Introduction:
Diderot envisage ici de renverser toutes les écoles de théologie et tous les temples, toutes les religions donc, avec un œuf. Le contraste entre le mystérieux, le lointain, et le tout proche d’un simple œuf, le ton sympathique avec lequel on invite le lecteur à s’asseoir pour ramener les questions abstruses au plus proche de la vie ordinaire, tout cela montre une philosophie qui a choisi le quotidien, le sens commun, le raisonnement expérimental, contre les spéculations abstraites et compliquées des philosophies ésotériques, au ton professoral, réservées à une élite menant un genre de vie à part.
Le mot « esprit » est absent du texte, seul le mot « conscience » apparaît, mêlé à la vie, la mémoire, les passions, la pensée, sans qu’il soit précisé de quelle conscience, de quelle pensée on parle exactement. On peut supposer néanmoins qu’il s’agit des pensées les plus hautes, de la conscience au sens le plus spirituel et le plus universel puisque notre œuf doit renverser toutes les écoles de théologie, toutes et non certaines. Toute théologie impliquerait donc la nette distinction de l’âme et du corps, adhérerait à une conception mécaniste de la matière, comme il se trouve nettement chez Descartes et un peu chez Platon.
Le problème posé par le texte est celui du rapport entre l’âme et le corps, plus précisément entre la partie intellectuelle de l’âme et les corps matériels. Si l’âme est incorporelle, comment va-t-elle mouvoir les corps et être affectée par eux ? Devant cette impossibilité de concevoir une âme distincte du corps mais unie à lui, Diderot affirme une seule voie possible : pour éviter un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités, admettre que l’esprit est entièrement corporel et que la matière est douée de sensibilité et organisée.
La matière organisée douée de sensibilité explique donc tout, y compris le texte de Diderot et son contenu argumentatif. La nécessaire valeur de légitimité du texte est donc toute entière dans son organisation particulière et dans la matière qui le particularise, en tant qu’elle affecte le lecteur particulier qui en prend connaissance avec son cerveau et son corps doué de sensibilité. En quel sens cette explication est-elle simple ?
Développement
Pour aller au cœur de l’argumentation du texte, il faut remarquer qu’elle cible le passage de l’inanimé (« ce germe n’est qu’un fluide inerte et grossier ») à l’animé (« il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. ») Soit ce passage se fait par l’arrivée d’un « élément » extérieur qui n’y figurait pas, et dans ce cas la théologie sera fondée à dire qu’il faut supposer nécessairement l’arrivée d’un esprit nouveau, soit cette arrivée d’un élément extérieur au fluide inerte est impensable. C’est bien sur quoi repose toute l’argumentation, sur l’idée que cette hypothèse est absurde, contradictoire, impensable.
En effet, cet élément était ou bien homogène au liquide inerte, dans ce cas ce n’est pas l’esprit, ou bien il lui est hétérogène, n’est pas de même nature, dans ce cas comment aura-t-il des effets sur lui et le pouvoir de l’animer ? S’il occupait un espace, il est de même nature, homogène, donc matériel, mais alors ce n’est pas l’esprit, et s’il est hétérogène, il n’occupait pas d’espace, comment alors s’est-il localisé en lui s’il n’est pas spatial ? S’il était déjà dans l’œuf, comment a-t-il pu être inerte dans le liquide informe, puis lui prêter soudain une énergie inexistante avant ?
Bref le texte vise à montrer que ceux qui croient qu’il est besoin de Dieu pour rendre compte de la vie puis de la pensée ne conçoivent pas ce qu’ils disent : mystère, contradiction, absurdité, on chute dans un abîme en perdant tout contact avec la réalité et le sens commun. Superstition et magie sont les vraies raisons de cette confuse crédulité.
Pour éviter cette chute dans l’irrationnel, l’auteur propose de dire que seul le changement de forme de l’œuf suffit à expliquer non seulement la vie, mais la pensée consciente et critique, les passions, la mémoire, bref l’intériorité.
Le passage de l’extériorité à l’intériorité serait suffisamment conçu par un changement de forme ou d’organisation, sans faire appel à un mystérieux esprit divin venu d’on ne sait où, et dont l’arrivée est inconcevable sans contradiction, ce qui la rend contraire à la saine raison.
La question se pose de savoir si le texte contient des arguments suffisant à renverser toutes les écoles de théologie, ou seulement certaines écoles particulières, voire seulement la généralité des écoles, mais pas toutes. De même la question se pose de savoir si l’on peut dire du poussin à l’homme : « il a toutes vos affections ; toutes vos actions il les fait. »
Concernant la première question, le texte englobe sans plus de précision tous les temples et toutes les écoles de théologie, mais n’est précis qu’une seule fois, lorsqu’il cite Descartes. Il attaque donc le dualisme de l’âme et du corps et la théorie de l’animal machine, qui est effectivement remise en cause par l’argumentation du texte.
« Les petits enfants se moqueront de vous et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre », faisant ici allusion à Spinoza qui nie le dualisme des substances et le libre arbitre, et critique le dualisme cartésien des substances en affirmant une unique substance, Dieu ou Nature Naturante. La négation du dualisme des substances est ici présente dans le plus spontané, l’enfant, et dans le plus réfléchi, les philosophes professionnels.
Que pourrait objecter un cartésien à une telle critique ?
Il nierait que les animaux, ici le poussin, aient les mêmes affections que nous, et qu’ils fassent toutes nos actions. Il dirait qu’ils ne font aucune action et n’ont aucune affection, n’ayant ni âme ni intériorité.
Un cartésien dirait exactement ceci : je puis douter que les animaux aient des affections, je ne puis douter que j’en ai. Je ne suis même pas sûr, de certitude absolue, que les autres hommes aient des affections et qu’ils agissent, ils pourraient être des automates hypercomplexes mus par des mécanismes et insensibles. Par contre je ne puis douter que j’ai des affections en raison de l’intériorité et de la certitude du Cogito. Je n’ai pas de preuves que les animaux, ni même les autres hommes, pensent, je n’ai pas non plus de preuves que moi-même je pense, mais j’ai l’absolue certitude intuitive que je pense, c’est une évidence, et de même j’éprouve l’évidence que je meus moi-même mes bras, mes mains, mes jambes. « Le libre arbitre se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons. » La certitude de la conscience est intuitive, pas discursive, chez Descartes.
Le cogito est évident, si je suis trompé, je suis pensant, je pense. Même si le monde n’existe pas, je pense bien en voir un maintenant, donc je pense un monde, qu’il existe ou non. Si je n’ai pas de corps, je pense bien en avoir un : même si je me trompe, il est certain que je pense avoir un corps, que ce corps existe ou non. L’intériorité de la conscience, l’intériorité de la volonté, sont index sui, indices de soi-même, elles sont en elles-mêmes l’évidence de leur propre réalité comme intériorité. L’intériorité s’éprouve de l’intérieur, même si elle n’est rien d’extérieur qu’on pourrait voir du dehors. La pensée n’est rien d’étendu, on ne perçoit pas dans le monde la conscience ni la volonté.
Ces arguments sont assez forts, et Diderot ne peut pas non plus prouver de son côté que les animaux ont des affections, qu’ils agissent. Pourtant, sa référence aux enfants est fort bien choisie et pertinente, elle met le doigt sur une des difficultés les plus graves du cartésianisme, peut-être la difficulté majeure.
En effet, chez Descartes, le Cogito, seul certain de certitude immédiate et absolue, possède en lui l’idée d’un infini qui le dépasse. Cette idée ne saurait venir du fini, qui ne peut se transcender par ses seules forces, cette transcendance en lui, qui l’ouvre à l’infini, est donc une trace de l’Infini lui-même qui le traverse. Or l’infini, Dieu, qui n’a nulle peur, n’est pas trompeur.
Ce qu’il a mis en moi comme certitude naïve, dans l’irréflexion spontanée, est fiable. La conviction naïve qu’il existe des corps, en dehors de ma pensée des corps, est donc fiable même si je ne puis en prouver directement la vérité. De même je pense naïvement qu’autrui a une conscience comme la mienne, une intuition qui est aussi évidente pour lui que mes intuitions sont évidentes pour moi, cette foi est donc fiable parce que Dieu n’est pas trompeur.
Bref lorsqu'il s'agit de passer de ma pensée à des corps externes ou à une autre pensée, il faut admettre une transcendance, et comme je ne puis me transcender, cette transcendance est une trace de l'infini qui est en moi antérieur à moi-même: "J'ai d'abord en moi l'idée de l'infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même" dit-il dans sa troisième méditation métaphysique.
Or à propos des animaux, Descartes nie qu’ils aient une âme. Il a des raisons de le nier, parce qu'il n'envisage pas des degrés ni des parties d'âme, c'est pour lui tout ou rien, mais il reconnaît lui-même qu’une fois laissée de côté la réflexion intellectuelle, une fois revenu au commerce spontané avec le monde dans l’attitude naïve de l’irréflexion, il nous est difficile de percevoir un chien ou un cheval comme n’ayant pas mal si nous les frappons violemment et qu’ils crient. Les enfants perçoivent déjà naïvement les animaux comme n’étant pas des objets, comme jouissant et souffrant. Puisque Dieu n’est pas trompeur, cette intuition doit être vraie. Ou alors elle doit disparaître une fois que la réflexion nous aurait clairement montré qu’elle n’est qu’une naïveté sans vraie profondeur, une de celles que la réflexion dissipe et non une idée originale venue de l’origine, Dieu, et qui résiste à la réflexion, comme pour les corps ou autrui. Avec un peu d’entraînement, nous devrions parvenir à les percevoir comme des objets sans intériorité, sans sensation. Or l’expérience montre qu’il n’en est rien : nous ne parvenons pas à percevoir les animaux comme de purs automates sans intériorité ni sensation, et comme Dieu n’est pas trompeur, alors les animaux ne sont pas des objets mais bien des êtres vivants, ce qui met la théorie cartésienne de l’animal machine en difficulté.
Diderot a donc raison de critiquer le dualisme de l’âme et du corps qu’on trouve nettement chez Descartes et un peu plus confusément esquissé par Platon. A-t-il pour autant raison de croire que toutes les écoles de théologie doivent nécessairement professer un tel dualisme ? On trouverait difficilement un tel dualisme dans l’Ancien Testament, pas plus que dans les Evangiles. Saint-François d’Assise, au XIII ième siècle, ne croit pas davantage que les animaux sont des machines ni que la nature peut se réduire à un simple objet, il parle de sœur eau et de frère soleil, il entre en sympathie affective avec les loups et les oiseaux, ce sont pour lui des créatures de l’unique infini qui donne gracieusement et gratuitement l’existence à ses créatures, sa présence en elles laisse des traces vivifiantes et ouvertes.
Il faut donc examiner si l’œuf, liquide inerte qui devient vivant par son développement en changeant d’organisation, renverse nécessairement toutes les écoles de théologie et tous les temples, ou seulement celles et ceux qui admettraient un dualisme des substances, un dualisme entre la matière et l’esprit. Est-il nécessaire à toute théologie d’admettre un tel dualisme, ou n’est-ce qu’une tendance historiquement contingente ?
Le dualisme des substances suppose chez Descartes qu’on sache ce qu’est la matière et qu’on sache ce qu’est l’âme. Descartes se représente la matière comme étendue en longueur, largeur et profondeur : l’énergie ne serait alors pas de la matière, sans être pour autant de la pensée consciente. Si par contre on ne sait ni ce qu’est la matière, ni ce qu’est l’esprit, alors on ne peut savoir qu’il s’agit de deux choses séparées et non de deux manifestations d’une même réalité cachée. Cette réalité secrète ne serait ni ce que nous nous représentons comme matière, étalée en longueur, largeur et profondeur, ni ce que nous nous représentons comme esprit si nous sommes cartésiens, pure substance incorporelle. Ni objet seul, ni conscience seule, mais à la fois l’un et l’autre, cette réalité serait simple mais plus riche que la distinction matière/esprit, elle aurait à la fois les propriétés de l’un et de l’autre sans être ni l’un ni l’autre conçus séparément. (On a la même situation en physique avec la dualité onde /particule : ce qu’on observe n’est ni onde, ni particule, mais est les deux sans être ni l’un séparément, ni l’autre séparément.)
La seule chose que Descartes reconnaît ignorer, c’est l’infini divin. Il le dit dans sa méditation troisième : « Il est de la nature de l’infini que ma nature, qui est finie, ne le puisse comprendre. » Il avait cependant dit précédemment : « j’ai d’abord en moi l’idée de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. » Cela signifie qu’il y a en nous, au plus intime de nous-mêmes, une énigme qui introduit de la singularité dans toute conscience. Or si l’infini est présent à tout le fini, s’il le traverse nécessairement, n’introduit-il pas dans la matière qu’il crée et dans les consciences et les vivants quelque chose de sa singularité ? Il faut distinguer le dualisme âme /corps de la dualité fini/infini, qui est seule maintenue ici.
Toutes les interrogations qui précèdent mènent au cœur du débat : Si Diderot croit renverser toutes les écoles de théologie avec un œuf, c’est qu’il croit que toute affirmation théologique de l’esprit conduit nécessairement au dualisme. Or le dualisme entraînant d’insurmontables difficultés, tant chez Platon que chez Descartes, Diderot rejette l’esprit sous forme théologique, ce qui lui fait dire que le poussin a toutes nos affections, fait toutes nos actions. Quelle différence alors entre homme et animal ? La référence à l’esprit est-elle vraiment maintenue ou supprimée ?
L’animal peut-il éprouver l’étonnement devant l’ensemble de l’univers, avec son uni-diversité ? Peut-il se demander si son existence est nécessaire ou contingente ? Peut-il entreprendre l’action de démontrer la légitimité de ce qu’il pense, ou de son adhésion à tel comportement ? Peut-il soumettre ses comportements et ses adhésions à une évaluation morale dans la distance d’un jugement visant l’impartialité ? L’animal se dit-il qu’il doit y avoir une nature commune aux étoiles, aux montagnes, à la mer, aux arbres aux animaux et aux hommes, nature commune qu’il faudrait chercher à identifier et comprendre ?
Le texte passe un peu vite de la conscience perceptive animale, du psychisme animal, à la conscience rationnelle, morale, philosophique.
Lorsqu’il fait l’hypothèse de l’esprit à distance de la matière, pour l’écarter finalement, Diderot ne reprend-il pas la position dualiste qu’il réfute ? (De sorte que c’est parce qu’il la reprend qu’il la réfute, sans envisager une distance infini-fini qui ne serait pas un dualisme de substances). Sa manière d’interroger est sur ce point instructive. L’esprit à distance de la matière est appelé « un élément ». Diderot s’interroge sur la localisation de cet élément. « Occupait-il de l’espace ou n’en occupait-il point ? » « Où était-il ? » « Que faisait-il là où ailleurs ? » Au lieu d’interroger le rapport fini/infini-antérieur-au-fini, il interroge un élément qui doit être localisé, qui doit être situé soit à l’extérieur du corps soit à l’intérieur, au choix. Il doit y être venu ou s’en être échappé comme par des mouvements particuliers. Ou alors il était partout et dans ce cas-là comment pouvait-il ne rien faire ? Mais il ne faisait pas rien si la matière est enchantée comme le dit Diderot, puisqu’il enchantait la matière.
Il est bien clair que l’hypothèse d’un esprit divin infini ne peut pas être interrogée à l’aide de mouvements particuliers, selon cette manière de distinguer l’intérieur de l’extérieur, en adoptant un vocabulaire centré sur l’espace. Il faut avouer d'autre part qu'un dualisme des substances, si l'on ne sait ni ce qu'est la substance finie, ni ce qu'est la substance infinie, et si l'infinie est radicalement autre que la finie, est certes inconcevable pour nous en raison de nos limites, mais n'est pas absurde du point de vue de la raison.
Avec un œuf, Diderot entend renverser toutes les écoles de théologie et tous les temples. Etant occidental, les écoles auxquelles il pense sont celles de la théologie chrétienne, juive, musulmane, mais surtout chrétienne, puisqu’elle est majoritaire dans l’Europe du XVIIIième siècle. Il est possible en effet, et même vrai, que souvent, historiquement, la théologie chrétienne a pu s’exprimer dans un vocabulaire dualiste séparant l’esprit immatériel divin de la matière créée. Ce dualisme est présent dans la théologie de Saint-Augustin, qui reprend le vocabulaire dualiste platonicien de l’âme et du corps, et en apparence au moins dans la théologie de Saint-Thomas d’Aquin, qui reprend le vocabulaire dualiste aristotélicien de l’intellect et du composé matière/forme. Platon et Aristote pensent d’ailleurs le temps à partir d’un espace plus fondamental, comme le fait d’ailleurs Diderot qui lui n’est pas pourtant dualiste, et comme le font les matérialistes tels Leucippe, Démocrite, Epicure ou Lucrèce, Hobbes ou Marx. Ils raisonnent tous à l’aide d’une logique binaire, celle du tiers-exclu. Mais est-il nécessaire à la théologie chrétienne d’admettre un dualisme des substances, et de penser le temps à partir d’un espace plus fondamental posé comme condition première, et dans une logique du tiers-exclu ? Lui est-ce nécessaire, alors que sa Trinité est un corps spirituel infini, donc un corps, alors qu’elle pense Trinité donc tiers-inclus et non tiers-exclu, alors qu’elle refuse l’immortalité de l’âme et professe la mort et résurrection de la chair ? (Ce qui ne meurt pas ne peut pas ressusciter, la foi en la résurrection contient l’affirmation de la mort totale.)
Il faut donc penser le contenu réel, non caricaturé ni déformé, de la théologie chrétienne et de la métaphysique qu’elle peut élaborer sur les bases qui lui sont essentielles et dans lesquelles ne figurent pas l’immortalité d’une âme incorporelle ni d’un intellect immatériel, même si elle s’est exprimée historiquement dans ce vocabulaire qui ne lui est pas essentiel, marquée par la philosophie grecque dans son versant intellectualiste, platonico-aristotélicien. Qu’est-ce qui est essentiel à cette théologie, quels y sont les rapports entre espace et temps, ainsi qu’entre chair et pensée ? L’exemple de l’œuf peut-il la renverser ?
Le point essentiel de la théologie chrétienne, qui la résume, son cœur original, est l’affirmation que Dieu est Amour, plus précisément amour don de soi. (Agapè.) Il n’y a donc rien au-dessus de l’amour don de soi. Le don est un acte de volonté. Cette volonté qui existe en se donnant est dans le christianisme la Trinité. Dieu est Trinité indépendamment de la création. Il a son existence propre et indépendante de la création, il est Dieu Trinité même sans avoir créé l’univers dont il n’a nul besoin.
La Trinité signifie-t-elle qu’il y a trois dieux ? En aucun cas. La Trinité est simple, c’est un monothéisme. Aucun chrétien ne croit qu’il existerait ici le Père, là le Fils, ailleurs le Saint-Esprit, et que leur rencontre aurait pour résultat de former la Trinité. La Trinité n’est pas un résultat.
L’infini antérieur au fini n’a pas de contours, il ne se transcende pas en outrepassant les limites de ses contours. Seul un étant fini a des contours, pas l’infini antérieur au fini. L’infini est pensé non comme grand, mais comme don de soi, amour. Que donne-t-il ? Soi-même. Que donne l’infini ? Il se donne infiniment, il donne l’infini. Par ce don, l’infini est à distance de soi, il se donne soi-même. Si le Père est l’infini don de soi, alors le Fils est le don de soi du Père. Or si c’est tout soi-même que donne le Père, le Fils est le Père donné.
Le Fils est donc le Père donné, il est don de soi infini. En se donnant, il donne soi-même. Le don de soi total du Père au Fils et du Fils au Père, leur être-ensemble-dans-la-distance par transcendance extatique, qui se fait à une vitesse infinie si tant est que le mot de vitesse ait ici encore un sens, donne l’être ensemble dans la distance du Père et du Fils. Cet être ensemble dans la distance du don s’appelle l’Esprit Saint. Ce trois est simple, c’est le trois du mouvement simple de transcendance, qui n’a rien à voir avec le trois arithmétique qui lui est l’addition du 1, du 1 et du 1. Il s’agit du mouvement de transcendance inhérent à l’infini antérieur au fini qui est simple comme le don, simple comme le gratuit sans calcul, simple comme le présent, simple comme bonjour : simple comme la présence dans la distance. (Le trois arithmétique lui n’est pas simple mais composé, composé de trois unités extérieures les unes aux autres et finies, obtenues par réitération d’une opération particulière.)
La Trinité est bien un abîme de mystère, surtout pour un être fini, et de contradiction, comme le dit le texte de Diderot, surtout pour la logique du tiers-exclu, mais pas un abîme d’absurdité puisqu’au contraire, il a un sens. Son sens est d’affirmer que le fini, la création, existe par don, par un don gratuit venu de l’infini qui est simple et qui est transcendance, qui est ex-tatique, qui est le risque d’aimer. Il est le risque même. Le sens de cet infini extatique, l’amour don de soi, est précisément de rassembler le fini, de permettre aux choses finies, créées, d’être ensemble, de surmonter dans une présence ouverte leur extériorité, de les mettre en communion, en Alliance. Il n’est pas absurde que l’infini soit mystérieux pour le fini, il n’est pas non plus absurde qu’il puisse surmonter les contradictions du fini par sa liberté relativement aux limites du fini. La synthèse s’opère ici par le risque.
Si le sens commun est l’habitude du fini, alors un tel infini est hors du sens commun, mystérieux, en un certain sens contradictoire, mais pas absurde. (Contradictoire pour la logique du tiers-exclu, il relève d’une logique du tiers-inclus, qui permet de résoudre bien des contradictions dans lesquelles s’empêtre la logique du tiers-exclu : penser la nécessité de la transcendance pourrait bien être plus rationnel que la simple logique binaire d’entendement, elle mettrait la distance et la possibilité de l’objectivité dans la raison qui se transcende vers un autre : la distance entre le discours et ce sur quoi il porte, singulière, qu’on ne peut supprimer sans se contredire. )
L’infini antérieur au fini n’est ni petit ni grand, car « grand » et « petit » sont des propriétés du fini, relatives et comparatives. Une fourmi est grande comparée à un atome, petite comparée à une galaxie. Comparé au fini, une fois le fini créé, l’infini est plus petit que ce qui est petit et plus grand que ce qui est grand, mais il est un seul infini, à la fois immanent et transcendant au fini, ce qui donne la structure de la Shekinah. La Schekinah est la localisation maximale de la présence désignée par un espace ouvert, type même de la singularité. On ne peut pas voir l’infini, mais on peut voir sa trace dans le fini sous forme d’ouverture du fini, comme s’il était traversé par l’impossible d’une transcendance, l’impossible d’un risque extatique réel, l’impossible du don.
Si le fini a sa source dans l’infini antérieur au fini, cela signifie que le fini provient du simple, unique, singulier, extatique, qui est à distance de lui et lui donne l’existence par grâce, le cadeau de l’ek-sistence, le présent ouvert.
Si cette théologie est vraie, il en résulte plusieurs choses concernant le fini. La première conséquence serait que la puissance la plus originale, profonde, féconde et durable serait la puissance de l’amour, sous forme d’une puissance discrète, discontinue, inapparente, secrète et pudique, qui ne serait pas un spectacle mais une puissance cachée.
La deuxième conséquence serait que la nature serait connaissable, du moins que le projet de la connaître aurait un sens, car il vise la possibilité de rattacher la diversité des choses à une unité simple première, or la nature entière aurait bien une source simple par laquelle la multiplicité des choses proviendrait d’une source simple, elle serait une uni-diversité, un uni-vers. Contrairement à ce qu’on entend partout, l’idée de Dieu ne serait pas irrationnelle et opposée à la science mais rendrait compréhensible que la science soit possible, sous la forme risquée d’une démonstration commencée. (Idée valable pour la logique, les maths, la physique, la biologie, les sciences de l’homme.)
Cet univers simple à l’origine aurait une orientation temporelle irréversible qui ajouterait sans cesse du neuf, du nouveau, parce qu’il serait traversé par le risque du don, donc ouvert. Un don est irréversible, comme disent les enfants : « donner c’est donner, reprendre c’est voler. » Un don est sans calcul, secret, « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », on pense à l’anonymat des dons d’organes. Sans calcul signifie qu’il n’est pas un déplacement de cailloux ou d’unités qu’on agite, il est simple et entier, irréversible. Un don, un cadeau est un présent irréversible, comme l’est le présent de la présence, le présent ouvert. Si donc le temps est un don, alors le temps est un présent irréversible, secret, qui contient en lui la distance, le trois de la transcendance. On ne pourrait faire d’image dans le monde de la manière dont le possible et le passé sont présents dans le présent à distance de lui, se tenant à l’intérieur de lui à distance de lui. C’est mystérieux, contradictoire pour une logique de l’espace extériorité, mais pas absurde puisque cela permet une synthèse de présence, un sentir voire une conscience.
Là où Diderot interroge le lieu de cet « élément » immatériel qui doit rentrer de l’extérieur ou être déjà à l’intérieur mais inactif, la théologie du don risqué et de l’histoire ouverte (« L’homme psychique d’abord, disait St Paul, l’homme spirituel ensuite. » « Il faut naître d’en haut », du futur, du risque, et non retourner dans le ventre de sa mère pour renaître, dit le chapitre 3 de l’Evangile de Jean relatant la rencontre, de nuit, en secret, entre Jésus et Nicodème) propose une nouvelle interprétation du temps, dont on ne peut faire d’image sans le spatialiser. Le temps qui traverse toute matière finie la met à distance d’elle-même, la fait se tenir en dehors de soi, la fait ek-sister. L’existence du fini est alors traversée par l’infini qui lui est présent dynamiquement, lui insufflant quelque chose de sa transcendance. Il ne lui vient pas du dehors puisque le temps est par excellence la dimension d’intériorité qu’on ne peut extérioriser sans la transformer en espace. Il est la distance même.
Un univers fini qui viendrait de l’infini par don serait à la fois infiniment petit et inobservable dans sa source, et poussé à devenir toujours plus grand, ouvert, comme l’est le modèle d’univers en expansion dont la dynamique ne s’explique pas par des atomes préexistants, dont les chocs suffiraient à expliquer le temps compris comme changement de position des choses dans un espace préalable ouvert par la seule extériorité d’une infinité de parties d’abord extérieures les unes aux autres. Ce modèle scientifique, celui du Big-Bang, n’est peut-être pas vrai ni définitif, mais il a la structure de la Shekinah : la localisation maximale de la présence à l’origine est désignée par l’espace ouvert de cette expansion révélée par le décalage accentué vers le rouge des raies noires dans le spectre des corps, à proportion qu’ils sont éloignés.
Le temps irréversible y ouvrirait des étages d’organisation dans lesquels la dynamique de l’infini serait de plus en plus exprimée, comme l’œuf qui est d’abord un organisme cellule, puis un organisme différencié en cellules qui vues de l’extérieur semblent un liquide inerte, puis un organisme différencié en cellules regroupées en organes, qui bouge et sent, vit visiblement, puis organisme différencié en cellules-organes intégré dans une société, avec des étages superposés dans lesquels le tout excède la somme de ses parties et s’ouvre à des propriétés nouvelles. (De même la droite excède la somme ou multiplication de ses points par translation qui pourrait être une trace de la transcendance de la volonté dans la pensée scientifique, trace du sujet au sens transcendantal.) Cette théologie est donc au plus proche du matérialisme enchanté proposé par Diderot, au plus proche, et non au plus loin comme il le croit.
La matière chez Démocrite ce sont les atomes dans le vide, mais la matière chez Aristote est l’indéfini qui nous affecte, elle est le singulier. Aristote qui pense l’infini comme chaos, inachevé, désordre, informe, source du risque et de la contingence, pense donc la matière indéfinie comme le contraire de Dieu, Théos, comme Diderot qui oppose sa matière à toutes les écoles de théo-logie. Dieu tel que le pense Aristote, à savoir Théos, ne connaît pas la matière, n’a aucun contact avec elle, n’en n’est pas l’origine ni par production ni par création. Or cette définition d’Aristote, un indéfini qui nous affecte, un risque qui donne la contingence, pour dire l’infini de la matière, peut s’appliquer à Dieu si l’on pense Dieu comme infini, comme transcendance extatique, comme risque de donner et d’aimer, comme créateur en un mot. La Trinité n’est pas une matière au sens de Démocrite, un nuage d’atomes dans le vide, mais elle est une matière au sens d’Aristote : un indéfini qui nous affecte et qui s’autoaffecte, un indéfini unique qui singularise tout et donne l’existence.
En effet, puisque la Trinité est un corps spirituel infini qui se donne et se reçoit, qui s’affecte soi-même, qui est à la fois volonté active et volonté réceptive, consentement volontaire (con-sentir : sentir avec),il n’y a ici aucune dualité de substance entre l’intellect et la sensibilité, l’identité est ici relation à l’autre, existence de l’altérité, c’est donc une matière spirituelle si c’est un corps qui s’autoaffecte, c’est un corps spirituel, comme le disent les textes sacrés. (C’est exactement la définition de la matière par Aristote : un indéfini qui nous affecte, sauf que chez Aristote l’infini est le contraire de Théos, et surtout pas Dieu lui-même !)
Il est difficile de dire que cet infini est d’une autre substance que notre création puisque nous ignorons de quelle substance est faite la matière, ce que reconnaît d’ailleurs justement Diderot, ce que disaient Arnault et Nicole à Descartes lorsqu’ils contestaient sa théorie de l’animal machine. Il faut reconnaître que la physique contemporaine a en grande partie dématérialisé la matière par ses équations mathématiques quantiques avec les incohérences mystérieuses du tiers-inclus (à la fois onde et particule, et ni seulement l’un, ni seulement l’autre), et par son concept d’énergie qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur : le modèle du big-bang propose un concentré d’énergie qui contiendrait dans le volume d’une particule subatomique la totalité de la matière des galaxies actuellement observables ! Nous sommes là très loin du sens commun du texte de Diderot, mais il s’agit de science, avec toute son autorité, et non de superstition obscurantiste comme est censée l’être toute théologie qui ne conçoit pas ce dont elle parle.
La Trinité, corps spirituel ou corps glorieux dont parlent les textes du nouveau testament, n’est donc ni l’âme incorporelle de Platon, ni l’intellect immatériel d’Aristote, mais la singularité source du fini, fini dont la nature est tout aussi énigmatique et éloignée du sens commun dont se réclame Diderot dans le texte que sa source infinie, parce que l’une est présente à l’autre dans un présent.
Conclusion
Diderot a donc raison de rejeter le dualisme des substances, sous sa forme intellectualisée, comme obscur et source de contradictions graves, qui pose des difficultés insolubles, qui est à la fois inexplicable et incompréhensible, mais il a tort de penser que toute théologie doive nécessairement être dualiste, au sens d'une dualité entre corps enfermé dans un particularisme et âme essentiellement intellectuelle, et en particulier la théologie chrétienne qui envisage l’infini comme un corps spirituel glorieux et qui ignore l’immortalité de l’âme au profit de la résurrection de la chair, elle est véritablement le premier existentialisme. Par Shekinah, la chair passe de l’infiniment localisé de la vie qu’est la mort pour entrer dans l’infiniment ouvert de la vie qu’est l’entrée pour l’éternité dans la Gloire de l’infini, dans la joie de se donner infiniment et d’aimer puissamment, créativement, générativement et génialement. C’est inexplicable mais pas incompréhensible si cela a du sens. Car Dieu infini, s’il existe, est le génie totalement original, le génie originel, éternel enfant spontané.
Il traverse le fini auquel il donne l’existence, dans un temps irréversible et un espace ouvert nés ensemble avec le fini qui les déploie. Il insuffle patiemment une dynamique au œufs et aux hommes, aux sociétés et à tout l’univers, à travers les atomes, molécules, cellules, sociétés, selon des schémas toujours plus étonnants et ouverts, mais sans qu’on le voie jamais, aussi effacé que s’il n’existait pas. On n’explique pas l’infini, mais on comprend qu’on ne puisse le voir et qu’il soit inexplicable, car son explicabilité et sa visibilité contrediraient son infinité.
Pour savoir finalement qui a raison, entre Diderot qui met la sensibilité dans une matière sans Dieu, sans doute morcelée en atomes doués de qualités internes et de sensibilité, quoique sans nous dire de quelle synthèse du temps est faite la sensibilité ni trop décrire les étonnants paradoxes du temps lui-même, pour savoir qui a raison entre Diderot et une théologie chrétienne qui met la matière finie en présence de Dieu infini, il faudrait pouvoir prendre la matière, la mettre en dehors de l’infini, et voir ce qu’elle peut faire d’elle-même sans Dieu. Encore faudrait-il savoir ce qu’est la matière, et trouver un lieu dont on soit bien sûr qu’il est bien en dehors de l’infini et soustrait à toute influence de celui-ci, ce qui peut sembler, pour le moins, difficile. Bref la question est de savoir si la matière est capable de sentir et d’être sentie parce qu’elle contient dans sa finité la sensibilité, ou si elle sent et est sentie parce qu’elle est traversée par l’infini antérieur au fini.
Certains paradoxes du fini et de la pensée de l’infini par l’homme conscient, parlant et voulant laissent tout de même penser que l’hypothèse d’un infini antérieur au fini n’est point absurde, quoique mystérieuse et contradictoire pour la logique du tiers-exclu, cette logique binaire 1 – 0 qui sert à formater des programmes d’ordinateurs, d’où il résulte que les écoles de théologie, instruites et exigeantes, ont encore de beaux jours devant elles, durant lesquels bien des poules pourront pondre encore bien des œufs.
Il se peut qu’on ne puisse pas prouver l’infini, mais il ne faut pas oublier aussi qu’on se sert de lui dans toute démonstration, d’une part, d’autre part qu’une démonstration qui démontrerait tout ne serait pas une démonstration mais un calcul aussi idiot que les opérations sans conscience d’un ordinateur enfermé dans les contours particuliers de ses opérations binaires aveugles. Aucune démonstration ne démontre jamais qu’elle est une démonstration, et cela pour des raisons compréhensibles quoique inexplicables. C’est autour de ces paradoxes profonds que se joue tout le débat entre Diderot et une théologie de l’infini dont il croit clairement dénoncer l’absurdité en s’appuyant sur le sens commun.