Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
3 janvier 2012 2 03 /01 /janvier /2012 16:33

             Que le travail soit une contrainte, une obligation ou une nécessité, il semble qu’il soit dans les trois cas une nécessité : la nécessité de contrainte suppose une force extérieure dénuée de caractère moral, la nécessité d’obligation une force extérieure dotée de caractère moral, enfin il faudra trouver pour nécessité une signification différente des deux précédentes afin de donner tout son sens à l’énoncé qui ne saurait proposer deux fois la même hypothèse sous des noms différents.

     Ce troisième sens pourrait être envisagé comme plus libre que les deux précédents, de sorte qu’il faudra s’interroger sur le rapport entre nécessité et liberté. Comment une nécessité qui ne soit ni contrainte ni obligation pourrait-elle donner au travail une valeur libératrice si elle est une nécessité ? L’idée que le travail soit une nécessité signifie-t-il qu’on ne peut pas choisir de travailler ou de ne pas travailler, de sorte que la liberté serait ailleurs que dans le choix ?

     Faut-il d’ailleurs choisir entre ces trois propositions, ou bien le travail pourrait-il être deux d’entre elles, voire les trois ? Mais n’y a-t-il pas une nécessité de choisir entre ces trois définitions du travail de sorte qu’il ne pourrait se définir par les trois propositions mais qu’elles pourraient toutes les trois pouvoir se dire à propos du travail, deux à titre de propriétés contingentes du travail, la troisième à titre de proposition nécessaire suffisant à le définir ?

    Quoiqu’il en soit, l’énoncé amène à interroger le rapport entre travail et liberté : si le travail est libérateur, pourquoi cherchons-nous à l’éviter ? Et s’il est aliénant, pourquoi ne pas s’efforcer de le supprimer ? Mais s’il faut travailler à faire disparaître le travail, n’y a-t-il pas un paradoxe par lequel on envisage la nécessité de passer par le travail pour s’en affranchir ? S’agit-il de s’en affranchir temporairement ou définitivement ? On peut s’affranchir d’une contrainte, voire d’une obligation, mais pas d’une nécessité. Si le travail est une nécessité, et qu’on ne peut s’en affranchir, cela signifie-t-il qu’il serait toute la liberté et qu’il est absurde de vouloir s’affranchir de la liberté, ou bien cela signifie-t-il qu’il n’est qu’une partie de la liberté, nécessaire mais pas suffisante, de sorte qu’il faut passer par le travail mais aussi s’en affranchir temporairement pour expérimenter tous les aspects de la liberté ?

 

 

 

                                  Pour savoir si le travail est ou non une contrainte, il faut déjà savoir ce qu’est la nature de l’homme. En effet si l’on estime que la contrainte est une nécessité extérieure, il faut avoir une idée de ce qui constitue l’intérieur de l’homme pour distinguer la nécessité de contrainte de la nécessité tout court, non contrainte.

       Par exemple si l’on appelle contrainte l’esclavage, alors on pourra contester que le travail soit une contrainte, et l’on fera valoir pour cela plusieurs arguments : d’abord, on peut travailler sans être esclave, il est donc contingent pour le travail d’être la contrainte que le maître impose à l’esclave, cela ne peut définir le travail. Peut-être est-il inévitable, vu ce que sont les hommes et vu la disparité de leurs situations, que l’esclavage existe ici ou là à tel ou tel moment, mais on peut vouloir qu’il n’existe pas d’esclavage sans que cette volonté soit absurde, si l’esclavage est contingent.

     Il s’agit bien d’une contrainte externe car l’esclave ne veut pas travailler à la façon dont le maître le lui impose. Cela ne signifie pas qu’il ne veut pas travailler, mais pas ainsi. S’il ne travaille pas, l’esclave est brutalisé, voire tué, ou mal traité, mal nourri par exemple. Il s’agit donc d’une nécessité externe, qu’on doit appeler contrainte.

    Compris comme esclavage, comme contrainte imposée par l’homme à l’homme, le travail peut être une telle contrainte, mais cela ne le définit pas, celle possibilité est seulement contingente, qu’elle soit de fait évitable ou de fait inévitable dans l’immensité des situations possibles. Car si certains travaux sont pénibles, et si les hommes ne sont pas spontanément tous bienveillants les uns envers les autres, il est difficile d’imaginer que l’esclavage puisse ne jamais advenir, ou qu’on puisse garantir qu’il ait disparu une fois pour toutes. Si on le juge illégitime, il faudra toujours vouloir le rendre impossible pour s’assurer qu’il ne réapparaisse pas sous une forme ou sous une autre, surtout si l’homme est capable d’éprouver du plaisir à asservir les autres.

     L’homme est mortel et n’a pas assez d’instinct pour savoir comment procéder pour satisfaire tous ses besoins, il doit donc travailler. Sinon il est soit brutalisé par son environnement, soit tué, soit mal traité (maladie, famine, vulnérabilité face aux animaux prédateurs). Faut-il considérer cette situation comme une contrainte ou comme une nécessité dont le sens serait distinct de la contrainte ?

    Tout dépend de la compréhension que l’on a de la condition humaine : ou bien l’homme est une partie de la nature, et si elle le traite durement, c’est ainsi, il n’y a pas de liberté autrement ni ailleurs, l’homme n’est donc déterminé que par sa propre nature et par rien d’extérieur en devant travailler pour survivre et s’imposer, sans griffes ni ailes ni grande rapidité à la course. Le travail sera alors une nécessité qu’on ne pourra présenter comme une contrainte.

    Si par contre on estime que l’homme est à distance de la nature sauvage, que c’est là sa nature, qu’il est fait pour la culture, pour l’artifice de la civilisation, ou pour l’Alliance avec un créateur surnaturel, dans ce cas on pourra considérer que la condition première de l’homme dans la nature hostile est une contrainte, et que l’homme doit s’en affranchir.

    Dans cette hypothèse, l’humanité devra passer par le travail comme contrainte pour passer à un autre type de travail qui sera davantage affirmation d’une liberté à l’œuvre et plus indépendante de la menace de mourir ou d’être mal traité. Le travail de survie aura plutôt la signification d’un labeur, d’une contrainte dont il faut bien s’acquitter, tandis que le travail qui satisfait des désirs moins besogneux sera davantage une œuvre, un artifice exprimant la distance que l’homme a vis-à-vis de la nature.

    Marx voit ainsi la division primitive du travail comme une contrainte exercée sur l’homme par la nature qui lui impose ses conditions à elle, et il voit le travail à la fin de l’histoire comme une activité libérée de la nécessité, pleinement humanisée. Ainsi chez Marx la nature a-t-elle le pouvoir de donner l’existence à un vivant non naturel, par une étonnante dynamique dont on peut se demander si elle est vraiment compatible avec l’atomisme et avec le naturalisme de la doctrine.

    

      Mais l’homme ne vit pas seulement dans la confrontation directe avec la nature, il vit d’abord avec d’autres hommes dans des clans, des tribus, des sociétés organisées en Cité, ou en Nation. Il ne subvient pas seul à ses besoins mais bénéficie du travail des autres. Il peut se sentir un devoir de participer à l’effort commun pour vivre d’une part et pour vivre humainement d’autre part. L’obligation peut alors être ambiguë et valoir soit comme un devoir soit comme une dette. Une dette parce qu’on se sent redevable du travail des autres dont on a bénéficié au début de la vie et dont on continue à bénéficier. Un devoir parce qu’on se sent moralement indigne de ne pas participer à l’effort collectif.

      Mais être obligé ou être en dette, même si le sens est légèrement différent, revient à dépendre d’un élément extérieur : dans la volonté morale, c’est la sensibilité qui est obligée par la raison, c’est la raison qui oblige la sensibilité, et pour Kant le rapport entre la sensibilité et la raison est un rapport d’extériorité puisque seule la raison est libre, active et autonome tandis que la sensibilité est toujours hétéronome et passive. Dans le sentiment du respect, l’individu se sent obligé par la loi morale, mais la raison pure n’est pas obligée, elle fait le devoir par nécessité d’autonomie, parce qu’elle veut d’elle-même l’autonomie et non parce qu’elle y est obligée.

 

         En résumé, l’enfant qui travaille à l’école par peur de mourir de faim s’il ne fait rien subit une nécessité de contrainte, tandis que s’il travaille par crainte d’être moralement désapprouvé par son entourage, il s’ancre dans la nécessité d’obligation. Si par contre il comprend qu’il ne peut être libre qu’en voulant, et que cette volonté est un effort de se confronter à la résistance de la matière qui l’entoure, ainsi que de se confronter à cette matière affective et biologique qu’est son propre tempérament, alors il fait preuve de caractère, veut la liberté, et travaille par nécessité, sans obligation ni contrainte, simplement parce qu’il est une volonté libre qui n’est libre qu’en se voulant libre, il travaille son talent pour exister comme volonté et pour être digne.

    

 

                 Il est donc possible de donner au travail, malgré la difficulté des résistances auxquelles il s’oppose, et malgré la pression du groupe toujours présente, une signification en termes de liberté, parce qu’une volonté libre ne peut pas exister autrement qu’en s’efforçant par elle-même de parvenir aux fins qu’elle juge justes. S’efforcer ainsi, c’est être sujet, être quelqu’un, être une personne, même si l’on est fini, doté d’une affectivité accessible à la faiblesse, mortel, vulnérable. S’efforcer ainsi, c’est ne pas être seulement dans la continuité du plaisir ou d’un sentiment qui suffirait de lui-même à nous porter par la seule efficacité de son énergie. Même si notre liberté nous était finalement et secrètement donnée par un vivant infini, tout puissant et source de tout ce qui est, il ne pourrait faire autrement, si cette liberté devait être vraiment nôtre, que de nous risquer à un effort qui soit nôtre, avec cette gravité de réalité qu’est la possibilité de mourir, ou de faire des erreurs dans un temps irréversible, le temps des choses finies et elles-mêmes périssables. Sans cette difficulté du travail, nous ne serions pas vraiment libres.

   Il se peut que le travail soit de fait une contrainte, ainsi qu’une obligation, mais ces deux modalités ne sont pas capables de totaliser le travail et de le définir. Son sens maximal se révèle dans la nécessité pour qui veut être sérieusement libre, de s’efforcer pour participer activement soi-même à devenir celui ou celle que l’on veut être. Ces efforts de la volonté sont à la fois des efforts pour maîtriser ce qui est maîtrisable, et des efforts pour consentir à ce qui n’est pas maîtrisable et qu’il n’y a pas de sens à vouloir maîtriser. Cela ne signifie pas que le travail soit toute la liberté, qu’il soit à la fois nécessaire et suffisant pour totaliser les possibilités qui peuvent nous satisfaire vraiment, mais il est au moins nécessaire, car une liberté obtenue sans travail ni effort ne serait pas mienne au même degré qu’une liberté à laquelle j’ai moi-même participé par des efforts intimes pour lesquels je ne puis être remplacé par aucune autre personne, ni par une machine, bref par rien ni personne.

Partager cet article
Repost0

commentaires