini mais de l’infini lui-même, unique et singulier.

 


    On pourrait donc penser que les atomes, les minéraux, les molécules physico-chimiques, les cellules vivantes et les organismes, sont traversés par un seul et même infini simple qui met tout ce réel en translation temporelle irréversible. Selon leur ordre, ces particularités finies seraient plus ou moins aptes à synthétiser et mémoriser. Il existerait une forme particulière qui rend possible d’intérioriser le risque d’ouverture sur l’infini ou sur l’autre, le risque de l’altérité, de façon à en comprendre personnellement le sens et la nécessité. Mais les conditions atomiques, moléculaires, cellulaires, nécessaires quoique non suffisantes pour conditionner cette ouverture pourraient par leur fragilité inhiber cette ouverture, de sorte qu’on comprendrait que l’individu humain socialisé soit à la fois ouvert à la possibilité du génie le plus profond, le plus universel et le plus fécond, et totalement fragile, exposé comme une poussière aux contingences des trajectoires des choses finies.

 


     L’altérité de l’objet « a » chez Lacan, la différence ontique-ontologique chez Heidegger, l’infini cartésien, seraient cette transcendance qui traverse le fini sans qu’il la comprenne d’abord, qui ferait monter le fini en étages superposés jusqu’à l’apparition improbable et pourtant inévitable tôt ou tard d’un étant ouvert à la différence fini/infini, ouvert à la singularité, au risque et à l’altérité, qui lui, sait qu’il n’existe qu’un seul réel parce qu’il est ouvert sur l’infini comme possibilité. Cet étant, nous le sommes et notre corps a bien une forme particulière, mais il est possible que d’autres corps dotés d’une forme particulière différente aient pourtant cette même aptitude à intérioriser la Singularité, l’irréversible risque du don ou de l’ouverture.

 


    Avec de telles hypothèses, aussi peu logiques que la qualité intuitive des couleurs perçues ou de tout ce qui a saveur existentielle, on pourrait concilier l’inconscient dans son rôle ambigu de soutenir la conscience et de pouvoir l’inhiber.

 


    Deux points importants peuvent encore être éclaircis pour la clarté des questions : la question du libre arbitre et la question morale qui lui est liée, puisque sans libre arbitre, la morale n’a plus de sens et doit disparaître.

 


   Le fait qu’on puisse demander à une dame sous hypnose de mettre ses pouces dans sa gorge à huit heures du soir devant son miroir de chambre, et qu’elle le fasse effectivement sans savoir qu’elle a été programmée à le faire le matin même sous hypnose, et le fait qu’elle réponde au docteur Bernheim qui la prenant en flagrant délit l’interroge : je suis sortie hier soir et les sensations dans ma gorge cet après-midi me poussent à inspecter pour voir si des rougeurs ne pourraient confirmer mon soupçon d’une laryngite ou d’un début d’angine, ces faits-là prouvent-ils que le libre arbitre est, toujours et nécessairement, une illusion ?

 [  Est-il vrai que toutes les interprétations que nous faisons consciemment de nos actes sont toujours des rationalisations après coup totalement dénuées de pertinence? Et si c'était le cas, de telles rationalisations n'auraient-elles pas cependant une certaine réalité dans la mesure où malgré tout elles existent? ]


   Un fait particulier ne prouve rien. Il faut construire un modèle de réel pour l’éclairer, c’est cela la science. Les mêmes faits peuvent être éclairés par des modèles concurrents.


   Spinoza interpréterait ce fait comme appuyant sa théorie : le libre arbitre est une illusion liée au décalage entre la conscience de ce qu’on fait et l’ignorance des causes qui nous poussent à le faire. Un cartésien ou un thomiste pourrait proposer une autre lecture. Cette dame a déjà, par ailleurs et dans des expériences antérieures, une expérience non illusoire du libre arbitre, et c’est de là que lui vient l’idée de liberté au sens du libre arbitre. Ici, comme elle ignore qu’elle a été conditionnée par hypnose à inspecter sa gorge au moment où elle entendra les 8 coups à l’horloge, elle projette, à tort, cette idée du libre arbitre qui a été pertinente en d’autres circonstances, sur cette situation où elle est en train d’inspecter sa gorge. Le libre arbitre étant une vraie possession de soi qui est en soi agréable, il est normal d’en projeter le souvenir sur tous les actes que nous effectuons, c’est à la fois agréable et rassurant, même s’il y a là une illusion dans la mesure où les actes de libre arbitre sont fort rares et demandent des conditions harmonieuses de libre possession de soi qui sont rarement données, des conditions de vigilance et de calme, sans distraction, qui sont difficiles à réunir, et supposent une concentration sur des choses simples dans lesquelles on doit méthodiquement réduire les difficultés en leurs éléments les plus simples. L’illusion serait non pas le libre arbitre mais le fait qu’il soit fréquemment à l’origine de nos comportements. Descartes ne l’entendait sans doute pas autrement, de même que Saint-Thomas d’Aquin.

 

 

 

      Concernant la morale, il ne faut pas confondre les explications de Freud relatives au Surmoi avec des explications qui pourraient rendre compte à elles seules de la question morale. Kant l’a montré, même si on peut toujours critiquer le détail de sa philosophie morale, obscure sur plusieurs points, il existe un discernement moral qui ne peut se réduire à une influence de l’inconscient. Le critère d’universalité est un élément important de réalité qui ne doit pas être confondu avec cette intériorisation infantile de la morale par associations d’impressions confuses. Les interdits de la société tels que les intériorise psychologiquement un enfant de trois ans, cela est très différent de la conscience claire qu’on ne peut vouloir universellement le mensonge sous peine de supprimer tout apprentissage d’aucune langue et donc toute possibilité de mentir. Comprenant activement et volontairement qu’un mensonge universel est un cercle carré, je me révèle alors à moi-même comme sujet libre qui possède sa volonté, et non comme une marionnette formatée par telle ou telle société particulière.


    Ma volonté, c’est en société que je la possède, puisque sans la distance d’autrui je ne pourrais ni parler, ni être conscient de façon radicalement ouverte, ni vouloir la forme de l’universel, mais cette société n’est pas la société empirique particulière constatée par tel ou tel sociologue, tel ou tel économiste, installés dans des constats de faits empiriques particuliers, mais c’est la société que forment ensemble des individus engagés dans un lien d’altérité qui les dépasse, les risque et par là les ouvre à eux-mêmes dans la distance, par la médiation d’un autre. Se perdre pour se trouver, voilà ce que fait l’enfant qui naïvement imite ceux qui l’entourent, et il entre ainsi dans un monde parlé où il est lui-même en partie un objet visé depuis la distance des autres.

          Ni la sublimation, ni le Surmoi n’expliquent le contenu de la conscience morale lorsqu’elle n’est pas passionnelle, de même qu’il est réducteur de réduire l’art à une sublimation, ou encore la religion. Il est vrai par contre que la sublimation existe et qu’elle explique bien des choses, y compris en morale prétendument morale, en religion prétendument religieuse et en art prétendument artistique, mais ces formes passionnelles étant les moins libres du genre, il est regrettable sous prétexte qu’elles sont courantes en moi et chez autrui parce que paresseuses, de les donner pour modèles signifiant et épuisant toutes les possibilités morales, artistiques et religieuses. Sans doute aussi la sublimation vient-elle soutenir les constructions mentales plus universelles, mais elle doit être autre chose qu'une particularité vague et nébuleuse si elle doit vraiment soutenir une moralité authentique, un art ou une spiritualité radicalement lucides et ouverts.

 

__________________________________________________________________

 


              Il n’y a aucun doute, même si on ne le peut prouver, qu’on pense soi-même lorsqu’on fait activement et volontairement l’hypothèse de l’universalité, ou qu’on se met attentivement en présence de l’infini ouvert, ou qu’on prend le risque de faire silence, ce qui s’appelle prière et qui n’a rien à voir avec la croyance superstitieuse. Ces moments de liberté, ouverts, comme on les expérimente aussi dans les formes les plus éveillées de l’étonnement en présence du fait singulier qu’il y a quelque chose plutôt que rien, ne sont pas ruinés par le fait que par ailleurs la moindre rupture d’anévrisme puisse en un instant annihiler tout cela, du moins aussi loin que puisse voir notre regard fini, assez ouvert toutefois pour comprendre qu’il ne voit pas tout.

 

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7 novembre 2011 1 07 /11 /novembre /2011 16:31

Marx définit le travail comme étant l’essence de l’homme : pourquoi ?

 

 

 

        D’abord parce que l’homme est son corps. Dieu n’existe pas, ni aucune âme immortelle ou éternelle. Que pourrait alors être un individu si ce n’est son propre corps ? Or ce corps qui n’a pas d’instinct doit, pour survivre, effectuer un certain travail, sur le monde et sur soi-même.

 


 

    Ce corps d’homme n’est pas seulement des organes comme le cœur ou les poumons, les reins ou le foie, mais c’est aussi le cerveau : vascularisé et oxygéné, comme tout organe.

 


 

      Le cerveau est inséparable du reste du corps, et le corps est d’abord engagé dans le monde pour vivre et pratiquer cet environnement terrestre et humain.  Avant d’avoir des idées, nous pratiquons le monde. Nos idées sont plutôt des reflets, dans nos cerveaux, des pratiques qui sont les nôtres au quotidien, et qui sont ce qu’elles sont que nous en ayons ou non conscience. C’est l’inconscient des pratiques socio-économiques. Cet inconscient dépend de notre classe sociale d’appartenance et du niveau de technique de notre époque.

 


 

      Aussi Marx va-t-il reprendre toute l’Histoire universelle, construite chez Hegel comme histoire des idées et de la répartition du pouvoir, donc le savoir et la politique, mais à la place il va mettre une seule chose, matricielle de tout le reste selon lui, la division du travail, l’organisation du travail, l’évolution et la complexification du travail, vers une simplification du travail. Les idées vont rapidement apparaître comme des moments abstraits et incomplets d’un processus réel qui est celui du travail, et la politique va elle-même apparaître comme une manière incomplète de gérer des rapports de force dans le travail, et sera vouée à disparaître lorsque l’organisation du travail sera cohérente enfin.

 


 

     Dieu n’existant pas, la matière incréée qui se brasse en vient sur cette planète à donner naissance par hasard et nécessité à des mammifères dont une sorte va s’appauvrir en instinct et devoir pallier ce manque par un travail : l’homme.

 


 

1) Première forme de la société : le clan primitif.

    Les premières hordes, clans, tribus sont dans la nature, et forment une sorte de communauté où la division du travail est la plus faible possible. C’est d’emblée en termes de division du travail que Marx décrit le clan primitif.

 


   Parce que la division du travail est faible, presque nulle, chacun est polyvalent, fait tout, il n’existe pas de métier spécialisé, donc de pratique spécialisée faisant naître des mentalités très distinctes. Il n’y a donc pas de classes sociales, ni de conflit entre classes sociales, ni donc le besoin d’inventer des normes de droit qui seraient transcendantes à la société et qui devraient la diriger d’en haut.

            

        Division du travail presque nulle : certes ce sont les femmes qui font les enfants et les allaitent, jamais les hommes, mais sinon toutes les tâches se font en commun. Nous avons là un communisme primitif, qui est certes un communisme, mais abstrait.


 

        De même que l’infini hégelien est abstrait tant qu’il n’a pas développé ses contradictions, de même le communisme primitif est abstrait parce que les contradictions qu’il contient, la division du travail et les conflits qui en résultent, sont en germe. Abstrait veut dire en puissance, qui n’a pas poussé sa croissance à son terme, pas concret donc. Abstrait veut dire aussi partiel, et donc de même que l’infini de départ chez Hegel est partiel, il lui manque le fini, de même le communisme abstrait de départ est partiel, il n’est qu’une partie de la nature qui lui impose ses contraintes de l’extérieur. Ce n’est qu’à la fin de l’Histoire que l’on verra s’imposer un communisme concret, dans lequel l’extériorité de la nature aura été complètement surmontée, celle-ci ayant été totalement humanisée par la technique.

    (Partiel et en germe, c’est lié, de même que complet et ayant fini sa croissance.)

 

 

 

 

       Pas de droit institué ni de politique dans les sociétés primitives, plus de droit dans le communisme final où l’Etat aura perdu sa raison d’être et devra dépérir, ainsi que la religion et toute transcendance. Mais dans l'entre-deux, l’Histoire, les figures du droit vont se succéder, passant du droit aristocratique au droit divin monarchique puis aux droits de l’homme, pour parvenir enfin à la disparition du droit parce que la liberté sera devenue un fait. (On ne parle de droit que quand il y a des contradictions et des insatisfactions dans les faits, estime Marx.)

 

 

 

 

     Le conflit premier, c’est celui qui oppose l’homme à la nature. Rudesse et variations brusques du climat, maladies, prédateurs, accidents multiples, sont cause d’inquiétude, d’insatisfaction.  L’homo faber, engagé dans cette pratique de la nature par laquelle il doit la transformer et se transformer, faisant un double travail, sur elle et sur soi, va peu à peu modifier sa situation.

 

 

 

 

2) La cité antique et la division ville/campagne au profit de la ville.

 

 

 

 

        Lentement, il se sédentarise et passe à un nouveau type de vie : on voit apparaître la division ville/campagne, avec les différences de pratiques qui en résultent, donc les différences d’idéologies : l’idéologie citadine, et la mentalité rurale. Le rapport de force se fait au profit de la ville, la polis, qui possède le pouvoir, la domination, ce qui entraîne que le pouvoir sur l’ensemble social s’appellera politique.

 


 

     C’est donc en ville qu’on voit la division du travail jouer à plein, alors qu’elle est quasi inexistante à la campagne. On y trouve une classe de dirigeants, une classe de soldats professionnels, dans lesquels on  voit des hauts gradés et des exécutants de base, et une classe d’artisans avec leur hiérarchie, ainsi que des esclaves.

 


 

    Une idéologie va arbitrer les conflits sociaux au profit de la classe dominante : soit l’idéologie aristocratique qui ne valorise pas le travail mais la contemplation, avec l’idéal platonicien du philosophe-roi, soit l’idéologie du citoyen libre qui peut participer aux affaires publiques sur l’Agora, qui appartient à la classe aisée de la Cité. Libres, ils le sont car leur travail leur laisse le loisir de vaquer à d’autres préoccupations que la seule activité d’exercer leur métier.


 

3)  La société féodo-marchande,  la division ville-campagne s’équilibre, avec un léger avantage de la campagne, propriété foncière, sur la ville.


 

   La division du travail existe en campagne comme en ville, avec le Seigneur, le vassal, les diverses sortes d’agriculteurs plus ou moins libres et plus ou moins serfs, des palefreniers, cuisiniers, jardiniers, valets…mais la richesse est proportionnelle à la possession d’une vaste terre, d’un grand domaine, à la fois signe visible de prestige et source de revenus par l’impôt. Les grandes fortunes ne sont donc pas les citadins mais les nobles possesseurs de vastes terroirs et châteaux.

 


     L’idéologie est là encore favorable à ceux qui travaillent le moins : les nobles, chasseurs pour le loisir et guerriers, le clergé consacré à la prière et au spirituel. Ils se partagent le pouvoir temporel et spirituel. L’équilibre s’instaure dans la notion d’un droit divin défendu par la noblesse, ce que les anticléricaux appelleront l’alliance du sabre et du goupillon, et qu’on voit déjà dans les sociétés traditionnelles conservatrices où le prestige est l’affaire des grands prêtres et de la haute hiérarchie militaire. Bref tout ce qui échappe à l’entretien de la vie ordinaire et qui touche à la mort, à l’au-delà, aux interrogations qui en résultent.

 


 

  La noblesse et le clergé n’ont pas intérêt à ce que la société ne change trop car ils pourraient perdre leur pouvoir temporel et spirituel, garants l’un de l’autre, l’un par la force, l’autre par le droit. Ils sont plutôt conservateurs, et s’organisent pour contrôler autant que possible l’économie, la circulation des biens et des personnes, la concurrence des pratiques innovantes et des prix.

 


   Mais à cette économie maîtrisée par la monarchie de droit divin et maintenue autant que possible dans un certain conservatisme, (malgré les progrès dans les manufactures et industries en raison d’une concurrence entre monarques par prestige notamment, on n’arrête pas le progrès même quand la volonté politique s’assigne pour but de le contenir ou au moins maîtriser le plus possible) va s’opposer une économie qui échappe à ce contrôle, l’économie sur voie maritime, celle de la concurrence pour la vitesse, le tonnage, les comptoirs, les colonies.

 


    Cette économie marchande de libre échange qu’aucune corporation ne maîtrise va se montrer une extraordinaire source d’accumulation de richesse. Les villes portuaires se développent, et il devient plus rentable de posséder des immeubles ou de prêter de l’argent que d’avoir des hectares à la campagne. Une bourgeoisie est en train de monter, une partie de la noblesse est en train de s’embourgeoiser, de mettre ses pratiques et ses valeurs dans la spéculation et le commerce, dans le calcul, davantage que dans la noblesse, le courage, la grandeur d’âme et le panache. D’abord discrète, l’ascension de la bourgeoisie est irrésistible, les rois qui veulent payer leurs armées pour garder leur rang devront emprunter à la bourgeoisie, et cette dette vaudra reconnaissance de pouvoir, ce qui oriente les monarchies vers des modèles moins absolutistes, plus parlementaires.

 


 

4) La bourgeoisie et le prolétariat.

 

 

            Aux physiocrates qui croient que la richesse vient de la terre et croît comme les plantes, les économistes bourgeois opposent la loi de l’offre et de la demande, la division du travail et la rationalisation de la production par mise en synergie des travailleurs : le marché, l’économie de marché. Plus le marché est grand et plus on peut pousser la division du travail et donc la spécialisation de la production, qui trouvera des acheteurs en nombre suffisant sur un grand espace, et sera impossible dans une économie trop locale. « Laissez-faire ! Laissez-passer ! » sera la devise de cette nouvelle économie.

 


        Cette économie en insistant sur l’offre et la demande qui détermine les prix, la valeur, laisse de côté la question du temps de travail humain et donc la plus-value dégagée par le temps de travail humain exploité et non rémunéré, qui est la vraie source du profit capitaliste, d’où l’annonce par Marx de la disparition de cette économie au profit du communisme.

 

 

 

 

     D’où vient en effet la formidable accumulation de richesses du capitalisme ? De la plus-value. Si un ouvrier en travaillant six heures produit de quoi se nourrir et se loger, de quoi entretenir son existence, alors les heures de travail effectuées en plus sont de la plus-value, surtout si l’ouvrier a un salaire de subsistance ne lui permettant aucun luxe.

 


 

     Pour accroître le rendement, il est judicieux de diviser la production en étapes spécialisées effectuables machinalement, qui ne demandent pas de qualification. L’ouvrier faisant un travail morcelé ne se reconnaît pas dans le produit final, et n’étant pas valorisé il peut être mal rémunéré. Il est facilement remplaçable par quiconque. Ainsi la rationalisation de la production maîtrisée par le patron lui permet de contrôler l’ouvrier qui est aliéné. Le travail aliéné est source de profit pour l’employeur, et source de misère et de malheur pour l’employé.

 


 

     Marx donne ensuite les raisons pour lesquelles le capitalisme va disparaître, et pourquoi il est un mode d’économie contradictoire. La société bourgeoise contient une triple contradiction :

 

-contradiction logique

-contradiction économique

-contradiction sociale.

 

La contradiction logique : l’économie capitaliste est une économie de concurrence.

      Or dans une concurrence, certains perdent et tombent dans le prolétariat, ne pouvant que louer leur force de travail. Le nombre des capitalistes est donc voué à diminuer, de sorte qu’ils seront de moins en moins nombreux et de plus en plus riches.  A terme, un très gros propriétaire des moyens de production finira par avoir le monopole dans un domaine, voire dans plusieurs, et pourquoi pas dans tous.  Dans ce cas, il n’y aura plus de concurrence, ce ne sera plus une économie capitaliste.

 Bref le capitalisme travaille à faire disparaître le capitalisme, il est de l’intérieur animé par la contradiction qui mène à sa suppression.

 

 

 

 

 

 

 

 La contradiction économique : la surproduction capitalisme paupérise les consommateurs, ce qui prive cette surproduction de débouchés.

 

      Les bourgeois, propriétaires des moyens de production, sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux, les prolétaires, de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres, car exploités. Ils sont donc de plus en plus productifs, mais leur pauvreté rend impossible qu’ils absorbent la surproduction résultant de leur surtravail aliéné.

 


     On le voit déjà au fait que jusqu’ici il était difficile de produire assez pour nourrir tout le monde lors des périodes climatiquement très défavorables, or pour la première fois, il devient économiquement rentable de détruire des tonnes de café, de maïs ou de blé parce que leur commercialisation serait coûteuse en raison des transports et des intermédiaires, il est plus rentable de détruire les surplus et de commercialiser une partie seulement mais à prix incluant marge bénéficiaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Enfin la contradiction sociale : quelques bourgeois toujours plus riches, face à des travailleurs toujours plus pauvres, dont certains en haillons, c’est explosif, on va à la Révolution.


    « La bourgeoisie engendre ses propres fossoyeurs » dit clairement Marx en 1847 dans le Manifeste du Parti Communiste. Elle a vidé les campagnes de leur main d’ œuvre agricole pour remplir les banlieues des grandes villes, préparant les conditions d’une révolution prolétarienne internationale.


    Lorsque les ouvriers français, anglais, allemands, italiens, espagnols, se sentiront plus proches des ouvriers d’autres nations que de leur patron, on ne pourra plus régler les crises par la guerre, en faisant s’entretuer les ouvriers des autres Etats, il existera une internationale ouvrière, les contradictions du capitalisme devront se régler par d’autres voies.

 

 

 

 

         Lorsque la bourgeoisie aura supprimé le clergé et la noblesse, et qu’il ne restera face à elle que des prolétaires louant leur force de travail et de plus en plus misérables, les conditions seront mûres pour une révolution qui supprimera la lutte des classes en supprimant toute classe sociale.

 


   Il n’y aura plus de classe sociale, l’humanité sera son propre dictateur, sera libre enfin, ce sera la dictature du prolétariat (sur le prolétariat) : or quiconque est son propre dictateur est en réalité libre.

 

 

    Que sera la société sans classe : impossible de le dire puisque nous sommes en 1850 ou 1860, ou 70, avec un cerveau de ce temps qui ne peut penser le détail précis d’un avenir non encore réalisé. La conscience n’étant que le reflet de la situation matérielle, elle ne peut en dire trop sur une situation matérielle non encore advenue.

 


     Mais si la conscience n’est que reflet, si elle ne pense jamais la vérité universelle et éternelle, mais seulement une idéologie, alors comment la pensée de Marx ne serait-elle pas elle-aussi une idéologie ? Si la conscience n’a aucune autonomie, pourquoi celle de Marx serait-elle plus lucide que celle d’un autre penseur non marxiste ? La pensée de Marx n’est-elle pas, par définition, d’après Marx lui-même, une simple idéologie parmi d’autres ?

 


     Bien sûr que ma pensée, à moi, Marx, est une idéologie, et par aucun miracle il ne pourrait en être autrement. Mais c’est l’idéologie de la fin des idéologies, c’est l’idéologie qui totalise les affrontements idéologiques et montre la voie simple de leur disparition nécessaire. C'est l'idéologie de la sortie des idéologies. La lutte des classes travaille naturellement à la suppression de la lutte des classe par disparition des adversaires au profit d’un seul gagnant qui est autre que tous les hommes, par leur travail, coordonné objectivement en un monde matériellement cohérent qui n’a plus besoin d’être organisé d’en haut par un droit transcendant.

 


 

    Le droit transcendant n’existe que quand il existe des contradictions dans la société : droit aristocratique ou d’une élite plus ou moins nombreuse à l’époque de l’esclavagisme, droit divin à l’époque de la noblesse, droit de l’homme à l’époque de la bourgeoisie. Mais quand la liberté sera un fait, il n’y aura plus besoin d’un droit.

 


     Une société cohérente, sans contradictions, sera débarrassée de la violence due aux inégalités sociales, sera débarrassée des différences d’opinions donc de conflits religieux ou politiques, il n’y aura plus ni Dieu ni Maître, seulement des hommes libres dans une société cohérente. Mais cette manière de dire : « Ni Dieu, ni Maître » est l’exact opposé de l’anarchisme : pour l’anarchisme, seul l’individu existe vraiment et est réel, concret, tandis que la société, qui ne sent rien, n’est qu’une abstraction. Pour Marx au contraire, comme Hegel, c’est le tout qui est réel et concret, l’ensemble des hommes en tant que résultat d’une histoire rationnelle qui surmonte les contradictions et passe de l’aliénation à la liberté, tandis que l’individu isolé n’est qu’une abstraction sans réalité.

 


      On pourrait imaginer des entreprises sans chef, en autogestion, et des hommes qui travailleraient peu d’heures par jour, qui changeraient fréquemment de poste avant que la routine ne les ennuie.  Quand la société sera objectivement et matériellement organisée, cohérente, mûre, elle satisfera les besoins des hommes de manière harmonieuse. 

 

 


 

           CRITIQUE DES PROPOSITIONS DE MARX

 


 

 

          On le voit Marx comme Hegel historicise (davantage même que Hegel puisqu’il supprime Dieu) et particularise la conscience. Il s’expose à donner les pleins pouvoirs à de simples particularités, et donc à rendre impensable la légitimation de son propre discours, à lui ôter toute universalité et nécessité. Il a une solution cependant, comme déjà Hegel avec Napoléon, qui consiste à totaliser le cours de l’Histoire.


    (De même les logiciens qui refusent toute transcendance mystique et toute ouverture du système par l’intuition doivent parvenir à totaliser leur système, à démontrer qu’il est cohérent dans toutes ses parties et complet, capable de dire tout ce qu’il faut dire pour que le système parle de lui-même, comme on le voit dans le positivisme logique et dans le programme de Hilbert, dont Gödel va démontrer l’impossibilité et la fausseté en 1931).


 

         Une des critiques courantes consiste à montrer que ni Hegel ni Marx ne totalisent l’histoire par leur monisme. Aux monismes de Hegel, de Marx ou de Comte, voire à celui de Heidegger, ou de Nietzsche, on peut opposer des pluralismes.

 

 

        On peut alors montrer que Marx ne totalise pas l’histoire parce qu’il n’a pas prévu les grandes figures du XXième siècle, ou qu’il ne totalise pas la société parce qu’il ne dit pas toutes les formes d’organisation sociale et tous les statuts pouvant y trouver durablement place.


 

-Marx prévoit le face à face bourgeoisie /prolétariat, or le 20° siècle est celui d’un gros bataillon de classes moyennes, laissant subsister quelques fortunes immenses, des classes très aisées et aisées, enfin une misère de véritables exclus appelés quart monde pour dire qu’il sont plus mal lotis que le tiers-monde car esseulés et sans solidarité dans une fourmilière qui continue de s’agiter en les ignorant totalement. Finalement c’est la question d’une simplification des classes sociales qui fait difficulté.

Même si l'avenir montrait une pertinence de la critique du capitalisme par Marx, comme l'envisage un Jeremy Rifkin dans La fin du travail, rien ne pousse à envisager les solidarités à construire à l'avenir sur un mode matérialiste athée avec disparition de toute religion et de toute référence à des institutions politiques objectivement justes, dont la forme objective aurait une réelle impartialité.


 

-La notion de classe sociale elle-même fait problème : on ne peut nier qu’il existe des classes sociales et des conflits de classe, mais est-il vrai que le concept de classe sociale permette de totaliser la société et que tout individu dans la société appartient à une classe sociale identifiable ?


 

-Comment par exemple définir le prolétaire ? Est-ce celui qui loue sa force de travail sans posséder les moyens de production ? Zinedine et Johnny sont alors des prolétaires, ainsi que toutes les stars du show business avant qu’elles ne deviennent producteurs…

 


 

-Tout le secteur du jeu, du divertissement culturel, musique, ordinateurs, CD et DVD, le tourisme, les jeux d’argent et de hasard, qui représentent des budgets considérables, même voire surtout chez les plus pauvres, sont très difficiles à situer avec des catégories marxiennes du 19° siècle.


 

-La religion doit disparaître… mais le marxisme lui-même, ou la psychanalyse, ont pu devenir des religions, même Staline a pu organiser le culte de la personnalité de Lénine, un individu !, et ce n’est  même qu’ainsi qu’il a pu espérer sauver le socialisme soviétique de son manque de foi… Le star system et ses fan (atiques) pose aussi la question de la disparition du religieux, de même que la récupération fréquente des paroles d’Evangiles dans les propos des politiques voulant galvaniser leurs adeptes dans des meetings ressemblant à des grand messes (et du « n’ayez-pas peur » par-ci, et du « en vérité en vérité je vous le dis » par-là, et des techniques de chauffage de salle en vue d’un enthousiasme nécessaire au zèle sans lequel on peine à s’engager durablement, même l’anticlérical est souvent zélé et stimulé par sa compétition avec le prêtre lorsqu’il est instituteur de la République, et peut perdre de son élan si ce zèle vient à lui faire défaut faute de clergé à surpasser… ce qui arrive quand l’anticléricalisme est une idéologie comme le cléricalisme auquel il s’oppose, oubliant qu’il existe de fait des gens du clergé qui ne sont pas « cléricaux » et qui refusent le « hors de l’Eglise point de salut » tout comme il existe des instituteurs non croyants mais zélés qui ne sont pas anticléricaux = il existe une expérience positive de l’altérité qui peut nourrir et ressourcer sans fanatisme idéologique, mais celui-ci ne disparaît pas, il peut prendre aujourd’hui les formes d’un certain militantisme écologique par exemple ou d’autres formes qu’on ne saurait épuiser, passion de la moto, de la voiture, etc…)


 

-Marx s’appuie sur un modèle atomiste et le mêle à une dialectique hegelienne enracinée dans une tentative de formaliser par concepts la notion chrétienne d’infini : il cherche à mélanger Aristote et Hegel et Epicure et Feuerbach … Mais est-ce métaphysiquement viable ?


     Une grande mode de ces dernières décennies est de prétendre sans valeur ni signification nos idées métaphysiques : c’est regrettable, car quelqu’un qui raisonne en métaphysicien ne peut aucunement espérer totaliser le réel à l’aide d’un modèle atomico-hégelien qui ressemble trop à un cercle carré.


-La politique, la question du juste, la question d’une possible transcendance de l’Etat sur la société, n’est pas nécessairement vouée à disparaître, la notion marxienne de dépérissement de l’Etat est problématique elle-aussi. Que les privilèges liés au politique doivent être remis en cause, c’est certain, mais de fait on est loin d’avoir suffisamment avancé dans cette voie. La notion de prestige inhérente au politique et la passion du pouvoir sont loin de disparaître.


-La volonté politique n’est-elle que reflet ? Il semble étrange que dans la Russie tsariste du début du XX° on ait pu réussir à industrialiser aussi vite le pays par la force de la volonté politique et des plans quinquennaux, et de même la passion du politique est si forte qu’il ne faut pas comme Marx la sous-estimer, il était peu probable que des individus qui ont goûté au pouvoir et aux privilèges qu’il apportent puissent à un moment se retirer et devenir des travailleurs parmi les autres sans privilège spécial. Ainsi la réussite de la Révolution dans la zone la moins industrielle, la plus rurale d’Europe, est déjà hors des prévisions de Marx, et de même l’épuisement du système alors qu’il avait réussi le plus difficile et qu’il était enfin industrialisé est à nouveau un problème pour une pensée collectiviste. Une philosophie du travail partagé est-elle assez forte pour pousser les hommes à dépasser leurs égoïsmes et se donner des conditions égales les uns aux autres ? L’histoire ne montre rien de tel.

 

 

 

 

    Bref la pensée de Marx peut nourrir une contestation légitime de l’ordre établi, elle oblige à donner l’importance qu’elle mérite à la question du travail qui est d’abord la question du corps et la question de la liberté, mais le fait qu’il y ait une nécessité du travail et un passage obligé par le travail pour être véritablement en possession de sa liberté signifie-t-il que le travail totalise l’homme ? Une médiation nécessaire est-elle le tout au prétexte qu’elle est nécessaire ?

 

-Weber a montré que le monisme marxien ne suffit pas à penser tout le détail de l’histoire des sociétés et toutes les formes de dynamique économique en montrant que les idées religieuses peuvent être non seulement des reflets des pratiques socio-économique mais aussi des facteurs originaux d’influence qui ont leur sens en eux-mêmes. Certains hommes ont pu entreprendre et influencer l’économie parce qu’ils étaient des protestants ascétiques inquiets de leur destinée après la mort et cherchant dans la fécondité de leur entreprise des signes de bénédiction. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme montre que parfois les idées religieuses ne sont pas le reflet d’intérêts matériels inconscients, mais de véritables moteurs pouvant impacter des moments historiques sur des territoires importants, dépassant l’insignifiance anecdotique ou le simple hasard individuel.

 

  Max Weber écrit L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme dans les années 1904-1905, publié en 1912.

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31 octobre 2011 1 31 /10 /octobre /2011 10:37

                      Le moins philosophique, le pire que vous puissiez proposer dans un devoir de quatre heures, c’est bien sûr de dire votre opinion dans un exposé rapide avec du pour et du contre qui sont le pour vu de votre point de vue et le contre vu de ce même point de vue, présenté comme une antithèse alors que c’est la même thèse.



    En général l’opinion ne voit partout que des faits particuliers. Donc la pensée de l’universel devient un fait particulier parmi d’autres. La vérité perdue entre mille opinions devient une opinion parmi d’autres. Le particulier et l’universel deviennent deux particularités parmi d’autres, comme Laurel et Hardy, Hardy étant plutôt l’universel parce qu’il est plus gros…



     Le pour et le contre vus du même point de vue, ne sont pas une thèse et une antithèse, en tout cas ne sont pas deux hypothèses différentes,     mais la même hypothèse, incapable de se penser comme hypothèse, sans distance, et se posant déjà immédiatement comme thèse.

 


    Comme vous savez que Dieu n’existe pas, ou au contraire qu’il existe, vous faites d’emblée votre examen des points de vue opposés d’un seul et même point de vue. Si vous avez déjà le préjugé que Dieu n’existe pas, lorsque vous envisagez le point de vue du croyant ou, chose différente, du métaphysicien qui affirme Dieu, vous proposez une caricature de Dieu, transformé en dictateur qui maîtrise tout, en Père castrateur qui annihile toute liberté humaine, vous imaginez le savoir absolu comme un puzzle achevé dont l’inertie est totalement ennuyeuse, et vous décrétez que la vie n’aurait pas de sens si on savait tout, et donc qu’il faut chercher la vérité en espérant ne jamais la trouver, ce qui a évidemment beaucoup plus de sens, cela crève les yeux…

      (Sans bien sur distinguer expliquer de comprendre, savoir étant un terme vague.)

 


     Si inversement vous avez déjà le préjugé que Dieu existe, vous examinez d’emblée les critiques de la religion ou de l’universalisme comme des formes de relativismes incapables de se réfléchir et de se légitimer, et vous ne prenez pas le temps d’examiner attentivement les modèles d’universalisme ou de divinité qu’elles rejettent ni les raisons précises de ce rejet.


 


    C’est comme si vous étiez de gauche et que vous présentiez deux points de vue opposés en montrant la droite vue de la gauche opposée à la gauche vue de la gauche (ou comme si vous étiez de droite et qu’à la gauche vue de la droite, vous opposiez la droite vue de la droite). On croit faire le pour et le contre, on fait seulement le pour et le contre de la même hypothèse d’emblée posée comme thèse sans distance, sans envisager de vraie hypothèse concurrente.

 

 

                    Bref la pensée vraiment critique, c’est difficile parce qu’il faut faire un travail affectif sur ses préjugés, et que cela demande du courage, du temps, de la maturation, des vraies raisons d’oser un tel risque, d’autant qu’un travail affectif sur soi est véritablement déstabilisant, sérieusement risqué.

 

 


      Autant dire que, puisque c’est cela que je vous demande, je vous demande vraiment l’impossible, et c’est pourquoi vous n’avez pas lu le blog, pendant ces vacances où vous aviez sans doute du temps,  ni ne le lirez sérieusement pour certains, parce que à la hâte, et que le sérieux qui rendrait philosophique la réflexion est à proprement parler improbable.


 


     Or l’improbable est, comparé à une infaillible technique de formatage, d’un intérêt incomparable, ce dont on s’aperçoit en tentant un instant la comparaison pour voir qu’elle ne tient pas. Rencontrer des libertés qui, peut-être, tenteront un travail sur soi pour devenir encore plus libres, mais peut-être pas, et que la possibilité pour que cela se produise soit improbable, voilà qui est, véritablement, exceptionnel.

 

 

 

 

 

                De quoi parle un cours de philosophie, quelles hypothèses confronte-t-il ? Il confronte surtout d’abord deux hypothèses simples et fondamentales : qui a les pleins pouvoirs, est-ce le particulier ou l’universel, sont-ce les parties ou est-ce le tout ?


       Une fois pensées ces deux hypothèses, mais vraiment pensées, alors on peut essayer de comprendre pourquoi ni l’une ni l’autre ne parvient à satisfaire l’enquête.

 


       Ces deux hypothèses sont développées, argument par argument, dans les deux cours proposés jusqu’ici, l’un sur la matière et l’esprit, l’autre sur la conscience et l’inconscient.

 


      Ils ont le mérite de proposer plusieurs modèles de matière ou d’inconscient, de conscience ou d’esprit…

 


      On retrouve chaque fois les mêmes enjeux : si la matière n’est que particularité, par conséquent inconsciente, et si la conscience n’est que le reflet de cette matière morcelée en parties bornées sans réelle ouverture, alors il ne peut y avoir aucune autonomie de la conscience, si bien que cette conscience sans autonomie ne peut pas savoir ce que sont la conscience et l’inconscient, sur lesquels elle ne peut qu’avoir des préjugés grossiers et caricaturaux.

 

 


    Or cela peut être vrai pour la conscience de tel ou tel, à tel moment, mais cela vaut-il pour toute conscience, pour la conscience ? Bref cette hypothèse très pertinente a-t-elle valeur de thèse ? Peut-elle avoir une telle valeur sans se contredire ?

 

 


    Non bien sûr qu’elle ne le peut pas, et si elle était juste, ce ne serait que par chance, et encore, il est étrange que cette conscience sans autonomie ait justement l’idée de ce qu’il faudrait pour qu’elle ait cette autonomie qu’elle prétend ne pas avoir.

 

 


     Mais si elle ne peut valoir comme thèse, peut-être est-elle une bonne description particulière de ce qui arrive en grande partie pour une conscience qui n’est que faiblement autonome, comme la mienne, en ce moment, dont tout le monde ne voit que trop les limites.   Il ne faut donc pas négliger les modèles qui insistent sur l’hétéronomie de la conscience car ils ont sans doute une réelle pertinence et une valeur libératrice, vers une autonomie plus grande.

 


 

      Il faut aussi faire l’effort de comprendre les concepts fondamentaux : le particulier, le général, l’universel, d’une part, qui forment le domaine de la connaissance, mais si la connaissance exige du recul par rapport au particulier, au général et à l’universel, peut-être que ce recul, cette distance, n’est rien de particulier, ni de général, ni d’universel (les graviers et les choux n’ont pas ce recul…) alors il faut un autre concept pour dire ce qui n’est ni particulier, ni général, ni universel. Nous avons proposé de parler de singularité, et de lier la singularité à l’altérité, qui n’étant ni maîtrisable, ni représentable, ni définissable par concepts maîtrisés, pouvait être dit dans des signes risqués, en vue d’une ouverture existentielle du système permettant de laisser ouverte la possibilité d’une liberté non maîtrisable.

 

 


     Plutôt que de confier cette liberté non maîtrisable à un pur aléatoire ou à un pur « flou artistique », nous avons tenté de la situer ailleurs : pas maîtrisable parce que pas explicable par des mécanismes, ni représentable en schémas objets, cette liberté peut avoir un sens compréhensible.  Tout repose donc sur la distinction entre expliquer et comprendre.

 


 

      On n’explique pas le temps, ni l’infini, ni autrui, ni le sens d’un poème ou d’un geste, mais on les comprend. Conscience, volonté, parole sont à comprendre, non à expliquer.

 


   Par contre on peut expliquer comment une vis pénètre dans le bois, comment procéder pour que les six faces d’un rubiks cube soient toutes unies, comment fonctionne un moteur à explosion…

 


   L’inconscient, en tant que partie du réel, est extérieur aux autres parties, et est donc partiellement explicable. Mais en tant qu’il fait signe, signifie, parle, désire, il est aussi à interpréter et à comprendre. Or on ne peut sans contradiction être un objet explicable et une totalité signifiante.

 


   Pour lever cette contradiction, il faut supposer que l’inconscient, de même que ma conscience finie, ont un rapport au Singulier, comme toute chose d’ailleurs, par quoi rien n’est totalement explicable, mais toujours pour une part à comprendre. Le minima de compréhension pour toute matière est l’irréversibilité du temps universel qui traverse tout, et qui ne s’explique pas.

 


 

 

               Tout cela, pour l’instant, est peut-être pour vous du charabia. Mais peut-être sentez-vous quand même, même confusément, qu’il y a là-dedans une sorte de sérieux, suffisant pour motiver le désir d’y aller voir de plus près.

 


     Si vous trouvez le temps, il est probable qu’en lisant matière et esprit, en parallèle avec conscience et inconscient, et la démonstration lorsqu’il seront rédigés, vous parviendrez à faire évoluer votre aptitude à conceptualiser. Cela suffira à donner à vos devoirs une valeur philosophique.

 

 


 

 

 

         Il vous faut donc distinguer des modèles de matière où il n'y a que des particules, (qui existent ou bien en un unique exemplaire, ou bien qui ont ressemblances avec d'autres mais seulement générales, ou bien qui ont des points communs avec toutes les autres et qui sont universelles) distinguer ces modèles d'autres modèles où la matière serait traversée par du singulier, par une altérité, au moins le temps.

 

 

 


        Même chose avec l'inconscient et même chose avec la conscience. Par moment, Freud théorise l'inconscient comme un système composé de particularités mécaniques soumises à un déterminisme explicable. Par moment Freud interprête l'inconscient comme s'il avait du sens et formait une totalité soucieuse de soi.

 

 


         De même la conscience chez Freud est tantôt une conscience psychologique qui s'explique par l'inconscient et n'est que superficielle, tantôt elle est une conscience qui consent à une relation de parole avec la conscience d'un autre et qui consent à un travail de l'inconscient en vue d'une libération.

 

 

 


       De même chez Descartes où la conscience est tantôt immédiate, transparente à soi, maîtresse du corps, et tantôt liée à un infini qui la dépasse, qu'elle ne peut contenir, mais qui lui donne d'être ouverte et éclairée. 

 


       Chez ce même Descartes, le corps est tantôt un objet mécanique, tantôt le voilà qui est mélangé à l'âme, alors que cette union est en droit impossible, si bien qu'il devient capable de contenir du sens qui échappe à ma conscience: Un Descartes dit qu'il ne peut y avoir d'inconscient psychique, mais un autre dit le contraire? Un Descartes dit que la conscience se connaît parfaitement elle-même, un autre dit qu'elle est traversée par un infini qui la dépasse: Est-ce le même, ou est-il re-né entre temps?

 


 

 


       On voit bien que la question de l'altérité est présente chez tous ces auteurs, mais sans être reconnue ni clairement nommée ou clairement située. 

 


 

 

       Une fois que tout cela a été distingué, vous pouvez penser que c'est peut-être la même altérité singulière qui relie secrètement la conscience, l'inconscient, la matière, et qui permettent de comprendre les paradoxes de ce drôle de vivant qu'est l'être humain, à la fois fragile et puissant, à la fois idiot, borné, et génial, démesuré, du genre à mourir à cause d'un virus alors qu'il vient d'inventer un moyen de voyager vers les étoiles...du genre à comprendre des vérités d'une profondeur forçant le respect, qui seront encore vénérables dans des millénaires, et à se mettre en colère parce qu'il échoue à réparer quelque mécanique d'une importance très limitée, mais dont la résistance l'exaspère à proportion de sa faible importance justement...


 

     Comprendre qu'on puisse être à la fois si digne et si peu de choses, alors que l'un semble contredire l'autre.

 

 

 

       ....

 

       ...

 

       ..

 

 

 

       Point.

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