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26 octobre 2011 3 26 /10 /octobre /2011 16:11

                Après avoir développé Démocrite, Platon, Aristote, à l'aide de concepts logiques finis, nous avons risqué l'hypothèse de l'infini antérieur au fini. 

    Chez démocrite, l'esprit est de la matière subtile, particulière et composée de particules fines qui interagissent avec les particules plus grossières qui composent la matière sensible. Mais des particularités ne suffisent pas à être la pensée de l'universel.

   Chez Platon et Aristote, l'esprit est l'intellect fini et immobile, c'est la pensée du Tout, de l'universel immobile et immatériel. Mais on ne parvient jamais à unir cette pensée du Tout à notre corps particulier. 

 

      C'est pourquoi nous avons risqué l'hypothèse de l'infini antérieur au fini, qui se transcende, et qui est à la fois soi-même et un autre et les deux, à la fois mobile et immobile et les deux, singulier et pluriel et les deux, partie et tout et les deux, médiat et immédiat et les deux, un et trois, matériel et spirituel et les deux.

         Nous développons l'hypothèse jusqu'à rencontrer la contradiction qui puisse la supprimer ou l'expérience qui l'invalide, mais nous l'explorons pour voir si elle ne pourrait éclairer certaines choses étonnantes dont nous faisons, étonnés, l'expérience: les notions d'altérité, de singularité, et les paradoxes de l'infini, qui met souvent en difficulté la logique du tiers-exclu, reçoivent eux aussi un éclairage: s'il est absurde de tout expliquer ou de tout formaliser, peut-être peut on comprendre pourquoi, et donner un sens à cette étrange ouverture qui traverse notre expérience du réel, axée autour de la notion de distance

 

 

 

 

 

        La question du sens : individuation                                 

                           et ouverture.

 

 

         La question du sens : que signifie le temps irréversible ? Quel projet peut motiver l’infini antérieur au fini à donner l’existence au fini alors qu’il n’a pas besoin du fini pour être l’infini (Il s’agit donc d’un infini existentiel créateur et non d’un infini existentiel producteur (façon Spinoza) ni d’un infini logique total producteur (façon Hegel) ni de ce mixte qu’est l’infini de Leibniz, qui tente le créateur mais ne réussit que le producteur, qui tente le libre arbitre mais ne réussit que le déterminisme interne substantiel, l’automate spirituel monadique, qui tente la morale mais ne réussit qu’une éthique.)

 


 

        Que signifie que Dieu donne l’existence au fini ? Cela signifie que le fini n’a pas besoin de Dieu, qu’il reçoit l’existence comme un don. Donner c’est donner. Nous n’avons pas besoin de Dieu. Cela signifie que nous pouvons vivre une vie suffisamment bonne sans nous soucier de Dieu et mourir rassasiés de jours après avoir contentés nos besoins ainsi que tous les désirs particuliers finis que nous avons pu avoir. Cela signifie que nous pouvons atteindre une sagesse suffisante pour consentir sereinement à la mort comme l'ont fait bien des matérialistes et des athées qui ont été des modèles de courage et d'humanité.


        Nous n'avons pas besoin de l'altérité, ni de l'infini, un besoin est fini et peut se satisfaire. L'altérité est liée à l'insaisissabilité d'autrui, elle ne satisfait aucun besoin, mais ouvre le désir, l'espace de distance du désir. Nous n'avons pas besoin de Dieu mais nous pouvons le désirer.


        Nous pouvons désirer l'infini, la Gloire, l'altérité, l'ek-sistance, dont nous n'avons nul besoin. Nous avons seulement besoin de manger, dormir, boire, satisfaire nos pulsions.

 



    Qu’est Dieu ? Il est liberté totale. Il est tout tant qu’il n’a pas donné l’existence au fini. L'Infini en se donnant n’est pas tout puisqu’il génère un autre hors de soi, mais cet autre est lui-même donné, qui se donne à son tour : Il est à la fois tout puisque les autres personnes de la Trinité sont son propre don de soi, et n’est rien puisqu’il s’est infiniment donné, totalement donné. A la fois tout et rien, tiers inclus.

 


  Mais sitôt qu’il donne l’existence au fini, il cesse d’être tout : il donne l’existence à ce qui n’est pas Dieu. Pourquoi ? Il est totalement libre, peut ne pas donner l’existence au fini, n’a nul besoin de le faire et donne de sorte que le fini n’ait nul besoin de lui. Pourquoi un tel don gratuit ? Il s'agit d'une possibilité existentielle gratuite, d'une grâce, ce n'est donc ni une chute, ni une émanation, ni une nécessité logique par effet de système. L'existence du fini est alors dans cette hypothèse envisagée comme un cadeau, un don: un Présent.

 

 

 

       Dieu est libre, rien ne peut le déterminer de l’extérieur tant qu’il n’a pas créé le fini. En créant le fini, il est Dieu qui crée le non-divin, une forme d’altérité autre que l’altérité de l'infini donateur pour l'infini donné ou du donné et du donateur pour leur être ensemble. Quel est le sens de cet acte ? Proposer la liberté à ce qui n’est pas libre, proposer l’infini et l’absolu à ce qui est fini et relatif, proposer l’amour à ce qui n’est pas de soi-même amour. Le proposer de façon à ne pas l’imposer, de façon à ce que l’amour puisse être choisi librement.

 

 

 


     Comment comprendre le sens de départ de la création, son alpha, si ce n’est en regardant ce que cette création peut donner de meilleur en oméga ? Qu’y a-t-il de plus libre que de consentir librement à l’altérité, qu’on ne maîtrise pas et qui ne nous maîtrise pas ? Qu’y a-t-il de plus sublime qu’aimer et être aimé au sens du libre consentement à l’altérité ? Toute la création, qui existe suffisamment pour elle-même et non pour Dieu puisque Dieu lui donne gracieusement l’existence, trouve l’accomplissement de son sens dans la libre compréhension du sens qui la fonde et rend raison de son existence.

 

 


    Les animaux effectuent aussi la synthèse du temps et ont un apparaître qualitatif qui intègre le plaisir et le déplaisir, ils aiment fusionner et jouer, ils jouissent de la fusion avec la nourriture et de la fusion sexuelle, de la fusion avec la chaleur, la fraîcheur, ils jouissent d’éprouver en eux la puissance, ils se mangent les uns les autres et s’aiment ainsi, à leur niveau d’ouverture. Lorsque leur corps est en fête, il vibre en tous sens comme s'il désirait sortir de lui-même, outrepasser les limites marquées par ses contours. Leur corps est un corps de souffrance et de jouissance, que la science n’a jamais expliqué car on n’explique pas les couleurs, les sons qualitatifs, l’orgasme, on n’explique pas le trésor des saveurs pas plus qu’on n’explique la poule aux œufs d’or, qu’on tue en voulant l’analyser, la disséquer, pour en expliquer le mécanisme.

 

 


 

      Il n’y a pas de mécanisme de la poule aux œufs d’or, il n’y a pas de mécanisme du Secret, il n’y a pas de fonctionnement de la conscience ni de la parole ni de la volonté ni du désir, l’altérité ne fonctionne pas non plus. Les vivants vivent et célèbrent, mais ne fonctionnent pas ni ne remplissent des fonctions. Célébration, fête, joie ne sont pas des mécanismes. La grâce, seule chose qui nous fait vraiment puissamment vivre, est grâce, rien d’autre. Elle ne se montre pas, toujours le don est anonyme, secret, depuis une source cachée, sinon ce n’est pas le don mais une fonction, une opération, quelque chose de conceptualisable et concevable qui de ce fait n’est pas complètement bluffant. Or Dieu est complètement libre et étonnant.

 

 


 

     Dans l'acte mystérieux de créer,la seule chose qui intéresse Dieu qui est libre, c’est de donner la liberté à ce qui n’est pas lui. Or on ne peut mettre la liberté en quelqu’un de l’extérieur, aussi Dieu ne peut-il nous faire libres car sinon nous ne serions pas libres mais conditionnés par Dieu à être libres, ce qui est absurde. Dieu n’est pas un dictateur qui a peur et qui a besoin de tout maîtriser pour se sentir libre, il n’a pas peur donc il peut se donner totalement et se faire plus bas que tout. Il ne peut donc pas donner la liberté mais la proposer. Ou donner un degré de liberté qui est proposé à des dépassements possibles par libre consentement.

 


 


   Si un infini antérieur au fini, que rien n'aliène puisqu'il est Tout, voulait donner la liberté à ce qui n'est pas lui, comment procèderait-il ? En nous proposant la lilberté et en nous provoquant à être libres, comme on invite à un Banquet: « Aide-toi et le ciel t’aidera » disent les Evangiles en reprenant une vieille parole d’Esope le grec. « Lève-toi et marche », « cherchez et vous trouverez ». On ne libère pas quelqu’un à sa place, on ne fait pas à sa place le travail de se heurter courageusement au Réel, on l’incite à le faire lui-même, car toi seul peux te libérer, car te posséder librement toi-même comme Dieu se possède Lui-même, toi seul peux le faire par toi-même. De même que Dieu pour se posséder librement se donne totalement à un autre et se reçoit de cet autre (réflexivité médiatisée par l’altérité, et non réflexivité d’un retour sur soi solitaire, pas la pensée de la pensée d’Aristote, mais le risque de l’autre par quoi je me possède, on ne possède que ce que l’on peut donner, on ne se possède que si on fait le deuil de soi-même, si on se lâche, lassen, gelassenheit, sérénité, dit Heidegger.) Je dois pour me posséder pleinement moi-même et pour maîtriser tout ce qui est maîtrisable en moi consentir à l’altérité et au risque, à l’ouverture, altérité proposée à la fois par Dieu et par autrui, qui sont le même commandement de vouloir le risque. (Freud n’a pas compris ce qu’est le « aimer » des Evangiles, qui est la volonté de s’exposer à la grâce, l’acte volontaire de s’abandonner à l’altérité dans l’expérience affective de la sérénité qui est pleine et entière possession de soi-même dans la dépossession, bref le tiers inclus qui n’a cure des contradictions du fini et qui consent à l’infini avec le fini, c'est pourquoi Freud dénonce la contradiction qui consiste à commander d'aimer, comme si on pouvait faire du sentiment d'attachement affectif un effet de la volonté: Freud a raison mais passe à côté du sens spécifique du commandement évangélique qui n'a de sens que dans un vaste contexte.)

 


 

            Le sens de la création c’est d’avoir donné l’existence au fini de sorte qu’à un moment où à un autre, dans le vaste jeu du travail de la matière sur elle-même, finisse par émerger des vivants conscients aptes à consentir librement à l’amour. L’énergie primordiale n’est pas n’importe quoi, et l’espace-temps non plus, il s’y marque une tendance à l’ouverture, sans cesse dynamisée par la présence de l’infini qui traverse le fini.

 

 


     Il ne suffit pas de constater qu’une molécule est davantage qu’une somme d’atomes, ou qu’une cellule est davantage qu’une somme de molécules, il faut aussi chercher à comprendre ce fait, et on peut largement le rattacher à cet autre fait que les morceaux de matière n’ont pas toujours été extérieurs les uns aux autres puisqu’à l’origine ils sont fondus dans cette dense énergie primordiale d’avant l’expansion.

 


     Le temps est d’abord la manière qu’à cette énergie de s’épandre hors de soi, puis lorsque des particules se forment (300 000 ans après l’origine disent les scientifiques ?) alors seulement commence cet espace temps perceptible comme un jeu démocritéen d’extériorité , qui n’est qu’un aspect du réel et non tout le réel comme le prétend l’atomisme.


 


    Or lorsque des particules s’assemblent et forment des totalités, il se produit un changement d’échelle par quoi le tout transcende la somme de ses parties. Mais on ne passe que d’une particularité finie à une autre particularité finie plus vaste, on ne passe pas du particulier à l’universel, ni de la partie au Tout. Dans la cellule apparaît la distinction d’un intérieur et d’un extérieur, se constitue un soi, une autoimmunité, une autoreproduction, une automotricité, un se nourrir, se développer...qui n’existe pas à l’étage moléculaire.  C’est même dans la cellule que les molécules vont se complexifier de façon inouïe et impensable hors des murs poreux de l’individu cellule qui échange avec l’extérieur, pratiquant déjà l’import/export et ayant ses usines (appareil de Golgi, mitochondrie).

 

 


     Mais ce ne sont là que des nouveautés particulières : respirer, se diviser ou se reproduire par mitose pour accroître la taille de l’organisme, se reproduire par méiose pour combiner son patrimoine génétique avec un autre organisme dans le cas de la reproduction sexuée sont toujours des couples matière forme particuliers, qui donnent des performances particulières, mais aucun n’est la pensée de l’infini ouvert ni du réel comme totalité absolument omni englobante !



      Au-dessus de la cellule, l’organe lui-même intégré à un organisme lui-même intégré à un environnement naturel et social, qu’il soit animal ou humain.

 

 


      Jamais la cellule ne s’intéresse individuellement à l’organisme qui la transcende et dont elle n’est qu’une partie, même l’animal ne conçoit jamais des théories de la société dans laquelle il est immergé et dont il n’est qu’une partie. Or l’individu humain, qui n’est presque rien sans la société qui le contient, comme on le voit avec Victor de l’Aveyron, peut, par la médiation d’une part de la société et d’autre part d’autrui, (je ne confonds pas les deux ! tant il est vrai qu’on peut vivre longtemps en société sans jamais rencontrer autrui !)  accéder au langage, à des techniques, à des pressions qui lui font différer la satisfaction de ses désirs immédiats, peut devenir quelqu’un, quelque singularité. Or l’individu n’est pas une partie de la société, il est singulier, il est le lieu où peut s’opérer le silence, où l’étonnement radical peut prendre corps, où peuvent être envisagées intellectuellement et affectivement la possibilité du rien autant que la possibilité de l’infini ouvert.

 

              Quand la société s’empêtre dans des impasses ou des contradictions, il est possible à un individu conscient de faire le point, de se mettre à distance de cette société, de la critiquer, de la juger, depuis ce singulier recul de la conscience, de la parole, du désir ou de la volonté qui ne sont pas des parties de la société, contrairement à une classe sociale ou à un comportement social qui sont des parties de la société.

 

 


                                        Avec l’homme individuel conscient, c’est la première fois dans l’univers qu’une partie d’un tout plus vaste qu’elle peut penser ce tout qui la transcende, peut le penser en elle et le dépasser à son tour d’une certaine façon : car si la société fait des choses que l’individu ne peut pas faire, comme la science, la technique, la politique, et toutes les institutions de l’éducation, l’individu fait des choses que la société ne peut pas faire, comme être conscient, faire silence, penser l’infini ouvert, démontrer, penser l’universel et la nécessité qu’il soit davantage qu’une addition de particularités, bref l’individu peut rencontrer la Singularité, ce dont aucune société au sens des sociologues n’est capable. Contrairement à ce que laisse vaguement entendre Marx, la société ne peut jamais s’autoréguler efficacement si elle ne centralise tout cela dans cette conscience-parole-volonté individuelle qu’on appelle un Chef, qui seul incarne une volonté politique. Pourquoi les groupes se donnent-ils un chef et pourquoi ne choisissent-ils pas le plus idiot, le plus enfermé dans sa particularité, mais au contraire le plus ouvert et le plus libre, le plus charismatique aussi ? (de Charis, grâce, qui donne charité…) Le plus ancien et primitif des pouvoirs est le pouvoir charismatique. De là le zèle que suscite celui qui a le charisme, et sans ce zèle rien ne fonctionne comme le dit clairement Christophe Dejours dans ses admirables essais sur le travail vivant. Il faut quelque enthousiasme pour faire un monde consistant. Est-il possible que tous les hommes se retirent dans le désespoir d'André Comte-Sponville, même s'il est joyeux, ou dans les jardins d'Epicure? C'est toute l'audace de la science, de la technique, de la démocratie, dont il faudra faire le deuil, mais justifier cette idée est trop long ici.

 

    

              Jamais on ne comprendra l’impact énorme que certains individus ont sur l’histoire si l’on omet cet aspect. Bouddha, Socrate, Jésus. Nous datons sur toute la terre nos années après la naissance d’un individu, un certain J.C.., qui n'est peut-être pas sans lien avec le fait de la mondialisation. Nullement adepte de l’individualisme, ce J. là pense l’individu comme le lieu du dépassement de l’individu, comme le lieu de l’ouverture sur l’infini par consentement.

 

   

             Plutôt que d’écrire et de triompher, il s’est effacé, dérobé aux regards pour laisser vide et béant l’espace inoccupé d’une liberté à construire : lève-toi et marche ! [Pourquoi suis-je ici en train d'écrire et de sembler triompher des difficultés, avec tant de suffisance, d'orgueil peut-être? Ne devrais-je me taire? Mais c'est que l'homme Jésus était important, il serait même vrai homme et vrai Dieu, la suite de l'histoire a au moins montré qu'il a été important, tandis que je puis écrire parce que je ne parle qu'à quelques uns et pour avancer avec eux, n'étant qu'un homme.] Avec Marcel Gauchet et Henri Bergson, avec Nietzsche et Feuerbach, avec Heidegger et Hegel, avec Cournot et bien d'autres  assez informés et un peu réfléchis, nous prétendons que l’idée de progrès est une idée religieuse, que l’incarnation est l’événement singulier qui a déclenché la visibilité d’un processus de mondialisation et de progrès, d’affirmation de l’individu et du risque, et qui a fait sortir l’humanité des sociétés traditionnelles dans lesquelles le sacré est séparé du profane par une cloison étanche, aussi étanche que la cloison qui sépare le monde sublunaire chez Aristote avec ses quatre éléments, du monde supralunaire avec son éther, la quintessence, le cinquième élément, mathématisable et parfait, qui va devenir Liloo, l’amour, dans le film de Luc Besson, amour venu du ciel et sauvant l’humanité, amour qui a donné à l’homme le droit de transformer la nature et de dominer la planète parce qu’il n’est pas seulement une partie de cette nature.

 


         Mère Nature avec qui il a jadis fusionné n’est qu’une de ses racines, celle, finie, de son passé particulier, mais il a une autre racine, qui se tient à la fois avant la fusion et est plantée devant lui, dans l’à venir, dans le prochain, dans le risque de l’altérité, et cet autre qui n’est pas la Mère est la figure du Père, avec qui on n’a pas fusionné dans le passé, aussi loin du fini qu’est l’infini, la distance forte, celle qui coupe le cordon. Celle en un mot qui suscite l’étonnement, le suscite encore et toujours, et le re-suscite infiniment : la Grâce !

 

        Dans cette hypothèse de l'infini comme risque, don de soi, présent, le sens de la création serait donc l'amour. Dieu désire être choisi en tant qu'il est amour, non en tant qu'il est grand, puissant, majestueux. Certes il est plus petit que ce qui est petit et plus grand que ce qui est grand, mais il est d'abord et avant tout grâce, présent, don. Etre libre c'est pouvoir se donner, se posséder pleinement c'est pouvoir se donner. On ne possède vraiment que ce dont on peut se défaire, car les choses dont on ne peut se défaire nous possèdent autant que nous ne les possédons.

    L'animal possède-t-il son instinct? N'est-il pas possédé par lui? Possédé-je mon inconscient? Ne suis-je possédé par lui? Certes il est une partie de ma liberté, mais pas la plus ouverte, il n'est pas le plus grand degré de ma liberté. 

 

      Ainsi Dieu choisit de ne pas se montrer sous la figure d'un homme puissant, riche, ayant des armées, pouvant dominer: les hommes attendent un Dieu majestueux et puissant, qui permette à ses adhérents de dominer, d'être victorieux: or voilà que Dieu refuse cette image qu'on se fait de lui et se montre comme un nouveau-né dans une mangeoire d'animal, un enfant nu, dont les parents ne sont ni riches ni puissants.

 

                  C'est bien un roi, mais sa couronne est d'épines, son manteau pourpre est déchiré, il fait scandale parce qu'il renverse la religion traditionnelle, il met le tout puissant en position de serviteur, il affirme des valeurs d'égalité. L'amour veut l'égalité, quiconque aime vraiment ne veut pas se mettre au-dessus de ceux qu'il aime. Il invite chacun à risquer l'altérité, à risquer autrui, à risquer la parole qui libère, à risquer un avenir qui soit davantage que le présent. 

 

     A écouter le Jésus des Evangiles, on dirait qu'avec ses guérisons par la parole, il a inventé la psychanalyse presque deux mille ans avant Freud et a déjà prévu Dolto et Lacan, on dirait aussi qu'il connaît la phénoménologie et les paradoxes de l'herméneutique, faisant dire à Jean: "Celui qui vient derrière moi est passé devant moi parce que avant moi il était". Il se transfigure, son corps devient brillant comme s'il transformait sa matière en énergie, comme s'il accédait déjà aux équations d'Einstein et savait que la matière n'est pas composée d'atomes impénétrables placés dans le vide. 

 

 

     Il n'écrit rien, comme Socrate, mais suscite un zèle de transformation de la situation faisant comprendre que l'amour est plus fort que tout, qu'il peut soulever des montagnes pour qui croit en lui de toutes ses forces. Enfin il met à égalité le commandement d'aimer son prochain, de s'aimer soi-même et d'aimer Dieu, comme s'il comprenait que l'Absolu n'est pas de dominer, ni d'être grand, mais de libérer les autres, d'être relation à autrui qui féconde le désir, porte du fruit, propose à l'autre de grandir dans cette estime de soi sans laquelle on ne peut aimer personne. Même Nietzsche, l'antéchrist, ne voit aucune personnalité plus géniale et libre que le Jésus des Evangiles, auquel il refuse toutefois le nom de Christ. C'est un grand hommage de la part de Nietzsche. Nietzsche, qu'on ne peut soupçonner de prosélytisme, va même jusqu'à penser que l'occident moderne est animé par le christianisme, et ceux qui n'aiment ni l'Occident moderne, ni le christianisme, n'ont guère de zèle pour réfuter ces affirmations qui sont d'ailleurs, chez Nietzsche, très argumentées, comme chez Hegel ou chez Bergson d'ailleurs.


    C'est un individu, mais il ne semble pas refléter seulement le potentiel de son époque, il semble le dépasser et anticiper des perspectives qui ne seront comprises que bien plus tard.

 

 

          La liberté, c'est à nous de la faire et de transformer tout ce qu'il faudra transformer, mais seulement en vue de l'amour. On dirait que l'Occident à tout retenu de cette leçon, et a osé tout transformer, mais a juste oublié de mettre l'amour au centre: la science devenue idole, la technique devenue idole, le profit et l'argent devenus idoles, l'individualisme et le jeunisme devenus idoles, au point de jeter le discrédit sur ces choses pourtant si bonnes à condition de n'être pas érigées en fin en soi mais simplement en moyens et subordonnées à l'amour qui seul leur donne un sens durable et solide.

  

 

                  Discrédit sur la science pourtant formatrice de rationalité et de sens critique, discrédit sur la technique qui permet d'être puissant et responsable, évitant la paresse et la fadeur de l'amour angélique qui n'ose se heurter à la résistance du réel dans un vrai travail patient de transformation, discrédit sur l'argent qui est un moyen génial et libérateur de favoriser l'échange, discrédit sur la raison qu'on finit par croire subordonnée à n'importe quelles puissances de sorte que le relativisme est devenu la philosophie spontanée du grand nombre.


 

                   Ni petit ni grand, l'infini antérieur au fini est don de soi, présent. Invisible de l'extérieur, il travaille dans le secret, mais sa puissance est stupéfiante. Car il est encore plus grand d'être grand sans que cela se voie que de l'être de manière spectaculaire. Notre science et notre technique seront vraiment puissantes lorsqu'elles sauront jouer avec la nature sans détruire sa dimension d'altérité forte si nécessaire pour nous ressourcer, dont nous n'avons nul besoin mais qui nous fait plus vivants, et que nous désirons. 

 

 

         Nous continuons d'affirmer, sur la base de l'hypothèse de l'infini antérieur au fini, qu'il s'agirait de reconnaître la réalité du risque, ce risque comme celui de traverser la mer rouge et de s'aventurer dans l'inconnu d'un avenir qui échappe à nos prises, ce risque de croire que l'individu humain est le lieu de la lumière, est le temple sacré, est le sel de la terre s'il consent à l'infini et à l'altérité qui sont en lui cachés comme un trésor précieux: un talent. Toute notre vie est de trouver notre vrai talent. C'est d'ailleurs ce que prétend une démocratie, celle des Etats-Unis d'Amérique, lorsqu'elle prétend que les droits de l'homme comme individu sacré ne sont pas une invention de la raison raisonnante, mais une affirmation risquée par les Evangiles, où il est dit: vous êtes le sel de la terre, la lumière du monde, le temple de l'esprit, ce qui justifie de mettre à la même hauteur le commandement d'aimer Dieu, d'aimer autrui, de s'aimer soi-même.

 

 

        Si le risque est réel et si l'infini est ce que nous disons, alors la foi au progrès est toujours fondée, et l'échec du hégélianisme, du positivisme comtien, du marxisme -  tous nourris de christianisme dont ils n'ont jamais gardé le véritable centre,  à toujours vouloir mettre à la place de l'amour autre chose qui serait plus efficace - ne doit pas nous dissuader de croire que le progrès est possible, il suffit simplement de savoir de quel progrès on parle. 

 

 

 

                                                                            Nous dégageons ici le sens du temps : faisons l'hypothèse qu'il n'existe pas et voyons les conséquences, afin de voir ce qu'il apporte. Si le temps n’existait pas, il pourrait cependant exister une nature intemporelle, qui serait ce qu’elle serait, une fois pour toutes. Si être libre c’est être soi-même, alors cette nature serait libre et rien ne la déterminerait de l’extérieur. Sans temps, je serais ce que je suis sans pouvoir me choisir ni rien y faire: je serais ce que je suis par nature, mais pas par liberté.


    L’atome de Démocrite est une telle nature. Et s’il n’y avait le clinamen, l’infinité des atomes tombant dans le vide à la même vitesse ferait que chaque combinaison d’atomes resterait elle aussi éternellement identique à soi-même, donc libre et en chute libre…


 

      Par contre, si le temps existe non comme changement de position des même atomes dans l’espace, mais comme poussée du fini hors de soi par la présence de l’infini extatique, alors nous qui sommes finis pouvons librement consentir à ce don ou nous y refuser tout aussi librement puisque ce don se donne à nous gratuitement. Nous pouvons ainsi contribuer à notre propre création puisque nous pouvons poser des actes qui décident de ce que nous voulons être, et donc nous pouvons devenir co-créateurs de nous-mêmes : voilà qui suffit à donner un sens profond et puissant au fait que le temps soit.

 

 


 

          Reste l’objection suprême : comment expliquez-vous les tortures, le sadisme des méchants, les cataclysmes naturels, les maladies infâmes, si Dieu est amour et que sa grâce traverse tout ?

    

 

 

                                 Cette objection, Fedor Dostoïevski l’a prise très au sérieux, dans son chef d’œuvre Les frères Karamazov, qui sont trois parties de Dostoïevski lui-même : Aliocha est sa part mystique, Ivan sa part intellectualiste et incroyante, Micha sa part de force vitale. (Dostoïevski était à la fois un sportif, un intellectuel et un enthousiaste: corps vivant, raisonnant et parfois exhalté.)

 


     Pourquoi Ivan est-il athée ? Il le dit clairement à Aliocha, racontant l'histoire d'un village. Des soldats étrangers y entrent et pourraient tout piller d’emblée... mais leur chef en a décidé autrement. Les habitants sont rassemblés sur une place et apeurés se tiennent sur leurs gardes. Le chef des soldats semble vouloir détendre l’atmosphère, une femme est là, debout, son enfant d’environ un an dans les bras, tendue et inquiète. Alors le militaire commence à chatouiller l’enfant sous le menton et obtient un sourire. Peu à peu l’atmosphère se détend, les villageois entrevoient une issue. Le chef des soldats, souriant vraiment maintenant, prend l’enfant et le fait sauter en le lançant doucement et le rattrapant, de sorte que le bébé tout confiant se met à rire, et enfin s’installe la confiance.


   Lançant l’enfant qui rit aux éclats, le soldat le rattrape soudain de son poignard, qu’il avait promptement dégainé sans que personne ne s’y attende, face à la mère horrifiée devant le corps transpercé de son bébé.

 

Voilà Aliocha pourquoi je ne crois pas en ton Dieu d’amour.

 

 


 

       Nulle réponse d’Aliocha.

 

 

Mais on devine à la suite du roman le sens de ce silence. Anéantit-on une araignée en poignardant devant elle sa progéniture ? L’horreur est immense à proportion qu'est grande l’attente d’amour et  l’attente de sens qui est en nous. Elle nous la révèle. Loin de nous apprendre que rien n’a de sens, elle nous montre au contraire l’infini désir de salut qui nous habite, et l’horreur est à proportion de ce désir. Le bouddhisme l’a bien compris d’ailleurs qui propose pour supprimer la souffrance de supprimer le désir, renonçant ainsi à transformer le monde, non par simple fatalisme, mais avec en plus la conviction que la conscience n’est qu’une illusion matérielle superficielle.

 

 


       A proportion donc que l’univers engendre des individualités qui s’éloignent du morceau de roche pour devenir plus vivantes, plus riches d’intériorité et d’extériorité (car plus mon corps est riche, plus vaste est pour lui le monde avec lequel il échange), à proportion leur attente de jouissance s’accroît, à proportion elles sont exposées à la possibilité de la déconvenue, de la frustration, de la souffrance. L’absurde ne révèle pas l’absence de sens mais la trahison du sens : il n’y a pas d’absurde pour les graviers et les cailloux, il faut le positif du sens pour faire apparaître du non-sens. Plus on est ouvert, plus on est risqué, et l’homme qui n’a pas dans son instinct de quoi se guider suffisamment est, de tous les vivants, le plus risqué, comme le dit Rainer Maria Rilke.

 


       C’est donc aux hommes de travailler pour que le monde soit fait de telle sorte que cette trahison n’ait pas lieu, car la liberté et le bonheur sont des œuvres proposées à la volonté des hommes de bonne volonté, qui œuvrent dans cette intention. Si Dieu faisait pour nous un paradis, et si nous n’étions pas gravement exposés à la mort, nous ne serions pas libres, et tout cela serait vide de sens. Le prix de la liberté est très grand, parce que liberté et dignité sont d’incommensurables réalités. La gratuité de la grâce est un risque, celui de la confiance, qui a un coût, celui de pouvoir être trahie. Parce que la liberté infinie, divine, doit être proposée à un vivant non divin, il faut que ce vivant vienne tout à fait d’ailleurs que de Dieu, du fini, certes posé par l’infini, mais à distance, comme tout autre que l’infini : fragile, mortel, vulnérable, exposé.

 


    Dans cette vulnérabilité, choisir Dieu non parce qu’il est éternel et puissant et invulnérable mais uniquement parce qu’il est amour, avant tout pour cela, et le reste seulement par surcroît, c’est en effet une incroyable histoire, une déchirante histoire d’amour qui est comparable en puissance dramatique, à la grandeur de la tragédie grecque, mais sans l’absurdité de la croyance au destin, sans l’absurdité du fatalisme. L’apparent manque de sens de toute existence finie n’est que le fait de la finitude, et non un fait indépassable. La bonne nouvelle (eu angelia en grec qui donne ev-angiles) c’est la résurrection par la grâce d’un Autre qui est amour don de soi, Agapè, qui inclut Eros sans se réduire à Eros, qui inclut la fusion mais tout en affirmant infiniment la distance, dans ce dépassement de la contradiction qui est le signe de l’infini dynamique et synthétique. (La foi en la Résurrection n'est donc ni la croyance en la Réincarnation, ni l'affirmation de l'immortalité de l'âme telle que la pense Platon, ou l'immortalité de l'intellect chez Aristote, immortalité qui est un fait de nature, non la grâce d'un autre, et qui est impossible à individualiser puisque le système conceptuel qui amène à penser cette immortalité est incompatible avec la notion d'une transcendance singulière, individuée.)

 


 

 

          Quiconque croirait vraiment en cette bonne nouvelle serait déjà dans la joie, n’aurait plus peur, et libéré de la peur n’aurait plus de comptes à régler, ni de vengeance, ni d’agressivité. Il n’aurait d’autre désir que de répandre autour de soi cette joie, comme on le voit chez les mystiques chrétiens ainsi que chez les mystiques en général, mais plus particulièrement les chrétiens qui sont poussés à l'action, à ouvrir des hôpitaux ou des écoles, comme l’a remarqué Henri Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion, écrit en 1932. Les Abbé Pierre et les Mère Térésa qui ont cru cela à un certain degré, comme François d’Assise, Thérèse d’Avila, Jean de la croix et quelques autres ont été très actifs à se confronter concrètement à l’absurde. C’est ainsi qu’ont été fondés des hôpitaux de charité, des institutions d’éducation pour orphelins ou des aides pour les pauvres dans un refus actif de la fatalité. C'est ce qui distingue cette mystique des autres mystiques, qui ne sont pas pour autant sans valeur ni sans effets.

 

         Sans égalitarisme idéologique, il existe une conviction de l’égalité en dignité des personnes quel que soit leur statut social, qui ne reconnaît de différences de dignité que dans l’exercice de la volonté, selon qu’elle est tournée vers la libération des autres ou vers leur humiliation sadique. Car c’est la liberté en autrui qui motive le sadique, on ne torture pas un gravier avec le même plaisir, ni un ver de terre. C’est l’insaisissable de la liberté d’autrui qui fait qu’on se sent comme un dieu en la trahissant, dans la jouissance d’être comme invulnérable parce qu’on a l’initiative de l’horreur. Exorciser la mort qu’on craint en terrifiant les autres, comme si on avait pouvoir sur la mort parce qu’on peut la donner. C’est encore parce qu’il y a du sens, en négatif, qu’il y a de l’horreur, et c’est cela qu’Aliocha pressent, contre Ivan : ce que le cœur pressent avec intelligence, contre l’intellect séparé de tout coeur, parce qu’il touche au plus profond du secret, au cœur du cœur.

 

 

 

            On n’explique pas le temps par le mouvement des atomes, on comprend le temps et son irréversibilité à partir du don, irréversible, et à partir de la seule manière possible, pour la liberté infinie, de proposer au fini une liberté qui soit vraiment liberté.

 

 

 

Qu’est-ce que la Schekinah ?

 

                En hébreu, schakan veut dire se tenir comme sous une tente, donc la Schekinah désigne une présence cachée.  Il s’agit en fait de la présence de Dieu dans l’ancien testament. Le fait que dans le nouveau testament Jésus soit aussi présent par mode de Schekinah est une manière de dire qu’il est Dieu et pas seulement un homme au sens préchrétien, mais par là il semble dire que tout homme est aussi présence de Dieu, et donc que les hommes ne sont pas ce qu’on croyait qu’ils étaient.


 

       Jacques Pohier décrit ainsi la présence de Dieu par mode de Schekinah : LOCALISATION MAXIMALE DE LA PRESENCE , DESIGNEE PAR UN ESPACE OUVERT.


 

      Il donne des exemples : Le tabernacle qui renferme caché le rouleau des tables de la loi est une localisation maximale de la présence, mais il est désigné par l’espace qu’ouvrent les ailes des chérubins placés de part et d’autre du tabernacle, dans l’arche d’Alliance transportée par les juifs.


     Le buisson ardent, qui brûle sans se consumer est localisation maximale, désignée par une voie qui sort et ouvre : va vers la terre que je te ferai voir, quitte ton pays. Espace ouvert donc. Moïse, peu doué pour la parole, s’inquiète : ils ne me suivront jamais, n’oseront quitter l’Egypte et pharaon qui les tient en esclavage, qui dirai-je qui m’envoie. La voix répond : Je suis qui je serai, Je Suis, c’est mon nom, tu leur diras que tu es envoyé par « Je Suis ».

 


     Les rois mages sont guidés par l’espace ouvert du ciel étoilé, ils suivent l’étoile la plus brillante, et elle les mène vers une localisation maximale de la présence : un bébé, dans une mangeoire. C’était avant la naissance du Christ, déjà ils étaient en chemin : espace ouvert.

 


     Des hommes désemparés rencontrent un inconnu qui échauffe leur cœur en leur parlant des écritures. Ils le retiennent à manger, puis à la fraction du pain, ils le reconnaissent. A ce moment, il disparaît à leurs regards, et ils sentent une puissante énergie en eux, qui ouvre un avenir. Disparition du Christ comme image extérieure = localisation maximale de la présence, désignée par l’espace ouvert de la mission des disciples : il l’ont reconnu, il est ressuscité. C’était après la mort du christ, à nouveau ils étaient en chemin, sentant en eux des énergies renouvelées : espace ouvert.

 


 

        Jacques Pohier, comme Heidegger, s’interdit de parler d’infini, et décrit la Schekinah comme une structure de la présence de Dieu avec nous, mais sans faire de métaphysique. Par là, il rend incompréhensible et irrationnelle cette structure : pourquoi le très grand, Dieu, se manifeste-t-il par ce qui est le plus localisé et petit ?

 


     Une réponse, métaphysique celle-là, est possible, qui consiste à dire qu’il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini, à la fois plus petit que ce qui est petit, intérieur et enfoui dans l’intime, immanent, et plus grand que ce qui est très grand, transcendant. Qu’on plonge vers l’infiniment petit ou qu’on s’élève vers l’infiniment grand, on va en réalité dans la même direction : l’infini comme don, comme passage, comme acte dynamique d’ouverture vers l’autre et vers l’intime de soi.

 


    Désarmante simplicité : un seul infini, qui par elle seule éclaire tout : plonger dans la mort, localisation maximale de la vie, c’est faire le saut dans l’infiniment ouvert de la Gloire et de la vie éternelle. Nulle immortalité de l’âme substantielle comme chez Platon ou Descartes, nulle démonstration logique conceptuelle pour contenir l’éternité, mais la résurrection de la chair dans la parole risquée, le saut dans l’infini et l’altérité.

 


   Un seul infini, qui parle. L’infiniment grand parle de l’infiniment petit, fait signe vers lui, le désigne, de même l’infiniment petit désigne l’infiniment grand : Schekinah.

 

 

    L’univers en expansion, ouvert et toujours plus ouvert, désigne par cette expansion une origine qui est localisation maximale de la présence : l’infiniment petit de l’origine, l’instant initial. (Si la théorie du Big-Bang était vraie, elle serait une figure de la Shekinah.)

 


 

    Le point géométrique, origine de la construction maîtrisée de l’espace, n’est pas visible ni définissable ni déplaçable sans l’espace ouvert qui le contient et dont il n’est qu’une localisation sans étendue.


 

    La singularité de la conscience n’est pas visible, on la dira du côté du transcendantal, mais elle est désignée par l’infinité de l’imagination et de l’ouverture qui désigne cette conscience comme sa source, la pointe d’un cône s’ouvrant en tous sens.

 


 

   Le silence est la localisation maximale de la parole, mais si l’on supprime les points et les virgules, comme les silences en musique, plus rien ne parle, tout n’est que bruit sans puissance expressive et signifiante. Par le mot « univers » ou « infini » je ne fais pas simplement un mouvement particulier dans mes neurones, je ne fais pas seulement vibrer l’air dans la pièce, mais je désigne l’infini qui dépasse ma position particulière, or je le fais depuis l’infiniment localisé du silence. C’est toujours dans un silence que s’enracine ma parole si tant est qu’elle parle.

 

     Sinon tout ne serait que valeur linguistique à la De Saussure, clôture du système, sans référent extérieur, concepts ou images mentales collés à des bruits ou images acoustiques, nulle parole, nulle conscience : ce n’est pas l’individu compris comme particularité dans une totalité linguistique particulière qui parle comme on pourrait le croire en lisant Saussure, mais cet individu et ce système pensés sur fond de singularité irreprésentable. Saussure l’a bien senti, qui renonce à une science du langage pour se concentrer seulement sur la langue, qui renonce à l’esprit pour n’explorer que la lettre et ses jeux ou combinatoires finis, comparables, analysables. Le mélange de la pensée-son est appelé "un fait en quelque sorte mystérieux", expression peu courante dans les milieux positivistes.

 


 

        Localisation maximale du mot qui disparaît comme image pour, s’effaçant, désigner ce dont il parle : le faire signe, acte singulier et mystérieux, est ce plongeon dans l’infinie localisation disparition qui est saut dans l’ouvert, la parole est toujours grâce. Disparition de Jésus comme objet image extérieur au moment où il ressurgit comme dynamisme intérieur sans image, ouvrant une histoire.

 


 

    Le temps lui-même est cet évanouissement du monde comme objet perceptible de l’extérieur, évanouissement qui est l’ouverture d’une présence éclairée, l’espace infiniment grand ouvert comme éclairé : évanouissement où on voit rien, qui est l’évidence de l’espace. L’évidence de l’espace ouvert est la synthèse du temps invisible. Les portions de l’espace extérieures les unes aux autres sont ensemble dans un présent, données en même temps. Non un temps immobile, mais le temps de la présence du possible en avant du présent qui sera un passé quand le possible sera présent : trinité.

 

 

 

     Est-ce le passé qui devient présent puis futur, ou est-ce le futur qui vient se jeter dans le présent pour tomber ensuite dans le passé ? Les deux: l’infini ouvert du possible et l’infiniment anéanti du passé ressemblant aux enfants dévorés par Saturne sont une seule et même direction de l’infini qui traverse le fini. Il pousse en immanence et attire en transcendance.

 


 

     L’infini est-il une poussée dans le point de l’énergie finie du Big-Bang pour le faire gonfler, ou est-il hors de lui, l’englobant, et l’attirant à lui comme un aimant, comme le tout de la cellule peut mettre en synergie les parties moléculaires qu’il comprend ? Les deux à la fois : tiers inclus, trinité.

 

 

    Pulsion ou aimant ? Les deux… et un peu plus encore.

 


 

 

Celui qui s’abaisse, par Schekinah, grandit. Celui qui pousse ses racines dans l’humus, homo, Adam, qui se fait serviteur proche du sol, petit à en devenir inapparent, finit comme l’arbre bien enraciné par s’ouvrir à l’infiniment grand du réel. Il n’est de grandeur qu’enracinée dans un travail secret du corps et de l’affectivité, comme le silence de la parole qui la désencombre et lui permet de se laisser affecter par les choses dont elle va parler ou par la parole d’autrui qu’il faut entendre et laisser descendre avant de répondre. Non pas tourner sa langue dans sa bouche pour réfléchir de manière calculante, mais laisser jouer en soi le jeu de l’altérité, consentir à la grâce de la Schekinah. L’idiot de Dostoïevski. Le film:Le tigre et la neige de Benigni au moment de l'au-revoir à l'aéroport.

 

 

         Peut-être y a-t-il aussi un consentement à la sexualité qui est comme un consentement à l'humus, et qui peut soutenir la croissance de quiconque veut grandir solidement. Mais si la sexualité est l'affectivité globale, peut-être aussi en existera-t-il quelques uns qui auront puisé plus bas que la sexualité, et qui seront par là montés plus haut que l'orgasme. Pascal, grand expert en Schekinah et que les paradoxes de l'infini n'effraient point, savait bien toutefois que qui veut faire l'ange souvent fait la bête. Rares sont ceux qui se seront sans frustration réactive fait eunnuques pour le Royaume des Cieux. Mais rare, ce n'est pas impossible.

 


 

        Le silence n’est pas le silence muet des bouddhistes, mais le silence qui donne et ouvre : c’est d’ailleurs celui-là qu’expérimentent les bouddhistes, ils ne peuvent rien en dire par concepts de même qu’Aristote ne contient pas la matière ni l’infini par des définitions maîtrisées, mais ils plongent en lui et ressurgissent éveillés. Chaque parole alors pèse le poids de tout l’univers, et est aussi éloignée que possible du bavardage qui n’est que bruit.

 


 

       La main fermée qui saisit et prend (Begreiffen, saisir, concept, Begriff) est comme un système fermé, le système fermé dont rêvait le logicien Hilbert. Celui qui prie renonce à rien prendre et tient ses paumes ouvertes et tournées vers le ciel. Ne prenant rien de particulier (localisation maximale dans le creux des paumes ouvertes) il reçoit tout, comme si le poids infini de l’univers était en lévitation, pointe du cône posée sur le creux de la paume : mon fardeau est léger, la gravité de la mort obscure est resurgissement lumineux et joyeux. Gödel, renonçant à tout démontrer, démontre que le système est ouvert et qu’on peut démontrer une infinité de choses finies, mais pas le Tout.

 


 

         Enfin il faut bien conclure et se quitter : trouver un mot qui ferme la relation, la localise tant qu’elle disparaisse. Par exemple je vous dis « au revoir ». Mais en fermant la relation je l’ouvre par là même puisque j’annonce l’ouverture d’un revoir : localisation maximale de la présence désignée par un espace ouvert.

 


 

      J’aurais pu fermer définitivement la relation en disant « Adieu », mais ne risqué-je pas alors de dire aussi "A Dieu " , et d’ouvrir infiniment la relation en voulant la clore définitivement ?

 


 

      Sinon il me reste « Salut ! », mais on le dit pour dire bonjour comme pour dire au revoir, avec Salut on ne sait si on l'ouvre ou si on la ferme, et le salut, c’est ce que nous nous souhaitons à tous si tant est qu’un peu d’amour nous ait secrètement traversés.

 


 

 

                         Il n’existe pas un mot simple dans aucune langue

 

( - Comment! vous les connaissez toutes?  

  - ... je prends le risque...)


qui dise « à jamais » et qui soit resté dans la langue, qui ferme la relation sans l’ouvrir par là même, parce qu’il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini, et que toujours le fini en garde obscurément trace, comme le chuchotement d’un souvenir au plus secret de l’intime, au plus claironnant de l’ouvert :  dans la joie profonde et muette comme dans la joie qui exulte.


 

 

Au revoir.


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