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19 novembre 2010 5 19 /11 /novembre /2010 16:51

            Le texte de Descartes tient pour évident qu'une pensée n'est rien de corporel. De même l'examen d'un corps ne montre en lui d'évidence aucune pensée. D'où cette idée que l'entendement pur conçoit distinctement l'âme sans rien y introduire de corporel, par la métaphysique, et que de même l'entendement aidé de l'imagination conçoit les corps sans rien y introduire de spirituel, par la géométrie.

       Or malgré cette affirmation dualiste, Descartes reconnaît que ceux qui ne philosophent jamais sont persuadés de l'union de l'âme et du corps au point de les concevoir totalement unis, comme s'ils n'étaient qu'une seule et même chose.

      Comment ce qui est deux peut-il n'être qu'un? Pourquoi Descartes ne critique-t-il ni sa métaphysique qui affirme l'existence séparée de l'âme, ni sa mathématique qui affirme l'existence séparée et étendue des corps, sa mathématique qui devient alors une véritable physique a priori, ni la philosophie spontanée de ceux qui pensent l'union de l'âme et du corps? Cela pose en effet un double problème puisque cette philosophie spontanée contredit à la fois la métaphysique et la mathématique, jugées pertinentes et non critiquées par le texte d'une part, et que d'autre part cette philosophie spontanée affirme l'unité de deux choses hétérogènes que la réflexion juge impossible à unir et contradictoires, une âme corporelle ou un corps spirituel étant pour la réflexion un cercle carré.

    On devine donc une cohérence interne à la pensée de Descartes, qui semble difficile à comprendre au premier abord, tant elle est en butte à la contradiction, mais cohérence tout de même puisque Descartes énonce clairement les paradoxes de sa position montrant qu'il ne les ignore aucunement. Mais comprendre Descartes et découvrir la cohérence interne de son modèle signifie-t-il y adhérer et se convaincre que ce modèle est vraiment en accord avec la réalité, l'unique réalité qui contient tout? Car il peut bien exister, de fait, plusieurs modèles cohérents concernant la réalité, mais ils ne peuvent être tous également tenus, en droit, pour vrais, si quelque chose nous dit qu'il n'existe qu'une seule et unique réalité, et non plusieurs.  Et même s'il est impossible de la prouver cette proposition est inhérente à toute argumentation rationnelle, et interne à l'unité synthétique propre à toute conscience de quelque chose.

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18 novembre 2010 4 18 /11 /novembre /2010 10:13

                            Qu'il existe de fait des disciplines que tout le monde s'accorde à appeler sciences, c'est bien là un fait que nul ne songe à contester. Mais sont-elles vraiment des sciences? Un philosophe sceptique possède de nombreux arguments pour en douter, et si l'on veut le réfuter, ne faudra-t-il pas philosopher?

      A moins d'opposer à cette foi philosophique sceptique une foi dans les sciences, un engagement de type scientiste ou positiviste, mais cette foi scientiste ou positiviste dans les sciences, qui seraient à elles seules détentrices de toute rationalité, est-elle légitime?

         Que les sciences puissent de fait être estimées capables de remplacer la philosophie, donc soit d'en devenir une, soit de la supprimer (comment faut-il comprendre en effet ce "tenir lieu de", comme une suppression ou comme un prendre la place de?) cela semble bien être, de fait, une possibilité, sans quoi le scientisme ni le positivisme n'auraient jamais pu exister. Malgré leur différence, ils s'accordent à réduire la rationalité au seul champ de la science, et des techniques qui leurs sont coordonnées.

                             Si la compétence des sciences est limitée, si elles ne sont compétentes ni en matière de morale, ni en matière de justice, ni en métaphysique, on peut se demander comment le scientisme dogmatique, et sa version adoucie qu'est le positivisme, font face à cette limite inhérente à toute démarche scientifique. Faut-il nier ces limites  à la manière du scientisme? Les reconnaître mais nier qu'on puisse les dépasser à la manière du positivisme? Et ce que les sciences n'expliquent pas, suffit-il d'en nier la réalité pour rendre légitime le silence des sciences sur ces choses? (Nier la morale, la justice, la métaphysique ou le don, l'amour,  ou l'altérité, l'idée métaphysique qu'il n'y a qu'un seul réel,en décrétant que ce ne sont là que des illusions subjectives sans réalité objective?)

 

                                       Tout cela revient à interroger la nature du rapport entre sciences (au pluriel: sont-elles aptes à réaliser par elles-mêmes leur unité sans se coordonner à l'idée philosophique qu'il n'existe qu'un seul réel?) et philosophie: N'ont-elles pas une réelle indépendance l'une par rapport à l'autre? Ne sont-elles pas pourtant dépendantes l'une de l'autre? Comment alors concilier l'affirmation de leur dépendance et l'affirmation de leur indépendance, qui semblent deux affirmations contradictoires?

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18 novembre 2010 4 18 /11 /novembre /2010 10:10

                                 Le fait qu’il existe plusieurs philosophies qui prétendent  à la vérité ou à la sagesse peut sembler plaider en faveur de la fausseté de toute prétention philosophique à la vérité. On peut dans ce cas se détourner de la philosophie et chercher ailleurs l’attitude la plus sage et raisonnable : soit dans la recherche scientifique séparée de toute philosophie, soit dans la religion séparée de toute philosophie et appuyée seulement sur une Révélation qu’elle n’interroge pas de façon consciente et critique, soit dans l’opinion décidant de s’en tenir à la conception du monde qui arrange chacun là où il est à tel moment, sans se préoccuper de philosophie, chacun se déclarant alors libre de penser ce qui lui plaît comme bon lui semble.

       D’un autre côté, ces prétentions à rompre avec la philosophie, si elles prétendent s’appuyer sur des arguments, ne sont-elles pas à leur tour des philosophies, appuyées plus ou moins clairement sur une conception du réel dans son ensemble ? Comment un argument pourrait-il valoir contre la philosophie ? Ou bien il a une réelle valeur de légitimité, et risque alors d’être philosophique, ou bien il n’en a aucune, et n’aura pas la compétence suffisante pour atteindre son but.

      Comment d’ailleurs savoir si un tel argument vaudrait bien contre la philosophie, et non simplement contre une conception erronée de la philosophie, entachée de préjugés, et ne critiquant de la philosophie qu’une caricature ? Il vaudrait alors contre une certaine philosophie particulière, non contre la philosophie.

     La pluralité des philosophies est-elle d’ailleurs bien réelle, et si oui, est-elle en tout cas aussi grande que l’insinue la notion de « pluralité » ? Ne convient-il pas de distinguer entre la pluralité foisonnante des timbres postes produits par chaque pays depuis bien des décennies, pluralité désordonnée et contingente, avec la pluralité des modèles visant l’ensemble du réel, qui peut être ordonnée selon la raison et confronter entre sept et dix hypothèses fondamentales , ramifiées ensuite selon des sous hypothèses rationnellement organisables ?

    Bref, que signifie le «la » dans l’expression « la philosophie » ? L’ensemble des philosophies particulières élaborées de fait par les penseurs, qu’on peut constater comme autant de particularités comparables à autant de timbres postes, ou l’idée de la philosophie en tant qu’idée qui se prononce au plus près de ce qu’est ultimement l’unique réalité, à savoir la philosophie la plus légitime, voire pleinement légitime ?

     Mais si on ne peut argumenter contre la philosophie sans philosopher, cela signifie-t-il que nous ne sommes pas libres et que la philosophie s’impose à nous par une sorte de contrainte, au lieu de se proposer simplement ? L’idée d’une philosophie une, unique, éternelle, la philosophia perennis, qui seule détiendrait la vérité, signifie-t-elle que nous serions contraints de penser tous pareil, et que cela annihilerait notre liberté ? Ou bien au contraire est-elle la seule façon possible de donner un sens à la recherche de la sagesse ?

                                 Enfin, est-il vrai que si nous atteignions la sagesse, il n’y aurait plus rien à chercher, la vie perdrait à la fois sens et but, comme il arrive quand on a achevé un puzzle ? Il faudrait donc chercher la vérité, en espérant ne pas la trouver ? Il faudrait donc confronter plusieurs philosophies candidates à la pleine légitimité, en espérant ne jamais en réduire le nombre, au prétexte que sinon la pensée deviendrait figée et morte, comme il arrive avec le puzzle terminé ? Mais peut-on avoir la sagesse comme on a un puzzle terminé ? N’est-on pas plutôt sage ? Ne faut-il distinguer être et avoir ?

                                   De même la possession de la philosophie pleinement légitime ne suppose-t-elle pas qu’on possède toutes les hypothèses partiellement légitimes, mais sans que la totalité ainsi formée ne soit que le résultat d’une addition des parties ? il ne s’agirait alors ni d’une pensée unique, ni d’une pensée statique comme est statique le puzzle achevé, et unique son image immobile. Une unité qui contient la diversité, une totalité qui n’est pas statique, telle serait la sagesse vivante de la philosophie pleinement légitime, contre laquelle aucun argument ne saurait valoir qui ne reconduise finalement à elle.

              C’était une version très courte, mais elle avait des chances d’être lue.

 

 

   __

 

                                    Abordons maintenant un point crucial qui pèse lourd dans le discrédit possible de la philosophie, ou du moins dans sa difficulté à mobiliser voire parfois à intéresser : la réflexion.

     Comment la réflexion, la philosophie réfléchie, doit-elle s’articuler avec la vie spontanée préréflexive et avec l’horizon de la sagesse totale, ou philosophie pleinement légitime ?

     Deux options s’offrent concernant le rapport entre philosophie réfléchie et philosophie spontanée : soit moquer la philosophie spontanée en montrant qu’elle n’est pas une philosophie, soit prendre au sérieux la philosophie spontanée en tant qu’elle contient un élément certes antérieur à la réflexion mais néanmoins déjà rattachable à de la liberté.

     Cela revient à dire que la philosophie spontanée ou opinion ne suffit pas et doit sentir elle-même la nécessité d’en venir à une certaine réflexion philosophique, mais inversement cela revient aussi à dire qu’on ne peut pas tout réfléchir et que la réflexion ne totalise pas à elle seule la liberté. La réflexion doit reconnaître en amont de la réflexion une spontanéité assez ouverte pour rendre possible la réflexion, elle doit reconnaître en aval de la réflexion un engagement risqué qui vise d’autres buts que la seule réflexion. Bref la réflexion n’est ni sa propre source, ni sa propre fin, contrairement à ce que propose Aristote qui pense la philosophie pleinement légitime comme Pensée de la Pensée, Intellect immobile, sans le risque de la relation à l’autre. (Modèle statique d’Absolu, sans désir ni relation à l’autre : le puzzle achevé de l’intro.)

   Plusieurs indices convergent pour justifier les affirmations précédentes :  Concernant l’ouverture de la spontanéité préréflexive : l’animal, parce qu’il a un instinct dont il ne peut pas se défaire, donc un conditionnement relativement ouvert mais aussi rigide et fermé sur certaines limites non ouvertes à la possibilité d’une remise en cause, montre une spontanéité non entièrement ouverte. Il ne peut donc parvenir à la réflexion philosophique ouverte au réel dans sa totalité. Il peut seulement parvenir à la réflexion calculante, habile, intelligente, de type ou bien utilitaire ou bien affective d’ouverture limitée. Mais il ne peut en aucun cas s’intéresser au réel dans son ensemble ni pour chercher à le réfléchir ou le penser, ni pour chercher à consentir volontairement à être affecté par lui dans l’attitude spirituelle du silence intérieur, de la prière, qui fait le deuil volontaire de toute maîtrise et de toute image, représentation, réflexion par concepts maîtrisés.

    Or pour le positiviste athée, type Freud, la spontanéité humaine est rattachée à la plasticité des pulsions originelles. (Même s’il y a une grave contradiction chez Freud qui prétend d’un côté que la pulsion est plastique, et qui prétend d’un autre côté que la pulsion est déjà spécifiée sous forme d’Eros et de Thanatos sans qu’on puisse modeler cette dualité rigide et définitive.)

  De même pour le religieux chrétien, la spontanéité de Dieu, volonté d’altérité, est présente dans la spontanéité humaine, sous la forme involontaire du désir d’altérité. (Ce qui est volontaire en Dieu, le don de soi, la volonté d’altérité, est présent en l’homme sous forme involontaire, est désir, qui vient d’un autre et qui n’est pas d’emblée reconnu, à quoi l’homme devra consentir par volonté mais qui est d’abord la volonté d’un autre. Le désir est alors la volonté d’un autre, donc subordonné à une volonté infinie préexistante à la finitude du désir.) Il y a donc là, à l’origine, une plasticité du désir, radicale, qui est déjà ouverture, et qui n’est pas le fruit de la réflexion, toujours plus tard venue. (De même que la représentation vient toujours après une présence spontanée antérieurement ouverte.)

 De  même le mythe de Prométhée propose déjà de rattacher la puissance de réflexion et de calcul de l’homme à cette plasticité de la nudité première due à l’imprévoyance d’Epiméthée, que Prométhée doit corriger en volant le feu aux dieux, facteur de plasticité à son tour. Ce sauveur de l’humanité est puni par les dieux et enchaîné.

De même la nudité et pauvreté de Jésus-Christ bébé dans une mangeoire est la pauvreté du sauveur de l’humanité qui a ouvert l’entrée de la Toute-Puissance d’amour et d’espérance dans le monde, et il a été puni par les hommes d’avoir remis en question leur religion traditionnelle statique et conservatrice. (Sur cette question, voir Marcel Gauchet, 1985 Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion.) Lecture difficile mais d'un immense profit.

      Sur ces bases on peut refuser la philosophie spontanée ou opinion qui refuse de s’ouvrir à la réflexion, refuser la réflexion qui se prend pour sa propre origine et son propre but, et envisager que la réflexion est la manière libre de consentir à la spontanéité d’avant la réflexion pour retrouver cette spontanéité mais purifiée de l’attachement aux conditionnements premiers auxquels elle est liée, afin de la délier (ab-solu veut dire délié, singulier), et de l’allier à la spontanéité divine de l’infini qui donne et se transcende : risquer les occasions d’altérité, mais dans un projet de liberté : maîtriser le maîtrisable et consentir à l’immaîtrisable et à l’altérité dont on a compris la fécondité, le sens désirable, la richesse inépuisable. Nulle superstition, nulle croyance au miracle ici, si ce n’est ce miracle qu’est l’existence de l’infini et l’existence du fini traversé par l’infini, ce miracle qu’est le temps irréversible et sa synthèse dans la conscience, le miracle étant alors l’étonnant de la Singularité.

    On peut alors refuser une religion qui refuse d'oser entrer dans une réflexion philosophique et s'en tient au dogme sans prendre le risque de l'interroger, mais cette religion n'est pas la religion. Si Dieu veut l'homme libre et non esclave, il le provoque à oser prendre le risque de la réflexion, quitte à comprendre par là les limites de la réflexion, et le sens du consentement à l'altérité dont les figures sont autrui, le temps, la mort, l'infini, la parole, et tous les irreprésentables, et tous les incalculables, que propose l'existence: tous les immaîtrisables.

    Donc la science ne peut remplacer la philosophie, puisqu'elle n'est qu'une partie du système philosophie/science, et non à elle seule le système total, ni la religion en se séparant de la philosophie, car si elle est vraie, elle est la philosophie pleinement légitime, et ne saurait refuser de passer par la réflexion et l'intelligence pour s'approprier librement ce que l'infini lui propose en matière de sens et de liberté. Ni l'opinion  parce qu'elle est capable d'avoir l'intelligence et l'humilité de reconnaître en tant qu'opinion qu'une philosophie pleinement légitime est possible et qu'en tant qu'opinion l'opinion n'a pas la compétence d'en réfuter la possibilité ni l'intérêt crucial pour l'ensemble de l'humanité exposée à des risques majeurs vu son potentiel de manque de sagesse dans l'action.

      

      Aucun argument ne peut valoir contre la philosophie, qui seule peut proposer la sagesse nécessaire à la régulation saine du rapport entre science, technique, volonté politique, art, religion, économie, et morale, à l'intérieur d'une totalité existentielle cohérente et praticable, par tous et pour tous.

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22 octobre 2010 5 22 /10 /octobre /2010 15:50

            

 

 

Introduction:

 

                                   Diderot envisage ici de renverser toutes les écoles de théologie et tous les temples, toutes les religions donc, avec un œuf. Le contraste entre le mystérieux, le lointain, et le tout proche d’un simple œuf, le ton sympathique avec lequel on invite le lecteur à s’asseoir pour ramener les questions abstruses au plus proche de la vie ordinaire, tout cela montre une philosophie qui a choisi le quotidien, le sens commun, le raisonnement expérimental, contre les spéculations abstraites et compliquées des philosophies ésotériques, au ton professoral, réservées à une élite menant un genre de vie à part.

     Le mot « esprit » est absent du texte, seul le mot « conscience » apparaît, mêlé à la vie, la mémoire, les passions, la pensée, sans qu’il soit précisé de quelle conscience, de quelle pensée on parle exactement. On peut supposer néanmoins qu’il s’agit des pensées les plus hautes, de la conscience au sens le plus spirituel et le plus universel puisque notre œuf doit renverser toutes les écoles de théologie, toutes et non certaines. Toute théologie impliquerait donc la nette distinction de l’âme et du corps, adhérerait à une conception mécaniste de la matière, comme il se trouve nettement chez Descartes et un peu chez Platon.

          Le problème posé par le texte est celui du rapport entre l’âme et le corps, plus précisément entre la partie intellectuelle de l’âme et les corps matériels. Si l’âme est incorporelle, comment va-t-elle mouvoir les corps et être affectée par eux ? Devant cette impossibilité de concevoir une âme distincte du corps mais unie à lui, Diderot affirme une seule voie possible : pour éviter un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités, admettre que l’esprit est entièrement corporel et que la matière est douée de sensibilité et organisée.

    La matière organisée douée de sensibilité explique donc tout, y compris le texte de Diderot et son contenu argumentatif. La nécessaire valeur de légitimité du texte est donc toute entière dans son organisation particulière et dans la matière qui le particularise, en tant qu’elle affecte le lecteur particulier qui en prend connaissance avec son cerveau et son corps doué de sensibilité. En quel sens cette explication est-elle simple ?

 

Développement

 

                                                 Pour aller au cœur de l’argumentation du texte, il faut remarquer qu’elle cible le passage de l’inanimé (« ce germe n’est qu’un fluide inerte et grossier ») à l’animé (« il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. ») Soit ce passage se fait par l’arrivée d’un « élément » extérieur qui n’y figurait pas, et dans ce cas la théologie sera fondée à dire qu’il faut supposer nécessairement l’arrivée d’un esprit nouveau, soit cette arrivée d’un élément extérieur au fluide inerte est impensable. C’est bien sur quoi repose toute l’argumentation, sur l’idée que cette hypothèse est absurde, contradictoire, impensable.

   En effet, cet élément était ou bien homogène au liquide inerte, dans ce cas ce n’est pas l’esprit, ou bien il lui est hétérogène, n’est pas de même nature, dans ce cas comment aura-t-il des effets sur lui et le pouvoir de l’animer ? S’il occupait un espace, il est de même nature, homogène, donc matériel, mais alors ce n’est pas l’esprit, et s’il est hétérogène, il n’occupait pas d’espace, comment alors s’est-il localisé en lui s’il n’est pas spatial ? S’il était déjà dans l’œuf, comment a-t-il pu être inerte dans le liquide informe, puis  lui  prêter soudain une énergie inexistante avant ?

        Bref le texte vise à montrer que ceux qui croient qu’il est besoin de Dieu pour rendre compte de la vie puis de la pensée ne conçoivent pas ce qu’ils disent : mystère, contradiction, absurdité, on chute dans un abîme en perdant tout contact avec la réalité et le sens commun. Superstition et magie sont les vraies raisons de cette confuse crédulité.

    Pour éviter cette chute dans l’irrationnel, l’auteur propose de dire que seul le changement de forme de l’œuf suffit à expliquer non seulement la vie, mais la pensée consciente et critique, les passions, la mémoire, bref l’intériorité.

   Le passage de l’extériorité à l’intériorité serait suffisamment conçu par un changement de forme ou d’organisation, sans faire appel à un mystérieux esprit divin venu d’on ne sait où, et dont l’arrivée est inconcevable sans contradiction, ce qui la rend contraire à la saine raison.

                                              

                                               La question se pose de savoir si le texte contient des arguments suffisant à renverser toutes les écoles de théologie, ou seulement certaines écoles particulières, voire seulement la généralité des écoles, mais pas toutes. De même la question se pose de savoir si l’on peut dire du poussin à l’homme : « il a toutes vos affections ; toutes vos actions il les fait. »

      Concernant la première question, le texte englobe sans plus de précision tous les temples et toutes les écoles de théologie, mais n’est précis qu’une seule fois, lorsqu’il cite Descartes. Il attaque donc le dualisme de l’âme et du corps et la théorie de l’animal machine, qui est effectivement remise en cause par l’argumentation du texte.

          « Les petits enfants se moqueront de vous et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre », faisant ici allusion à Spinoza qui nie le dualisme des substances et le libre arbitre, et critique le dualisme cartésien des substances en affirmant une unique substance, Dieu ou Nature Naturante. La négation du dualisme des substances est ici présente dans le plus spontané, l’enfant, et dans le plus réfléchi, les philosophes professionnels.

    Que pourrait objecter un cartésien à une telle critique ?

 

            Il nierait que les animaux, ici le poussin, aient les mêmes affections que nous, et qu’ils fassent toutes nos actions. Il dirait qu’ils ne font aucune action et n’ont aucune affection, n’ayant ni âme ni intériorité.

     Un cartésien dirait exactement ceci : je puis douter que les animaux aient des affections, je ne puis douter que j’en ai. Je ne suis même pas sûr, de certitude absolue, que les autres hommes aient des affections et qu’ils agissent, ils pourraient être des automates hypercomplexes mus par des mécanismes et insensibles. Par contre je ne puis douter que j’ai des affections en raison de l’intériorité et de la certitude du Cogito. Je n’ai pas de preuves que les animaux, ni même les autres hommes, pensent, je n’ai pas non plus de preuves que moi-même je pense, mais j’ai l’absolue certitude intuitive que je pense, c’est une évidence, et de même j’éprouve l’évidence que je meus moi-même mes bras, mes mains, mes jambes. « Le libre arbitre se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons. » La certitude de la conscience est intuitive, pas discursive, chez Descartes.

   Le cogito est évident, si je suis trompé, je suis pensant, je pense. Même si le monde n’existe pas, je pense bien en voir un maintenant, donc je pense un monde, qu’il existe ou non. Si je n’ai pas de corps, je pense bien en avoir un : même si je me trompe, il est certain que je pense avoir un corps, que ce corps existe ou non. L’intériorité de la conscience, l’intériorité de la volonté, sont index sui, indices de soi-même, elles sont en elles-mêmes l’évidence de leur propre réalité comme intériorité. L’intériorité s’éprouve de l’intérieur, même si elle n’est rien d’extérieur qu’on pourrait voir du dehors. La pensée n’est rien d’étendu, on ne perçoit pas dans le monde la conscience ni la volonté.

 

                    Ces arguments sont assez forts, et Diderot ne peut pas non plus prouver de son côté que les animaux ont des affections, qu’ils agissent. Pourtant, sa référence aux enfants est fort bien choisie et pertinente, elle met le doigt sur une des difficultés les plus graves du cartésianisme, peut-être la difficulté majeure.

     En effet, chez Descartes, le Cogito, seul certain de certitude immédiate et absolue, possède en lui l’idée d’un infini qui le dépasse. Cette idée ne saurait venir du fini, qui ne peut se transcender par ses seules forces, cette transcendance en lui, qui l’ouvre à l’infini, est donc une trace de l’Infini lui-même qui le traverse. Or l’infini, Dieu, qui n’a nulle peur, n’est pas trompeur.

    Ce qu’il a mis en moi comme certitude naïve, dans l’irréflexion spontanée, est fiable. La conviction naïve qu’il existe des corps, en dehors de ma pensée des corps, est donc fiable même si je ne puis en prouver directement la vérité. De même je pense naïvement qu’autrui a une conscience comme la mienne, une intuition qui est aussi évidente pour lui que mes intuitions sont évidentes pour moi, cette foi est donc fiable parce que Dieu n’est pas trompeur.

   Bref lorsqu'il s'agit de passer de ma pensée à des corps externes ou à une autre pensée, il faut admettre une transcendance, et comme je ne puis me transcender, cette transcendance est une trace de l'infini qui est en moi antérieur à moi-même: "J'ai d'abord en moi l'idée de l'infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même" dit-il dans sa troisième méditation métaphysique.

    Or à propos des animaux, Descartes nie qu’ils aient une âme. Il a des raisons de le nier, parce qu'il n'envisage pas des degrés ni des parties d'âme, c'est pour lui tout ou rien, mais il reconnaît lui-même qu’une fois laissée de côté la réflexion intellectuelle, une fois revenu au commerce spontané avec le monde dans l’attitude naïve de l’irréflexion, il nous est difficile de percevoir un chien ou un cheval comme n’ayant pas mal si nous les frappons violemment et qu’ils crient. Les enfants perçoivent déjà naïvement les animaux comme n’étant pas des objets, comme jouissant et souffrant. Puisque Dieu n’est pas trompeur, cette intuition doit être vraie. Ou alors elle doit disparaître une fois que la réflexion nous aurait clairement montré qu’elle n’est qu’une naïveté sans vraie profondeur, une de celles que la réflexion dissipe et non une idée originale venue de l’origine, Dieu, et qui résiste à la réflexion, comme pour les corps ou autrui. Avec un peu d’entraînement, nous devrions parvenir à les percevoir comme des objets sans intériorité, sans sensation. Or l’expérience montre qu’il n’en est rien : nous ne parvenons pas à percevoir les animaux comme de purs automates sans intériorité ni sensation, et comme Dieu n’est pas trompeur, alors les animaux ne sont pas des objets mais bien des êtres vivants, ce qui met la théorie cartésienne de l’animal machine en difficulté.

    Diderot a donc raison de critiquer le dualisme de l’âme et du corps qu’on trouve nettement chez Descartes et un peu plus confusément esquissé par Platon. A-t-il pour autant raison de croire que toutes les écoles de théologie doivent nécessairement professer un tel dualisme ? On trouverait difficilement un tel dualisme dans l’Ancien Testament, pas plus que dans les Evangiles. Saint-François d’Assise, au XIII ième siècle, ne croit pas davantage que les animaux sont des machines ni que la nature peut se réduire à un simple objet, il parle de sœur eau et de frère soleil, il entre en sympathie affective avec les loups et les oiseaux, ce sont pour lui des créatures de l’unique infini qui donne gracieusement et gratuitement l’existence à ses créatures, sa présence en elles laisse des traces vivifiantes et ouvertes.

      Il faut donc examiner si l’œuf, liquide inerte qui devient vivant par son développement en changeant d’organisation, renverse nécessairement toutes les écoles de théologie et tous les temples, ou seulement celles et ceux qui admettraient un dualisme des substances, un dualisme entre la matière et l’esprit. Est-il nécessaire à toute théologie d’admettre un tel dualisme, ou n’est-ce qu’une tendance historiquement contingente ?

      Le dualisme des substances suppose chez Descartes qu’on sache ce qu’est la matière et qu’on sache ce qu’est l’âme. Descartes se représente la matière comme étendue en longueur, largeur et profondeur : l’énergie ne serait alors pas de la matière, sans être pour autant de la pensée consciente. Si par contre on ne sait ni ce qu’est la matière, ni ce qu’est l’esprit, alors on ne peut savoir qu’il s’agit de deux choses séparées et non de deux manifestations d’une même réalité cachée. Cette réalité secrète ne serait ni ce que nous nous représentons comme matière, étalée en longueur, largeur et profondeur, ni ce que nous nous représentons comme esprit si nous sommes cartésiens, pure substance incorporelle. Ni objet seul, ni conscience seule, mais à la fois l’un et l’autre, cette réalité serait simple mais plus riche que la distinction matière/esprit, elle aurait à la fois les propriétés de l’un et de l’autre sans être ni l’un ni l’autre conçus séparément. (On a la même situation en physique avec la dualité onde /particule : ce qu’on observe n’est ni onde, ni particule, mais est les deux sans être ni l’un séparément, ni l’autre séparément.)

            La seule chose que Descartes reconnaît ignorer, c’est l’infini divin. Il le dit dans sa méditation troisième : « Il est de la nature de l’infini que ma nature, qui est finie, ne le puisse comprendre. » Il avait cependant dit précédemment : « j’ai d’abord en moi l’idée de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. » Cela signifie qu’il y a en nous, au plus intime de nous-mêmes, une énigme qui introduit de la singularité dans toute conscience. Or si l’infini est présent à tout le fini, s’il le traverse nécessairement, n’introduit-il pas dans la matière qu’il crée et dans les consciences et les vivants quelque chose de sa singularité ? Il faut distinguer  le dualisme âme /corps de la dualité fini/infini, qui est seule maintenue ici.

 

              Toutes les interrogations qui précèdent mènent au cœur du débat : Si Diderot croit renverser toutes les écoles de théologie avec un œuf, c’est qu’il croit que toute affirmation théologique de l’esprit conduit nécessairement au dualisme. Or le dualisme entraînant d’insurmontables difficultés, tant chez Platon que chez Descartes, Diderot rejette l’esprit sous forme théologique, ce qui lui fait dire que le poussin a toutes nos affections, fait toutes nos actions. Quelle différence alors entre homme et animal ? La référence à l’esprit est-elle vraiment maintenue ou supprimée ?

    L’animal peut-il éprouver l’étonnement devant l’ensemble de l’univers, avec son uni-diversité ? Peut-il se demander si son existence est nécessaire ou contingente ? Peut-il entreprendre l’action de démontrer la légitimité de ce qu’il pense, ou de son adhésion à tel comportement ? Peut-il soumettre ses comportements et ses adhésions à une évaluation morale dans la distance d’un jugement visant l’impartialité ? L’animal se dit-il qu’il doit y avoir une nature commune aux étoiles, aux montagnes, à la mer, aux arbres aux animaux et aux hommes, nature commune qu’il faudrait chercher à identifier et comprendre ?

       Le texte passe un peu vite de la conscience perceptive animale, du psychisme animal, à la conscience rationnelle, morale, philosophique.

       Lorsqu’il fait l’hypothèse de l’esprit à distance de la matière, pour l’écarter finalement, Diderot ne reprend-il pas la position dualiste qu’il réfute ? (De sorte que c’est parce qu’il la reprend qu’il la réfute, sans envisager une distance infini-fini qui ne serait pas un dualisme de substances). Sa manière d’interroger est sur ce point instructive. L’esprit à distance de la matière est appelé « un élément ». Diderot s’interroge sur la localisation de cet élément. « Occupait-il de l’espace ou n’en occupait-il point ? » « Où était-il ? » « Que faisait-il là où ailleurs ? » Au lieu d’interroger le rapport fini/infini-antérieur-au-fini, il interroge un élément qui doit être localisé, qui doit être situé soit à l’extérieur du corps soit à l’intérieur, au choix. Il doit y être venu ou s’en être échappé comme par des mouvements particuliers. Ou  alors il était partout et dans ce cas-là comment pouvait-il ne rien faire ? Mais il ne faisait pas rien si la matière est enchantée comme le dit Diderot, puisqu’il enchantait la matière.

   Il est bien clair que l’hypothèse d’un esprit divin infini ne peut pas être interrogée à l’aide de mouvements particuliers, selon cette manière de distinguer l’intérieur de l’extérieur, en adoptant un vocabulaire centré sur l’espace. Il faut avouer d'autre part qu'un dualisme des substances, si l'on ne sait ni ce qu'est la substance finie, ni ce qu'est la substance infinie, et si l'infinie est radicalement autre que la finie, est certes inconcevable pour nous en raison de nos limites, mais n'est pas absurde du point de vue de la raison.

 

     Avec un œuf, Diderot entend renverser toutes les écoles de théologie et tous les temples. Etant occidental, les écoles auxquelles il pense sont celles de la théologie chrétienne, juive, musulmane, mais surtout chrétienne, puisqu’elle est majoritaire dans l’Europe du XVIIIième siècle. Il est possible en effet, et même vrai, que souvent, historiquement, la théologie chrétienne a pu s’exprimer dans un vocabulaire dualiste séparant l’esprit immatériel divin de la matière créée. Ce dualisme est présent dans la théologie de Saint-Augustin, qui reprend le vocabulaire dualiste platonicien de l’âme et du corps, et en apparence au moins dans la théologie de Saint-Thomas d’Aquin, qui reprend le vocabulaire dualiste aristotélicien de l’intellect et du composé matière/forme. Platon et Aristote pensent d’ailleurs le temps à partir d’un espace plus fondamental, comme le fait d’ailleurs Diderot qui lui n’est pas pourtant dualiste, et comme le font les matérialistes tels Leucippe, Démocrite, Epicure ou Lucrèce, Hobbes ou Marx. Ils raisonnent tous à l’aide d’une logique binaire, celle du tiers-exclu. Mais est-il nécessaire à la théologie chrétienne d’admettre un dualisme des substances, et de penser le temps à partir d’un espace plus fondamental posé comme condition première, et dans une logique du tiers-exclu ? Lui est-ce nécessaire, alors que sa Trinité est un corps spirituel infini, donc un corps, alors qu’elle pense Trinité donc tiers-inclus et non tiers-exclu, alors qu’elle refuse l’immortalité de l’âme et professe la mort et résurrection de la chair ? (Ce qui ne meurt pas ne peut pas ressusciter, la foi en la résurrection contient l’affirmation de la mort totale.)

                                   Il faut donc penser le contenu réel, non caricaturé ni déformé, de la théologie chrétienne et de la métaphysique qu’elle peut élaborer sur les bases qui lui sont essentielles et dans lesquelles ne figurent pas l’immortalité d’une âme incorporelle ni d’un intellect immatériel, même si elle s’est exprimée historiquement dans ce vocabulaire qui ne lui est pas essentiel,  marquée par la philosophie grecque dans son versant intellectualiste, platonico-aristotélicien. Qu’est-ce qui est essentiel à cette théologie, quels y sont les rapports entre espace et temps, ainsi qu’entre chair et pensée ? L’exemple de l’œuf peut-il la renverser ?

                        Le point essentiel de la théologie chrétienne, qui la résume, son cœur original, est l’affirmation que Dieu est Amour, plus précisément amour don de soi.  (Agapè.) Il n’y a donc rien au-dessus de l’amour don de soi. Le don est un acte de volonté. Cette volonté qui existe en se donnant est dans le christianisme la Trinité. Dieu est Trinité indépendamment de la création. Il a son existence propre et indépendante de la création, il est Dieu Trinité même sans avoir créé l’univers dont il n’a nul besoin.

   La Trinité signifie-t-elle qu’il y a trois dieux ? En aucun cas. La Trinité est simple, c’est un monothéisme. Aucun chrétien ne croit qu’il existerait ici le Père, là le Fils, ailleurs le Saint-Esprit, et que leur rencontre aurait pour résultat de former la Trinité. La Trinité n’est pas un résultat.

    L’infini antérieur au fini n’a pas de contours, il ne se transcende pas en outrepassant les limites de ses contours. Seul un étant fini a des contours, pas l’infini antérieur au fini. L’infini est pensé non comme grand, mais comme don de soi, amour. Que donne-t-il ? Soi-même. Que donne l’infini ? Il se donne infiniment, il donne l’infini. Par ce don, l’infini est à distance de soi, il se donne soi-même. Si le Père est l’infini don de soi, alors le Fils est le don de soi du Père. Or si c’est tout soi-même que donne le Père, le Fils est le Père donné.

        Le Fils est donc le Père donné, il est don de soi infini. En se donnant, il donne soi-même. Le don de soi total du Père au Fils et du Fils au Père, leur être-ensemble-dans-la-distance par transcendance extatique, qui se fait à une vitesse infinie si tant est que le mot de vitesse ait ici encore un sens, donne l’être ensemble dans la distance du Père et du Fils. Cet être ensemble dans la distance du don s’appelle l’Esprit Saint. Ce trois est simple, c’est le trois du mouvement simple de transcendance, qui n’a rien à voir avec le trois arithmétique qui lui est l’addition du 1, du 1 et du 1. Il s’agit du mouvement de transcendance inhérent à l’infini antérieur au fini qui est simple comme le don, simple comme le gratuit sans calcul, simple comme le présent, simple comme bonjour : simple comme la présence dans la distance. (Le trois arithmétique lui n’est pas simple mais composé, composé de trois unités extérieures les unes aux autres et finies, obtenues par réitération d’une opération particulière.)

        La Trinité est bien un abîme de mystère, surtout pour un être fini, et de contradiction, comme le dit le texte de Diderot, surtout pour la logique du tiers-exclu, mais pas un abîme d’absurdité puisqu’au contraire, il a un sens. Son sens est d’affirmer que le fini, la création, existe par don, par un don gratuit venu de l’infini qui est simple et qui est transcendance, qui est ex-tatique, qui est le risque d’aimer. Il est le risque même. Le sens de cet infini extatique, l’amour don de soi, est précisément de rassembler le fini, de permettre aux choses finies, créées, d’être ensemble, de surmonter dans une présence ouverte leur extériorité, de les mettre en communion, en Alliance. Il n’est pas absurde que l’infini soit mystérieux pour le fini, il n’est pas non plus absurde qu’il puisse surmonter les contradictions du fini par sa liberté relativement aux limites du fini.   La synthèse s’opère ici par le risque.

     Si le sens commun est l’habitude du fini, alors un tel infini est hors du sens commun, mystérieux, en un certain sens contradictoire, mais pas absurde. (Contradictoire pour la logique du tiers-exclu, il relève d’une logique du tiers-inclus, qui permet de résoudre bien des contradictions dans lesquelles s’empêtre la logique du tiers-exclu : penser la nécessité de la transcendance pourrait bien être plus rationnel que la simple logique binaire d’entendement, elle mettrait la distance et la possibilité de l’objectivité dans la raison qui se transcende vers un autre : la distance entre le discours et ce sur quoi il porte, singulière, qu’on ne peut supprimer sans se contredire. )

    L’infini antérieur au fini n’est ni petit ni grand, car « grand » et « petit » sont des propriétés du fini, relatives et comparatives. Une fourmi est grande comparée à un atome, petite comparée à une galaxie. Comparé au fini, une fois le fini créé, l’infini est plus petit que ce qui est petit et plus grand que ce qui est grand, mais il est un seul infini, à la fois immanent et transcendant au fini, ce qui donne la structure de la Shekinah.  La Schekinah est la localisation maximale de la présence désignée par un espace ouvert, type même de la singularité. On ne peut pas voir l’infini, mais on peut voir sa trace dans le fini sous forme d’ouverture du fini, comme s’il était traversé par l’impossible d’une transcendance, l’impossible d’un risque extatique réel, l’impossible du don.

   Si le fini a sa source dans l’infini antérieur au fini, cela signifie que le fini provient du simple, unique, singulier, extatique, qui est à distance de lui et lui donne l’existence par grâce, le cadeau de l’ek-sistence, le présent ouvert.

         Si cette théologie est vraie, il en résulte plusieurs choses concernant le fini. La première conséquence serait que la puissance la plus originale, profonde, féconde et durable serait la puissance de l’amour, sous forme d’une puissance discrète, discontinue, inapparente, secrète et pudique, qui ne serait pas un spectacle mais une puissance cachée.

    La deuxième conséquence serait que la nature serait connaissable, du moins que le projet de la connaître aurait un sens, car il vise la possibilité de rattacher la diversité des choses à une unité simple première, or la nature entière aurait bien une source simple par laquelle la multiplicité des choses proviendrait d’une source simple, elle serait une uni-diversité, un uni-vers.  Contrairement à ce qu’on entend partout, l’idée de Dieu ne serait pas irrationnelle et opposée à la science mais rendrait compréhensible que la science soit possible, sous la forme risquée d’une démonstration commencée. (Idée valable pour la logique, les maths, la physique, la biologie, les sciences de l’homme.)

    Cet univers simple à l’origine aurait une orientation temporelle irréversible qui ajouterait sans cesse du neuf, du nouveau, parce qu’il serait traversé par le risque du don, donc ouvert. Un don est irréversible, comme disent les enfants : « donner c’est donner, reprendre c’est voler. » Un don est sans calcul, secret, « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », on pense à l’anonymat des dons d’organes. Sans calcul signifie qu’il n’est pas un déplacement de cailloux ou d’unités qu’on agite, il est simple et entier, irréversible. Un don, un cadeau est un présent irréversible, comme l’est le présent de la présence, le présent ouvert. Si donc le temps est un don, alors le temps est un présent irréversible, secret, qui contient en lui la distance, le trois de la transcendance. On ne pourrait faire d’image dans le monde de la manière dont le possible et le passé sont présents dans le présent à distance de lui, se tenant à l’intérieur de lui à distance de lui. C’est mystérieux, contradictoire pour une logique de l’espace extériorité, mais pas absurde puisque cela permet une synthèse de présence, un sentir voire une conscience.

    Là où Diderot interroge le lieu de cet « élément » immatériel qui doit rentrer de l’extérieur ou être déjà à l’intérieur mais inactif, la théologie du don risqué et de l’histoire ouverte (« L’homme psychique d’abord, disait St Paul, l’homme spirituel ensuite. » « Il faut naître d’en haut », du futur, du risque, et non retourner dans le ventre de sa mère pour renaître, dit le chapitre 3 de l’Evangile de Jean relatant la rencontre, de nuit, en secret, entre Jésus et Nicodème) propose une nouvelle interprétation du temps, dont on ne peut faire d’image sans le spatialiser. Le temps qui traverse toute matière finie la met à distance d’elle-même, la fait se tenir en dehors de soi, la fait ek-sister. L’existence du fini est alors traversée par l’infini qui lui est présent dynamiquement, lui insufflant quelque chose de sa transcendance. Il ne lui vient pas du dehors puisque le temps est par excellence la dimension d’intériorité qu’on ne peut extérioriser sans la transformer en espace. Il est la distance même.

    Un univers fini qui viendrait de l’infini par don serait à la fois infiniment petit et inobservable dans sa source, et poussé à devenir toujours plus grand, ouvert, comme l’est le modèle d’univers en expansion dont la dynamique ne s’explique pas par des atomes préexistants, dont les chocs suffiraient à expliquer le temps compris comme changement de position des choses dans un espace préalable ouvert par la seule extériorité d’une infinité de parties d’abord extérieures les unes aux autres. Ce modèle scientifique, celui du Big-Bang, n’est peut-être pas vrai ni définitif, mais il a la structure de la Shekinah : la localisation maximale de la présence à l’origine est désignée par l’espace ouvert de cette expansion révélée par le décalage accentué vers le rouge des raies noires dans le spectre des corps, à proportion qu’ils sont éloignés.

   Le temps irréversible y ouvrirait des étages d’organisation dans lesquels la dynamique de l’infini serait de plus en plus exprimée, comme l’œuf qui est d’abord un organisme cellule, puis un organisme différencié en cellules qui vues de l’extérieur semblent un liquide inerte, puis un organisme différencié en cellules regroupées en organes, qui bouge et sent, vit visiblement, puis organisme différencié en cellules-organes intégré dans une société, avec des étages superposés dans lesquels le tout excède la somme de ses parties et s’ouvre à des propriétés nouvelles. (De même la droite excède la somme ou multiplication de ses points par translation qui pourrait être une trace de la transcendance de la volonté dans la pensée scientifique, trace du sujet au sens transcendantal.) Cette théologie est donc au plus proche du matérialisme enchanté proposé par Diderot, au plus proche, et non au plus loin comme il le croit.

    La matière chez Démocrite ce sont les atomes dans le vide, mais la matière chez Aristote est l’indéfini qui nous affecte, elle est le singulier. Aristote qui pense l’infini comme chaos, inachevé, désordre, informe, source du risque et de la contingence, pense donc la matière indéfinie comme le contraire de Dieu, Théos, comme Diderot qui oppose sa matière à toutes les écoles de théo-logie. Dieu tel que le pense Aristote, à savoir Théos, ne connaît pas la matière, n’a aucun contact avec elle, n’en n’est pas l’origine ni par production ni par création. Or cette définition d’Aristote, un indéfini qui nous affecte, un risque qui donne la contingence, pour dire l’infini de la matière, peut s’appliquer à Dieu si l’on pense Dieu comme infini, comme transcendance extatique, comme risque de donner et d’aimer, comme créateur en un mot. La Trinité n’est pas une matière au sens de Démocrite, un nuage d’atomes dans le vide, mais elle est une matière au sens d’Aristote : un indéfini qui nous affecte et qui s’autoaffecte, un indéfini unique qui singularise tout et donne l’existence.

      En effet, puisque la Trinité est un corps spirituel infini qui se donne et se reçoit, qui s’affecte soi-même, qui est à la fois volonté active et volonté réceptive, consentement volontaire (con-sentir : sentir avec),il n’y a ici aucune dualité de substance entre l’intellect et la sensibilité, l’identité est ici relation à l’autre, existence de l’altérité, c’est donc une matière spirituelle si c’est un corps qui s’autoaffecte, c’est un corps spirituel, comme le disent les textes sacrés. (C’est exactement la définition de la matière par Aristote : un indéfini qui nous affecte, sauf que chez Aristote l’infini est le contraire de Théos, et surtout pas Dieu lui-même !)

      Il est difficile de dire que cet infini est d’une autre substance que notre création puisque nous ignorons de quelle substance est faite la matière, ce que reconnaît d’ailleurs justement Diderot, ce que disaient Arnault et Nicole à Descartes lorsqu’ils contestaient sa théorie de l’animal machine. Il faut reconnaître que la physique contemporaine a en grande partie dématérialisé la matière par ses équations mathématiques quantiques avec les incohérences mystérieuses du tiers-inclus (à la fois onde et particule, et ni seulement l’un, ni seulement l’autre), et par son concept d’énergie qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur : le modèle du big-bang propose un concentré d’énergie qui contiendrait dans le volume d’une particule subatomique la totalité de la matière des galaxies actuellement observables ! Nous sommes là très loin du sens commun du texte de Diderot, mais il s’agit de science, avec toute son autorité, et non de superstition obscurantiste comme est censée l’être toute théologie qui ne conçoit pas ce dont elle parle.

    La Trinité, corps spirituel ou corps glorieux dont parlent les textes du nouveau testament, n’est donc ni l’âme incorporelle de Platon, ni l’intellect immatériel d’Aristote, mais la singularité source du fini, fini dont la nature est tout aussi énigmatique et éloignée du sens commun dont se réclame Diderot dans le texte que sa source infinie, parce que l’une est présente à l’autre dans un présent.  

 

   Conclusion 


    Diderot a donc raison de rejeter le dualisme des substances, sous sa forme intellectualisée, comme obscur et source de contradictions graves, qui pose des difficultés insolubles, qui est à la fois inexplicable et incompréhensible, mais il a tort de penser que toute théologie doive nécessairement être dualiste, au sens d'une dualité entre corps enfermé dans un particularisme et âme essentiellement intellectuelle, et en particulier la théologie chrétienne qui envisage l’infini comme un corps spirituel glorieux et qui ignore l’immortalité de l’âme au profit de la résurrection de la chair, elle est véritablement le premier existentialisme. Par Shekinah, la chair passe de l’infiniment localisé de la vie qu’est la mort pour entrer dans l’infiniment ouvert de la vie qu’est l’entrée pour l’éternité dans la Gloire de l’infini, dans la joie de se donner infiniment et d’aimer puissamment, créativement, générativement et génialement. C’est inexplicable mais pas incompréhensible si cela a du sens. Car Dieu infini, s’il existe, est le génie totalement original, le génie originel, éternel enfant spontané.

     Il traverse le fini auquel il donne l’existence, dans un temps irréversible et un espace ouvert nés ensemble avec le fini qui les déploie. Il insuffle patiemment une dynamique au œufs et aux hommes, aux sociétés et à tout l’univers, à travers les atomes, molécules, cellules, sociétés, selon des schémas toujours plus étonnants et ouverts, mais sans qu’on le voie jamais, aussi effacé que s’il n’existait pas. On n’explique pas l’infini, mais on comprend qu’on ne puisse le voir et qu’il soit inexplicable, car son explicabilité et sa visibilité contrediraient son infinité.

      Pour savoir finalement qui a raison, entre Diderot qui met la sensibilité dans une matière sans Dieu, sans doute morcelée en atomes doués de qualités internes et de sensibilité, quoique sans nous dire de quelle synthèse du temps est faite la sensibilité ni trop décrire les étonnants paradoxes du temps lui-même, pour savoir qui a raison entre Diderot et une théologie chrétienne qui met la matière finie en présence de Dieu infini, il faudrait pouvoir prendre la matière, la mettre en dehors de l’infini, et voir ce qu’elle peut faire d’elle-même sans Dieu. Encore faudrait-il savoir ce qu’est la matière, et trouver un lieu dont on soit bien sûr qu’il est bien en dehors de l’infini et soustrait à toute influence de celui-ci, ce qui peut sembler, pour le moins, difficile. Bref la question est de savoir si la matière est capable de sentir et d’être sentie parce qu’elle contient dans sa finité la sensibilité, ou si elle  sent et est sentie parce qu’elle est traversée par l’infini antérieur au fini.

         Certains paradoxes du fini et de la pensée de l’infini par l’homme conscient, parlant et voulant laissent tout de même penser que l’hypothèse d’un infini antérieur au fini n’est point absurde, quoique mystérieuse et contradictoire pour la logique du tiers-exclu, cette logique binaire 1 – 0 qui sert à formater des programmes d’ordinateurs, d’où il résulte que les écoles de théologie, instruites et exigeantes, ont encore de beaux jours devant elles, durant lesquels bien des poules pourront pondre encore bien des œufs.

       Il se peut qu’on ne puisse pas prouver l’infini, mais il ne faut pas oublier aussi qu’on se sert de lui dans toute démonstration, d’une part, d’autre part qu’une démonstration qui démontrerait tout ne serait pas une démonstration mais un calcul aussi idiot que les opérations sans conscience d’un ordinateur enfermé dans les contours particuliers de ses opérations binaires aveugles. Aucune démonstration ne démontre jamais qu’elle est une démonstration, et cela pour des raisons compréhensibles quoique inexplicables.  C’est autour de ces paradoxes profonds que se joue tout le débat entre Diderot et une théologie de l’infini dont il croit clairement dénoncer l’absurdité en s’appuyant sur le sens commun.

 

 

 

 

 

 

 

 

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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 11:15

                         Dire seulement : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale » revient à considérer qu’il ne peut exister une conception universelle du vrai et du bien, à n’envisager ces notions que comme subjectives relatives. Ce relativisme a toujours existé, mais il semble être devenu la philosophie spontanée  de la grande majorité des hommes d’aujourd’hui, c’est même là le trait marquant de notre époque.

   On admet éventuellement une certaine objectivité des sciences, on admet des vérités scientifiques qui ne soient pas relatives à chacun, mais lorsqu’il s’agit de vérité au singulier, de vérité philosophique globale, comprenant tout, il est courant de juger qu’elle ne peut que varier selon les individus, selon l’opinion des uns et des autres. Comme la vérité philosophique, la conviction morale est aussi estimée subjective, relative à des conditionnements sociaux et éducatifs différents selon chacun.

      Or ce consensus courant appelle deux remarques liées : d’abord, s’il y a consensus, si tous s’accordent sur le relativisme, il se dégage un accord sur la vérité, qui alors ne varie plus selon chacun puisque tous professent cette unique vérité du seul relativisme. En réussissant à produire l’accord des esprits elle nie par là même ce qu’elle énonce ! Ensuite, dire que la vérité change selon chacun revient à dire qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions. Dans ce cas, « chacun sa vérité » n’est plus une vérité mais une simple opinion, ni plus vraie ni plus fausse qu’une autre, et qui s’ajoute seulement à la diversité des opinions.

    Même chose avec la morale : Si chacun a sa morale, il n’y a plus de morale mais simplement des intérêts particuliers différents selon chacun, simplement des préférences soustraites à la discussion, comme pour le « chacun ses goûts », où l’on peut préférer les fraises aux abricots ou les brunes aux blondes sans qu’on puisse rien justifier. Ce ne sont que des faits, pas des raisons. 

           Pourquoi  alors utiliser les mots « vérité » et « morale » si on leur a d’abord retiré tout leur sens en les enfermant dans le relativisme le plus total ? 

                        Le plus souvent, curieusement, cette affirmation contient une prétention à la vérité et à la moralité, à la liberté : celui qui dit « chacun sa vérité, chacun sa morale » serait plus tolérant, moralement meilleur en somme, que celui qui au contraire affirme une vérité et une morale universelle. En effet, se dit-on, une vérité universelle nous obligerait à penser tous de la même façon, cela porterait atteinte à notre liberté. Une morale universelle obligerait à agir tous de la même façon, on ne serait plus libre.

    Derrière ces affirmations se cache la conviction qu’être libre c’est être différent, et qu’on n’est pas libre de penser ce qu’on veut s’il existe une vérité objective. On ne serait pas libre en maths, on ne penserait pas par soi-même, tandis qu’on serait libre quand on préfère les poireaux aux navets, surtout si tout le monde au contraire préfère les navets aux poireaux, car alors on deviendrait original !

    Mais là encore, comment peut-on tenir pour légitime une affirmation, être persuadé d’avoir raison de l’énoncer, alors même qu’on prétend que toute affirmation est relative à chacun et que personne n’a jamais raison puisque la vérité est relative à chacun ? Comment peut-on tenir pour moralement supérieure une affirmation qui nie la morale au profit des intérêts de chacun ?

    Soutenir l’affirmation de l’énoncé fait donc difficulté. Il faut donc la contester : mais quiconque prétend posséder la vérité universelle n’est-il pas bien orgueilleux et inconscient des milliards d’influences susceptibles de relativiser son point de vue ? Quiconque défend une morale universelle n’est-il pas condamné à l’intolérance ?

   D’ailleurs, celui qui prétend à une vérité et à une morale n’est-il pas un individu ? et tout individu n’est-il pas particulier et différent des autres ? Comment et par quel miracle aurait-il alors pu se libérer des influences particulières qui relativisent tout, alors que les autres, qui ne sont pas d’accord avec lui, auraient échoué à s’en libérer ?

    On le voit clairement, soutenir l’énoncé fait difficulté, le contester fait aussi difficulté. Manifestement, la question mérite une enquête et une clarification philosophiques. Une affirmation qu’on ne peut ni contester ni approuver sans difficulté est évidemment problématique. Reste à préciser la nature des difficultés qu’on rencontre ici, en contestant le relativisme, et là, en l’approuvant totalement.

 

Fin de l'introduction


           Le « faut-il seulement » de l’énoncé signifierait : « Il suffit, et il est légitime de dire. » Quiconque juge suffisant, dans une discussion, de dire :  « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », considère donc qu’il ne faut pas vouloir atteindre une vérité universelle et nécessaire ni chercher des repères moraux universels parce que cela porterait atteinte à la liberté de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, et que lui-même ne serait plus libre de penser ou de faire ce qu’il veut du fait qu’il existerait une vérité et une morale universelles, donc objectives et contraignantes.   Ce qui serait universel et objectif empêcherait l’originalité et la liberté subjectives, mettrait en danger les différences et le droit à la différence. Il pense donc qu’être libre, c’est être différent, que la liberté, le propre, résident dans la seule différence particulière, dans la particularité qu’il assimile à la subjectivité. Mais cette idée est-elle la marque d’une philosophie réfléchie ou d’une philosophie spontanée mal élucidée ? Est-il vrai qu’en mathématique on n’est pas libre parce qu’on ne peut pas penser ce qu’on veut ?

     Si l’on admet qu’il suffit d’être différent pour être libre, alors dans un groupe composé de dix hommes raisonnables et de dix fous, tous sont également libres et aucun n’est aliéné pourvu qu’ils soient tous différents. Si dans l’univers on détruit tous les haricots verts à l’exception d’un seul, alors celui-ci est aussitôt libre car il est désormais unique et différent. Voilà une étrange conception de la liberté, où aucun effort n’a été fait pour réfléchir sur le rôle de la conscience, du langage, de la volonté ou du jugement dans la constitution d’une liberté. Le fou n’est-il pas celui qui ne fait pas ce qu’il veut, parce qu’il est sans cesse parasité par des envies irrépressibles d’adopter certains comportements ? Celui qui souffre de TOCS ne sent-il pas qu’il a besoin de faire tel geste parce que c’est plus fort que lui, ne se sent-il pas plutôt aliéné que libre ? N’aimerait-il être délivré ? Etre libre sera plutôt se posséder soi-même que d’être possédé. Or comment se posséder sans la distance de la conscience, sans la distance d’autrui, sans la distance du langage ?

    

     Le mathématicien qui réduit l’espace, auquel il ne comprend rien au départ, au point sans étendue, opère volontairement et se possède consciemment, il sait ce qu’il fait. Il veut le point, le zéro d’étendue, nombre premier de toute conception radicale. Il le met volontairement en translation et sait avec certitude que la droite qu’il conçoit et engendre est infiniment fine et infinie aux deux « extrémités ». (Même si précisément elle n’a pas d’extrémité puisqu’elle ne s’arrête pas…) Parce qu’il possède son activité propre, il pense par lui-même et possède une certaine science avec ses certitudes absolues. Nul doute alors que pour tout triangle du plan, les trois angles totalisent 180°, ou que tous les points de circonférence du cercle sont équidistants du cercle. L’originalité ici consiste à partir de l’origine, qui est le point et son infinie petitesse, donc à partir de l’infini, qui comme le zéro, n’est rien de particulier. L’original est le concepteur, celui qui conçoit ce qu’il pense et dit volontairement, et non celui qui est différent.

       Soit quelqu’un d’assez ouvert pour voir tout le réel, si jamais quelqu’un d’autre parvenait aussi à s’ouvrir assez pour voir tout le réel, en admettant que le premier n’était libre que parce qu’il était différent, alors ce premier qui était libre cesserait aussitôt de l’être dès lors qu’un autre s’accorderait avec lui. Inversement, plus on serait différent, particulier et idiot, plus on serait libre. Liberté devient ici synonyme d’idiotie et de particularisme. Pour être libre, il faut quitter la réalité et, si possible au moyen de drogues, se laisser envahir par des hallucinations qu’on est le seul à voir. Une société où chacun ne se soucierait que de ses intérêts particuliers et où chacun s’évaderait dans ses délires individuels serait une société d’hommes libres. Nous avons ici une démonstration par l’absurde de l’inconsistance de cette conception de la liberté, même si elle se prétend le fin du fin de la liberté subjective. Dans l’Allégorie de la caverne, celui qui s’évade n’est pas libre parce qu’il est différent mais parce qu’il est sorti et a perçu la vraie lumière.

      Derrière cette conception insuffisamment réfléchie de la liberté, de la vérité et de la morale, il y a cette conviction que pour être libre il faut penser différemment parce que si l’on pense tous pareil on est un mouton de Panurge, un individu pris dans la masse et englué dans la pensée unique, dans un même conditionnement que tous les autres. Or ce n’est pas la fuite dans le particularisme , l’inconscience et l’involontaire qui libère du conditionnement, mais la prise de distance et de recul critique par quoi on en vient à identifier les mécanismes d’un conditionnement afin de cesser de le subir passivement.

      L’objectivité n’est pas alors le simple contraire de la subjectivité, ni une froide entité sans lien aucun avec un sujet pensant, mais le complément et le corrélat de la subjectivité libre. La subjectivité qui parvient à la distance suffisante pour totaliser ce dont elle parle peut seule parvenir à l’objectivité du discours et de la pensée. Il y a ainsi deux sortes de subjectivité (que Husserl appelle le subjectif-relatif et le subjectif au sens transcendantal) : la subjectivité qui subit son environnement sans distance et qui est incapable d’objectivité dans son jugement, envahie qu’elle est de préjugés, et la subjectivité qui parvient à trouver la bonne distance afin de concevoir suffisamment l’objet dont elle parle voire de le concevoir dans la totalité de ses aspects possibles.

  L’objectivité est donc ce à quoi peut parvenir la subjectivité libre de préjugés ou en voie de neutralisation des préjugés. Un objet ne peut atteindre l’objectivité, seul un sujet qui parle, qui pense et qui veut peut, par l’activité interne du dire, du penser et du vouloir, atteindre l’objectivité dans cette opération du sujet qu’est le jugement éclairé. L’objectivité n’est pas un objet mais une opération du jugement, lequel suppose un sujet distant et libre.

     Etre libre n’est pas avoir des opinions différentes selon chacun, mais avoir un horizon réfléchi de vérité. Il n’y a pas des droits de l’opinion, l’opinion n’est qu’un fait, pas un droit, il y a seulement le droit de chercher la vérité, qui est l’horizon nécessaire de toute opinion en tant qu’elle prétend à la vérité. Nous ne sommes pas respectables parce que nous avons des opinions, nous sommes respectables et dignes parce que, à travers nos opinions, nous visons la vérité. C’est la vérité visée par celui qui a des opinions qui donne à ces opinions leur valeur, et non le fait qu’une opinion soit différente d’une autre.

  « A chacun ses opinions, à chacun ses intérêts » est un constat de faits particuliers, non un programme qu’on pourrait vouloir ou qu’on devrait vouloir et qu’il faudrait seulement dire. ("Faut-il seulement dire..." évoque bien un devoir de dire cela plutôt qu'autre chose.) On peut constater que « à chacun son rapport à la vérité », mais on ne peut dire légitimement « à chacun sa vérité » comme si c’était là un but nécessaire qu’on aurait à se fixer par on ne sait quel devoir d’être différent.


          Il n’y a donc ni droit ni légitimité de la différence particulière. Etre différent n’est pas un droit mais un simple fait, un fait particulier. On n’a pas plus de droits si on est noir parmi des blancs ou blanc parmi des noirs sous prétexte de différence, ni parce qu’on est homosexuel. Il n’y a pas à être fier d’être blanc, noir, homosexuel ou hétérosexuel puisque c’est involontaire.

    Par contre, même s’il n’y a pas de droit de la différence, il peut y avoir un droit à la différence, on ne peut interdire d’être blanc ou noir ou homosexuel si c’est involontaire. Il n’y a pas de gay pride au sens d’une fierté d’être homosexuel, il y a seulement une gay pride au sens d’une fierté d’avoir le courage de consentir volontairement à son homosexualité. L’idée d’une morale universelle ne demande pas à tous les hommes d’agir pareil en étant tous hétérosexuels, elle demande à tous les hommes d’agir pareil en étant vrai dans le discernement de leur vrai désir. Quiconque n’a aucun désir pour les femmes ne peut se forcer pour contenter le grand nombre, la généralité. La sexualité est déjà assez complexe vu son caractère involontaire, si en plus on y ajoute de contrer son vrai désir, la vie quotidienne sera forcément difficile, et la musique d’ambiance appropriée sera celle de mission impossible.

   Le courage ne consiste pas davantage à s’enfermer dans son homosexualité ou dans son hétérosexualité, ni dans sa féminité ou sa masculinité, mais à assumer sa particularité tout en restant ouvert au véritable réel qui, lui, n’est ni homosexuel, ni hétérosexuel. Les problèmes mathématiques, économiques, philosophiques, sont les mêmes pour les hommes, et ce n’est pas par notre différence particulière mais par notre identité commune que nous pouvons comprendre, discuter, dialoguer pour explorer ces mêmes problèmes identiques quelles que soient nos différences particulières.

         A chacun son courage pour chercher la vérité ou chercher à être vertueux, quels que soient ses intérêts particuliers ou ses opinions de départ et leur différence d’avec ceux des autres. A chacun son courage pour assumer sa différence particulière et pour la situer de manière équitable, juste et cohérente par rapport aux différences particulières des autres à l’intérieur d’un seul et même monde et d’un même réel objectivement commun à tous. Ceci dit, l’appel au courage individuel ne suffit pas même s’il est nécessaire, il faut aussi qu’il soit supporté par une situation sociale qui ne rende pas impossible son exercice et son efficience.

    Malgré nos différences d’opinions et de préférences, nous pouvons affirmer en commun un même universel qui nous dépasse. Nous ne prétendons pas posséder de fait cet universel mais nous prétendons devoir nous en approcher. Il n’y a là nul orgueil mais simplement la volonté d’être tous un peu plus libres.

           Il ne s’agissait pas de professer un universalisme qui mépriserait les différences particulières, mais de comprendre que le véritable universalisme assume le fait des différences particulières et les situe chacune à sa juste place, avec ses atouts et ses fragilités. L’individu qui a des opinions, mêmes fausses, n’est jamais enfermé définitivement dans sa particularité parce qu’il est conscient, et que la singularité de la conscience l’ouvre au-delà de sa particularité. La conscience seule ne suffit cependant pas et doit être complétée par le langage, une insertion sociale, du temps pour exercer son sens critique de manière ouverte, un minimum de satisfaction et d’estime de soi. La question de la vérité et de la morale dépasse donc le chacun pour soi et la seule référence à l’individu, quelle que soit l’ouverture d’esprit et la bonne volonté qu’on lui prête. Certaines vies quotidiennes, même avec beaucoup de bonne volonté universaliste, laissent finalement peu de place à l’universalisme… Peut-être est-ce même de fait le cas maintenant pour le plus grand nombre des vies quotidiennes.

 

 

Fin de la première partie


                                                           Tout ceci étant dit, il faut reconnaître que le relativisme « A chacun sa vérité, sa morale », n’est pas seulement une thèse défendue par la philosophie spontanée d’individus insuffisamment exercés à la méthode de conceptualisation philosophique. Il se trouve que, de fait, il existe aussi des philosophies réfléchies qui professent le relativisme, et qui sont par là en désaccord avec les philosophies réfléchies qui professent la nécessité de maintenir ouvert un horizon d’universalité.

      Les sceptiques comme Pyrrhon, Hume ou Russell, les positivistes comme Comte ou Durkheim, les théoriciens de l’inconscient comme Marx, Nietzsche ou Freud, sont profondément relativistes et nient à la fois l’autonomie de la conscience individuelle, de la volonté et de la parole individuelle, et l’existence de Dieu ou de tout Absolu susceptible de réconcilier dans une seule vision simple le vaste ensemble des particularités du réel. Ils s’opposent en cela à Platon, Aristote, Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin, à Descartes, Spinoza ou Leibniz, à Kant, Hegel, Husserl ou Bergson, qui eux affirment que l’individu conscient peut, par la raison ou par l’intuition plus ou moins directement liées au divin, à Dieu, accéder à une universalité qui dépasse tous les particularismes, qui les transcende. Malgré ce désaccord qui, pour être tranché, exigerait des développements extraordinairement longs, il faut bien reconnaître que le relativisme des philosophies réfléchies n’est pas le même que celui des philosophies spontanées, et qu’il ne revient pas à dire seulement : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale. » Ils nient par contre qu’on puisse sortir de la caverne au sens où l’envisage Platon, et même doutent qu’il y ait un extérieur de la caverne qui soit vivable et praticable… Ils envisageraient plutôt des réaménagements à l’intérieur de celle-ci. (Percer des vélux pour faire entrer la lumière,  briser les chaînes mais sans sortir. A propos, pour la pose des Vélux, si vous connaissez un bon menuisier charpentier à Nazareth, il est probable que Marx vous conseillera de faire appel à une autre entreprise.)

    Le scepticisme par exemple nie toute vérité, y compris d’ailleurs celles des sciences, et n’y voit que des croyances particulières. Il ne dira donc pas « A chacun sa vérité » mais « A chacun sa croyance en la vérité, son opinion, son illusion de posséder la vérité ou une part de celle-ci. »


          De graves objections peuvent facilement être opposées au scepticisme dogmatique de Pyrrhon, qui prétend savoir et démontrer qu’on ne peut rien savoir, que rien n’est certain, que la seule sagesse consiste non à juger mais à s’abstenir de juger, suspendre son jugement dans l’épochè (prononcer époquè ou épokè). Si on ne peut rien savoir, comment peut-on savoir qu’on ne peut rien savoir, peut-être faut-il continuer à chercher au lieu de suspendre son jugement ? Si on ne peut rien juger, comment peut-on juger qu’il est sage de suspendre tout jugement ? Si rien n’est vrai, pourquoi le scepticisme serait-il plus vrai qu’une autre philosophie ?


         Le scepticisme mitigé de Hume est plus subtil, il dit qu’il n’y a que des croyances, que son propre scepticisme à lui, Hume, n’est que sa croyance intime, mais qu’il n’est même pas sûr d’avoir raison d’être sceptique. Il attend même qu’on lui démontre qu’il a tort d’être sceptique, de douter. Il ne dit pas savoir que ni les maths ni la physique ne sont des sciences, il dit seulement qu’il en doute : Il se pourrait que ce soient de simples croyances qui portent soit sur des idées dont les objets n’existent pas (le point, le cercle, le triangle parfaits existent-ils ?) soit sur des habitudes auxquelles on ne comprend rien et dont on ne sait si l’avenir les confortera (Le soleil se lèvera-t-il demain ? Le pain qui m’a nourri hier m’empoisonnera-t-il demain ? Qui peut démontrer que l’avenir sera comme le passé, n’est pas plutôt une croyance qu’un savoir ?)

     Plutôt que de croire en la raison, plutôt que de croire en Dieu, Hume ne croit qu’en la croyance, avec son incertitude et sa fragilité fondamentales. C’est donc une croyance réfléchie, une croyance en la croyance, un relativisme réfléchi.

    Cependant si Hume prend la peine d’écrire des livres et prend la peine de soutenir sa croyance par des arguments, c’est bien qu’il croit que sa croyance a une certaine légitimité, qu’il y a une certaine vérité du scepticisme, impossible à prouver. On peut penser que pour lui, lorsque les différentes prétentions à la vérité universelle se seront peu à peu heurtées à leurs limites, les esprits les plus informés finiront tôt ou tard par venir au scepticisme, bref il croit que le scepticisme est davantage vrai que les autres philosophies non sceptiques, il ne dit pas seulement « A chacun sa vérité ». Lui aussi croit que toute conscience est déterminée par des particularités qu’elle ne peut réfléchir ni posséder ni comprendre pleinement. L’impression de vérité serait seulement un fait particulier, seulement la vivacité de certaines sensations primitives et non une objectivité que la conscience atteindrait parce qu’elle serait le lieu singulier d’une certaine transcendance énigmatique mais réelle et universelle. Cette affirmation de Hume prétend quand même à une certaine vérité.

     De même le positivisme de Comte ou Durkheim, ou le communisme de Marx, sont des relativismes réfléchis. Relativistes, ces auteurs ne croient pas que la conscience soit le lieu d’une transcendance absolue liée à l’Absolu divin, unique Infini singulier, mais que la conscience n’est que le lieu d’une transcendance relative, la transcendance de la société sur l’individu, dans laquelle la société est un tout particulier, et l’individu une partie de ce tout. (Une particularité, et non une singularité par sa conscience, la conscience est ici simple reflet de l’activité du seul cerveau organe du corps.) Chaque individu a donc ses opinions en matière de vérité et de morale, parce qu’il est situé à une place particulière de la société, à un moment particulier de l’histoire des sociétés.

      Mais ils ne se contentent pas de dire : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », ils estiment que l’histoire progresse dans une direction qui n’est pas le fruit du hasard, et qu’elle tend soit vers l’âge positif, soit vers le communisme.

     Or dans leurs modèles, l’individu du futur aura quitté la croyance théologique ou métaphysique en un universel absolu, et renoncera à toute idée d’Absolu, en fera le deuil. La religion disparaîtra et l’homme athée sera enfin aussi heureux et aussi libre qu’on peut l’être, soit parce que la science et la technologie rétabliront spontanément l’ordre dans la société en lui apportant le bonheur désiré depuis toujours, soit parce que la lutte des classes finira par supprimer les contradictions qui mettent la société en conflit, et imposera le triomphe de la seule classe subsistante, le prolétariat, mettant par là fin aux classes sociales et le libérant de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y aura donc dans l’avenir de l’histoire une philosophie qui s’imposera d’elle-même, par la seule force des faits, et qui sera la philosophie positiviste ou la philosophie marxienne. Il y aura donc un accord général des esprits en matière de morale et de vérité, malgré le relativisme de ces modèles. On parvient donc déjà, avant même l’affirmation d’un véritable universalisme, à dépasser le relativisme de l’opinion de chacun qui contiendrait tout notre rapport à la vérité et à la morale. On le dépasserait encore davantage donc si l’on examinait les philosophies réfléchies universalistes sur cette même question.

        Auguste Comte ou Emile Durkheim, Ludwig Feuerbach et Karl Marx, ont raison de dire que l’individu n’est rien sans la société, et que la société est davantage qu’une addition ou une somme d’individus, ce par quoi ils s’accordent avec leur antithèses universalistes que sont Kant, Hegel, ou le christianisme pour qui l’individu appartient essentiellement à une Eglise et où Dieu est lui-même ouvert à soi-même comme à un autre, en tant que Trinité. La question reste donc ouverte de savoir si la société est la seule réalité qui existe au-dessus de l’individu, même s’il reste certain qu’elle soit la seule transcendance qu’on puisse observer et constater de fait.

   La question reste ouverte de savoir si une transcendance plus absolue que celle de la société peut dynamiser la conscience, la parole, la volonté et leur prétention à la vérité, à la moralité, à la justice ou à l’art. Il reste cependant certain que relativistes ou universalistes, les philosophies réfléchies ne disent pas seulement « A chacun sa vérité, à chacun sa morale », mais qu’elles affirment une certaine objectivité qui transcende la simple particularité individuelle.

 

   

                                                     Le relativisme, spontané ou réfléchi, ne peut pas prouver qu’il a raison, sinon il donnerait à la raison une autonomie qui contredirait son relativisme, qui le ferait sortir du relativisme. La possibilité que la singularité infinie de Dieu, dans sa spontanéité créatrice antérieure à la réflexion, soit la transcendance qui rend possible l’ouverture à la vérité vers l’unique réel, dans la conscience, la parole, la volonté et la société, reste une possibilité ouverte mais n’est pas davantage prouvée puisqu’elle envisage la raison elle-même comme une énigme, comme la Singularité fondamentale qui traverse toute chose et dont le temps irréversible, indéfinissable, est la signature.

      Quoiqu’il en soit, une seule hypothèse est ultimement vraie, ce en quoi on ne peut pas seulement dire : « A chacun sa vérité, à chacun sa morale. »

    

     

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