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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 11:15

                         Dire seulement : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale » revient à considérer qu’il ne peut exister une conception universelle du vrai et du bien, à n’envisager ces notions que comme subjectives relatives. Ce relativisme a toujours existé, mais il semble être devenu la philosophie spontanée  de la grande majorité des hommes d’aujourd’hui, c’est même là le trait marquant de notre époque.

   On admet éventuellement une certaine objectivité des sciences, on admet des vérités scientifiques qui ne soient pas relatives à chacun, mais lorsqu’il s’agit de vérité au singulier, de vérité philosophique globale, comprenant tout, il est courant de juger qu’elle ne peut que varier selon les individus, selon l’opinion des uns et des autres. Comme la vérité philosophique, la conviction morale est aussi estimée subjective, relative à des conditionnements sociaux et éducatifs différents selon chacun.

      Or ce consensus courant appelle deux remarques liées : d’abord, s’il y a consensus, si tous s’accordent sur le relativisme, il se dégage un accord sur la vérité, qui alors ne varie plus selon chacun puisque tous professent cette unique vérité du seul relativisme. En réussissant à produire l’accord des esprits elle nie par là même ce qu’elle énonce ! Ensuite, dire que la vérité change selon chacun revient à dire qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions. Dans ce cas, « chacun sa vérité » n’est plus une vérité mais une simple opinion, ni plus vraie ni plus fausse qu’une autre, et qui s’ajoute seulement à la diversité des opinions.

    Même chose avec la morale : Si chacun a sa morale, il n’y a plus de morale mais simplement des intérêts particuliers différents selon chacun, simplement des préférences soustraites à la discussion, comme pour le « chacun ses goûts », où l’on peut préférer les fraises aux abricots ou les brunes aux blondes sans qu’on puisse rien justifier. Ce ne sont que des faits, pas des raisons. 

           Pourquoi  alors utiliser les mots « vérité » et « morale » si on leur a d’abord retiré tout leur sens en les enfermant dans le relativisme le plus total ? 

                        Le plus souvent, curieusement, cette affirmation contient une prétention à la vérité et à la moralité, à la liberté : celui qui dit « chacun sa vérité, chacun sa morale » serait plus tolérant, moralement meilleur en somme, que celui qui au contraire affirme une vérité et une morale universelle. En effet, se dit-on, une vérité universelle nous obligerait à penser tous de la même façon, cela porterait atteinte à notre liberté. Une morale universelle obligerait à agir tous de la même façon, on ne serait plus libre.

    Derrière ces affirmations se cache la conviction qu’être libre c’est être différent, et qu’on n’est pas libre de penser ce qu’on veut s’il existe une vérité objective. On ne serait pas libre en maths, on ne penserait pas par soi-même, tandis qu’on serait libre quand on préfère les poireaux aux navets, surtout si tout le monde au contraire préfère les navets aux poireaux, car alors on deviendrait original !

    Mais là encore, comment peut-on tenir pour légitime une affirmation, être persuadé d’avoir raison de l’énoncer, alors même qu’on prétend que toute affirmation est relative à chacun et que personne n’a jamais raison puisque la vérité est relative à chacun ? Comment peut-on tenir pour moralement supérieure une affirmation qui nie la morale au profit des intérêts de chacun ?

    Soutenir l’affirmation de l’énoncé fait donc difficulté. Il faut donc la contester : mais quiconque prétend posséder la vérité universelle n’est-il pas bien orgueilleux et inconscient des milliards d’influences susceptibles de relativiser son point de vue ? Quiconque défend une morale universelle n’est-il pas condamné à l’intolérance ?

   D’ailleurs, celui qui prétend à une vérité et à une morale n’est-il pas un individu ? et tout individu n’est-il pas particulier et différent des autres ? Comment et par quel miracle aurait-il alors pu se libérer des influences particulières qui relativisent tout, alors que les autres, qui ne sont pas d’accord avec lui, auraient échoué à s’en libérer ?

    On le voit clairement, soutenir l’énoncé fait difficulté, le contester fait aussi difficulté. Manifestement, la question mérite une enquête et une clarification philosophiques. Une affirmation qu’on ne peut ni contester ni approuver sans difficulté est évidemment problématique. Reste à préciser la nature des difficultés qu’on rencontre ici, en contestant le relativisme, et là, en l’approuvant totalement.

 

Fin de l'introduction


           Le « faut-il seulement » de l’énoncé signifierait : « Il suffit, et il est légitime de dire. » Quiconque juge suffisant, dans une discussion, de dire :  « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », considère donc qu’il ne faut pas vouloir atteindre une vérité universelle et nécessaire ni chercher des repères moraux universels parce que cela porterait atteinte à la liberté de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, et que lui-même ne serait plus libre de penser ou de faire ce qu’il veut du fait qu’il existerait une vérité et une morale universelles, donc objectives et contraignantes.   Ce qui serait universel et objectif empêcherait l’originalité et la liberté subjectives, mettrait en danger les différences et le droit à la différence. Il pense donc qu’être libre, c’est être différent, que la liberté, le propre, résident dans la seule différence particulière, dans la particularité qu’il assimile à la subjectivité. Mais cette idée est-elle la marque d’une philosophie réfléchie ou d’une philosophie spontanée mal élucidée ? Est-il vrai qu’en mathématique on n’est pas libre parce qu’on ne peut pas penser ce qu’on veut ?

     Si l’on admet qu’il suffit d’être différent pour être libre, alors dans un groupe composé de dix hommes raisonnables et de dix fous, tous sont également libres et aucun n’est aliéné pourvu qu’ils soient tous différents. Si dans l’univers on détruit tous les haricots verts à l’exception d’un seul, alors celui-ci est aussitôt libre car il est désormais unique et différent. Voilà une étrange conception de la liberté, où aucun effort n’a été fait pour réfléchir sur le rôle de la conscience, du langage, de la volonté ou du jugement dans la constitution d’une liberté. Le fou n’est-il pas celui qui ne fait pas ce qu’il veut, parce qu’il est sans cesse parasité par des envies irrépressibles d’adopter certains comportements ? Celui qui souffre de TOCS ne sent-il pas qu’il a besoin de faire tel geste parce que c’est plus fort que lui, ne se sent-il pas plutôt aliéné que libre ? N’aimerait-il être délivré ? Etre libre sera plutôt se posséder soi-même que d’être possédé. Or comment se posséder sans la distance de la conscience, sans la distance d’autrui, sans la distance du langage ?

    

     Le mathématicien qui réduit l’espace, auquel il ne comprend rien au départ, au point sans étendue, opère volontairement et se possède consciemment, il sait ce qu’il fait. Il veut le point, le zéro d’étendue, nombre premier de toute conception radicale. Il le met volontairement en translation et sait avec certitude que la droite qu’il conçoit et engendre est infiniment fine et infinie aux deux « extrémités ». (Même si précisément elle n’a pas d’extrémité puisqu’elle ne s’arrête pas…) Parce qu’il possède son activité propre, il pense par lui-même et possède une certaine science avec ses certitudes absolues. Nul doute alors que pour tout triangle du plan, les trois angles totalisent 180°, ou que tous les points de circonférence du cercle sont équidistants du cercle. L’originalité ici consiste à partir de l’origine, qui est le point et son infinie petitesse, donc à partir de l’infini, qui comme le zéro, n’est rien de particulier. L’original est le concepteur, celui qui conçoit ce qu’il pense et dit volontairement, et non celui qui est différent.

       Soit quelqu’un d’assez ouvert pour voir tout le réel, si jamais quelqu’un d’autre parvenait aussi à s’ouvrir assez pour voir tout le réel, en admettant que le premier n’était libre que parce qu’il était différent, alors ce premier qui était libre cesserait aussitôt de l’être dès lors qu’un autre s’accorderait avec lui. Inversement, plus on serait différent, particulier et idiot, plus on serait libre. Liberté devient ici synonyme d’idiotie et de particularisme. Pour être libre, il faut quitter la réalité et, si possible au moyen de drogues, se laisser envahir par des hallucinations qu’on est le seul à voir. Une société où chacun ne se soucierait que de ses intérêts particuliers et où chacun s’évaderait dans ses délires individuels serait une société d’hommes libres. Nous avons ici une démonstration par l’absurde de l’inconsistance de cette conception de la liberté, même si elle se prétend le fin du fin de la liberté subjective. Dans l’Allégorie de la caverne, celui qui s’évade n’est pas libre parce qu’il est différent mais parce qu’il est sorti et a perçu la vraie lumière.

      Derrière cette conception insuffisamment réfléchie de la liberté, de la vérité et de la morale, il y a cette conviction que pour être libre il faut penser différemment parce que si l’on pense tous pareil on est un mouton de Panurge, un individu pris dans la masse et englué dans la pensée unique, dans un même conditionnement que tous les autres. Or ce n’est pas la fuite dans le particularisme , l’inconscience et l’involontaire qui libère du conditionnement, mais la prise de distance et de recul critique par quoi on en vient à identifier les mécanismes d’un conditionnement afin de cesser de le subir passivement.

      L’objectivité n’est pas alors le simple contraire de la subjectivité, ni une froide entité sans lien aucun avec un sujet pensant, mais le complément et le corrélat de la subjectivité libre. La subjectivité qui parvient à la distance suffisante pour totaliser ce dont elle parle peut seule parvenir à l’objectivité du discours et de la pensée. Il y a ainsi deux sortes de subjectivité (que Husserl appelle le subjectif-relatif et le subjectif au sens transcendantal) : la subjectivité qui subit son environnement sans distance et qui est incapable d’objectivité dans son jugement, envahie qu’elle est de préjugés, et la subjectivité qui parvient à trouver la bonne distance afin de concevoir suffisamment l’objet dont elle parle voire de le concevoir dans la totalité de ses aspects possibles.

  L’objectivité est donc ce à quoi peut parvenir la subjectivité libre de préjugés ou en voie de neutralisation des préjugés. Un objet ne peut atteindre l’objectivité, seul un sujet qui parle, qui pense et qui veut peut, par l’activité interne du dire, du penser et du vouloir, atteindre l’objectivité dans cette opération du sujet qu’est le jugement éclairé. L’objectivité n’est pas un objet mais une opération du jugement, lequel suppose un sujet distant et libre.

     Etre libre n’est pas avoir des opinions différentes selon chacun, mais avoir un horizon réfléchi de vérité. Il n’y a pas des droits de l’opinion, l’opinion n’est qu’un fait, pas un droit, il y a seulement le droit de chercher la vérité, qui est l’horizon nécessaire de toute opinion en tant qu’elle prétend à la vérité. Nous ne sommes pas respectables parce que nous avons des opinions, nous sommes respectables et dignes parce que, à travers nos opinions, nous visons la vérité. C’est la vérité visée par celui qui a des opinions qui donne à ces opinions leur valeur, et non le fait qu’une opinion soit différente d’une autre.

  « A chacun ses opinions, à chacun ses intérêts » est un constat de faits particuliers, non un programme qu’on pourrait vouloir ou qu’on devrait vouloir et qu’il faudrait seulement dire. ("Faut-il seulement dire..." évoque bien un devoir de dire cela plutôt qu'autre chose.) On peut constater que « à chacun son rapport à la vérité », mais on ne peut dire légitimement « à chacun sa vérité » comme si c’était là un but nécessaire qu’on aurait à se fixer par on ne sait quel devoir d’être différent.


          Il n’y a donc ni droit ni légitimité de la différence particulière. Etre différent n’est pas un droit mais un simple fait, un fait particulier. On n’a pas plus de droits si on est noir parmi des blancs ou blanc parmi des noirs sous prétexte de différence, ni parce qu’on est homosexuel. Il n’y a pas à être fier d’être blanc, noir, homosexuel ou hétérosexuel puisque c’est involontaire.

    Par contre, même s’il n’y a pas de droit de la différence, il peut y avoir un droit à la différence, on ne peut interdire d’être blanc ou noir ou homosexuel si c’est involontaire. Il n’y a pas de gay pride au sens d’une fierté d’être homosexuel, il y a seulement une gay pride au sens d’une fierté d’avoir le courage de consentir volontairement à son homosexualité. L’idée d’une morale universelle ne demande pas à tous les hommes d’agir pareil en étant tous hétérosexuels, elle demande à tous les hommes d’agir pareil en étant vrai dans le discernement de leur vrai désir. Quiconque n’a aucun désir pour les femmes ne peut se forcer pour contenter le grand nombre, la généralité. La sexualité est déjà assez complexe vu son caractère involontaire, si en plus on y ajoute de contrer son vrai désir, la vie quotidienne sera forcément difficile, et la musique d’ambiance appropriée sera celle de mission impossible.

   Le courage ne consiste pas davantage à s’enfermer dans son homosexualité ou dans son hétérosexualité, ni dans sa féminité ou sa masculinité, mais à assumer sa particularité tout en restant ouvert au véritable réel qui, lui, n’est ni homosexuel, ni hétérosexuel. Les problèmes mathématiques, économiques, philosophiques, sont les mêmes pour les hommes, et ce n’est pas par notre différence particulière mais par notre identité commune que nous pouvons comprendre, discuter, dialoguer pour explorer ces mêmes problèmes identiques quelles que soient nos différences particulières.

         A chacun son courage pour chercher la vérité ou chercher à être vertueux, quels que soient ses intérêts particuliers ou ses opinions de départ et leur différence d’avec ceux des autres. A chacun son courage pour assumer sa différence particulière et pour la situer de manière équitable, juste et cohérente par rapport aux différences particulières des autres à l’intérieur d’un seul et même monde et d’un même réel objectivement commun à tous. Ceci dit, l’appel au courage individuel ne suffit pas même s’il est nécessaire, il faut aussi qu’il soit supporté par une situation sociale qui ne rende pas impossible son exercice et son efficience.

    Malgré nos différences d’opinions et de préférences, nous pouvons affirmer en commun un même universel qui nous dépasse. Nous ne prétendons pas posséder de fait cet universel mais nous prétendons devoir nous en approcher. Il n’y a là nul orgueil mais simplement la volonté d’être tous un peu plus libres.

           Il ne s’agissait pas de professer un universalisme qui mépriserait les différences particulières, mais de comprendre que le véritable universalisme assume le fait des différences particulières et les situe chacune à sa juste place, avec ses atouts et ses fragilités. L’individu qui a des opinions, mêmes fausses, n’est jamais enfermé définitivement dans sa particularité parce qu’il est conscient, et que la singularité de la conscience l’ouvre au-delà de sa particularité. La conscience seule ne suffit cependant pas et doit être complétée par le langage, une insertion sociale, du temps pour exercer son sens critique de manière ouverte, un minimum de satisfaction et d’estime de soi. La question de la vérité et de la morale dépasse donc le chacun pour soi et la seule référence à l’individu, quelle que soit l’ouverture d’esprit et la bonne volonté qu’on lui prête. Certaines vies quotidiennes, même avec beaucoup de bonne volonté universaliste, laissent finalement peu de place à l’universalisme… Peut-être est-ce même de fait le cas maintenant pour le plus grand nombre des vies quotidiennes.

 

 

Fin de la première partie


                                                           Tout ceci étant dit, il faut reconnaître que le relativisme « A chacun sa vérité, sa morale », n’est pas seulement une thèse défendue par la philosophie spontanée d’individus insuffisamment exercés à la méthode de conceptualisation philosophique. Il se trouve que, de fait, il existe aussi des philosophies réfléchies qui professent le relativisme, et qui sont par là en désaccord avec les philosophies réfléchies qui professent la nécessité de maintenir ouvert un horizon d’universalité.

      Les sceptiques comme Pyrrhon, Hume ou Russell, les positivistes comme Comte ou Durkheim, les théoriciens de l’inconscient comme Marx, Nietzsche ou Freud, sont profondément relativistes et nient à la fois l’autonomie de la conscience individuelle, de la volonté et de la parole individuelle, et l’existence de Dieu ou de tout Absolu susceptible de réconcilier dans une seule vision simple le vaste ensemble des particularités du réel. Ils s’opposent en cela à Platon, Aristote, Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, à Descartes, Spinoza ou Leibniz, à Kant, Hegel, Husserl ou Bergson, qui eux affirment que l’individu conscient peut, par la raison ou par l’intuition plus ou moins directement liées au divin, à Dieu, accéder à une universalité qui dépasse tous les particularismes, qui les transcende. Malgré ce désaccord qui, pour être tranché, exigerait des développements extraordinairement longs, il faut bien reconnaître que le relativisme des philosophies réfléchies n’est pas le même que celui des philosophies spontanées, et qu’il ne revient pas à dire seulement : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale. » Ils nient par contre qu’on puisse sortir de la caverne au sens où l’envisage Platon, et même doutent qu’il y ait un extérieur de la caverne qui soit vivable et praticable… Ils envisageraient plutôt des réaménagements à l’intérieur de celle-ci. (Percer des vélux pour faire entrer la lumière,  briser les chaînes mais sans sortir. A propos, pour la pose des Vélux, si vous connaissez un bon menuisier charpentier à Nazareth, il est probable que Marx vous conseillera de faire appel à une autre entreprise.)

    Le scepticisme par exemple nie toute vérité, y compris d’ailleurs celles des sciences, et n’y voit que des croyances particulières. Il ne dira donc pas « A chacun sa vérité » mais « A chacun sa croyance en la vérité, son opinion, son illusion de posséder la vérité ou une part de celle-ci. »


          De graves objections peuvent facilement être opposées au scepticisme dogmatique de Pyrrhon, qui prétend savoir et démontrer qu’on ne peut rien savoir, que rien n’est certain, que la seule sagesse consiste non à juger mais à s’abstenir de juger, suspendre son jugement dans l’épochè (prononcer époquè ou épokè). Si on ne peut rien savoir, comment peut-on savoir qu’on ne peut rien savoir, peut-être faut-il continuer à chercher au lieu de suspendre son jugement ? Si on ne peut rien juger, comment peut-on juger qu’il est sage de suspendre tout jugement ? Si rien n’est vrai, pourquoi le scepticisme serait-il plus vrai qu’une autre philosophie ?


         Le scepticisme mitigé de Hume est plus subtil, il dit qu’il n’y a que des croyances, que son propre scepticisme à lui, Hume, n’est que sa croyance intime, mais qu’il n’est même pas sûr d’avoir raison d’être sceptique. Il attend même qu’on lui démontre qu’il a tort d’être sceptique, de douter. Il ne dit pas savoir que ni les maths ni la physique ne sont des sciences, il dit seulement qu’il en doute : Il se pourrait que ce soient de simples croyances qui portent soit sur des idées dont les objets n’existent pas (le point, le cercle, le triangle parfaits existent-ils ?) soit sur des habitudes auxquelles on ne comprend rien et dont on ne sait si l’avenir les confortera (Le soleil se lèvera-t-il demain ? Le pain qui m’a nourri hier m’empoisonnera-t-il demain ? Qui peut démontrer que l’avenir sera comme le passé, n’est pas plutôt une croyance qu’un savoir ?)

     Plutôt que de croire en la raison, plutôt que de croire en Dieu, Hume ne croit qu’en la croyance, avec son incertitude et sa fragilité fondamentales. C’est donc une croyance réfléchie, une croyance en la croyance, un relativisme réfléchi.

    Cependant si Hume prend la peine d’écrire des livres et prend la peine de soutenir sa croyance par des arguments, c’est bien qu’il croit que sa croyance a une certaine légitimité, qu’il y a une certaine vérité du scepticisme, impossible à prouver. On peut penser que pour lui, lorsque les différentes prétentions à la vérité universelle se seront peu à peu heurtées à leurs limites, les esprits les plus informés finiront tôt ou tard par venir au scepticisme, bref il croit que le scepticisme est davantage vrai que les autres philosophies non sceptiques, il ne dit pas seulement « A chacun sa vérité ». Lui aussi croit que toute conscience est déterminée par des particularités qu’elle ne peut réfléchir ni posséder ni comprendre pleinement. L’impression de vérité serait seulement un fait particulier, seulement la vivacité de certaines sensations primitives et non une objectivité que la conscience atteindrait parce qu’elle serait le lieu singulier d’une certaine transcendance énigmatique mais réelle et universelle. Cette affirmation de Hume prétend quand même à une certaine vérité.

     De même le positivisme de Comte ou Durkheim, ou le communisme de Marx, sont des relativismes réfléchis. Relativistes, ces auteurs ne croient pas que la conscience soit le lieu d’une transcendance absolue liée à l’Absolu divin, unique Infini singulier, mais que la conscience n’est que le lieu d’une transcendance relative, la transcendance de la société sur l’individu, dans laquelle la société est un tout particulier, et l’individu une partie de ce tout. (Une particularité, et non une singularité par sa conscience, la conscience est ici simple reflet de l’activité du seul cerveau organe du corps.) Chaque individu a donc ses opinions en matière de vérité et de morale, parce qu’il est situé à une place particulière de la société, à un moment particulier de l’histoire des sociétés.

      Mais ils ne se contentent pas de dire : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », ils estiment que l’histoire progresse dans une direction qui n’est pas le fruit du hasard, et qu’elle tend soit vers l’âge positif, soit vers le communisme.

     Or dans leurs modèles, l’individu du futur aura quitté la croyance théologique ou métaphysique en un universel absolu, et renoncera à toute idée d’Absolu, en fera le deuil. La religion disparaîtra et l’homme athée sera enfin aussi heureux et aussi libre qu’on peut l’être, soit parce que la science et la technologie rétabliront spontanément l’ordre dans la société en lui apportant le bonheur désiré depuis toujours, soit parce que la lutte des classes finira par supprimer les contradictions qui mettent la société en conflit, et imposera le triomphe de la seule classe subsistante, le prolétariat, mettant par là fin aux classes sociales et le libérant de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y aura donc dans l’avenir de l’histoire une philosophie qui s’imposera d’elle-même, par la seule force des faits, et qui sera la philosophie positiviste ou la philosophie marxienne. Il y aura donc un accord général des esprits en matière de morale et de vérité, malgré le relativisme de ces modèles. On parvient donc déjà, avant même l’affirmation d’un véritable universalisme, à dépasser le relativisme de l’opinion de chacun qui contiendrait tout notre rapport à la vérité et à la morale. On le dépasserait encore davantage donc si l’on examinait les philosophies réfléchies universalistes sur cette même question.

        Auguste Comte ou Emile Durkheim, Ludwig Feuerbach et Karl Marx, ont raison de dire que l’individu n’est rien sans la société, et que la société est davantage qu’une addition ou une somme d’individus, ce par quoi ils s’accordent avec leur antithèses universalistes que sont Kant, Hegel, ou le christianisme pour qui l’individu appartient essentiellement à une Eglise et où Dieu est lui-même ouvert à soi-même comme à un autre, en tant que Trinité. La question reste donc ouverte de savoir si la société est la seule réalité qui existe au-dessus de l’individu, même s’il reste certain qu’elle soit la seule transcendance qu’on puisse observer et constater de fait.

   La question reste ouverte de savoir si une transcendance plus absolue que celle de la société peut dynamiser la conscience, la parole, la volonté et leur prétention à la vérité, à la moralité, à la justice ou à l’art. Il reste cependant certain que relativistes ou universalistes, les philosophies réfléchies ne disent pas seulement « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », mais qu’elles affirment une certaine objectivité qui transcende la simple particularité individuelle.

 

   

                                                     Le relativisme, spontané ou réfléchi, ne peut pas prouver qu’il a raison, sinon il donnerait à la raison une autonomie qui contredirait son relativisme, qui le ferait sortir du relativisme. La possibilité que la singularité infinie de Dieu, dans sa spontanéité créatrice antérieure à la réflexion, soit la transcendance qui rend possible l’ouverture à la vérité vers l’unique réel, dans la conscience, la parole, la volonté et la société, reste une possibilité ouverte mais n’est pas davantage prouvée puisqu’elle envisage la raison elle-même comme une énigme, comme la Singularité fondamentale qui traverse toute chose et dont le temps irréversible, indéfinissable, est la signature.

      Quoiqu’il en soit, une seule hypothèse est ultimement vraie, ce en quoi on ne peut pas seulement dire : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale. »

    

     

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commentaires

R
<br /> Bonjour Monsieur,<br /> <br /> <br /> Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi mais j'étais ancien préparationnaire HEC au Loquidy en 2002. Nous nous étions revu dans un pub à Nantes il y a environ deux ans.<br /> <br /> Je me permets de vous recontacter car je reste toujours ardemment intéressé par la philosophie même si je vous avoue que mes bases auparavant acquises grâce à vos cours sont maintenant lointaines.<br /> Bien qu'étant doctorant en sciences de gestion depuis Février (thèse sur la Finance carbone), je relis Nietzsche et notamment la Généalogie de la Morale avec beaucoup d'attention.<br /> <br /> <br /> Nous sommes avec un ami très intéressés par connaître notamment l' origine de la morale –et finalement aussi de la religion : l’intérêt. En effet, Il est de mon intérêt d’être moral et qu’il y ait<br /> un Dieu. Cela nous pouvons le concéder à Nietzsche. Mais comme il le dit ; l’origine de la morale va être en même temps son fondement (par fondement d’une idée, nous entendons, selon les deux<br /> acceptions possibles, sa vérité ou sa valeur).<br /> <br /> Si j'ai bien compris, Il affirme que saisir l’origine de la morale n’est que secondaire par rapport à un projet bien plus ambitieux : saisir sa valeur –ou son fondement. Cela à tel point que<br /> Nietzsche affirme que si l’origine de la morale était une erreur (par exemple, l’opinion qu’un peuple peut avoir sur sa morale), cela n’en diminuerait pas la valeur.<br /> <br /> Pourtant, au fur et à mesure de ma lecture, je ne peux que me rendre qu’à l’évidence : Nietzsche ne passe jamais à la question propre du fondement de la morale, et ne parle de celle-ci qu’en terme<br /> d’origine. La condamnation de la morale s’opère donc à partir de la mise au jour de son origine, selon un raisonnement qui n’est jamais opéré explicitement, -un comble alors qu’il s’agit du cœur de<br /> la condamnation nietzschéenne de la morale !- et que l’on pourrait résumer ainsi : l’origine de la morale est l’intérêt ; or l’intérêt est une chose méprisable, ayant une valeur négative donc la<br /> morale est une chose méprisable, sans valeur.<br /> Ce raisonnement, a priori évident, est en fait une confusion qui ne nous paraît pas pouvoir être acceptée, pour de multiples raisons.<br /> <br /> Par conséquent, j'aimerai bien vous revoir sur Nantes avant que je ne parte sur Paris. En effet, je vais signer un contrat CDI avec la Caisse des dépôts et Consignations de chercheur à partir de<br /> Septembre. Cela va être pour ma part une étape nécessaire dans mon projet professionnel orienté vers la carrière d’enseignant chercheur en Finance.<br /> <br /> Je vous souhaite de bonnes vacances. Dans l'attente de vous revoir,<br /> <br /> Très cordialement<br /> <br /> Yves RANNOU<br /> 0608007764<br /> 0251136085<br /> <br /> <br />
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