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28 octobre 2011 5 28 /10 /octobre /2011 17:43

 b) Hegel et l'horizon du savoir absolu dans l'Etat Monde mondial.

 

         Je vous expose d'abord ici la philosophie de l'histoire et un aperçu de la philosophie politique de Hegel, en b1) et en b2) je vous parle de la question du travail vue par Hegel avec notamment la partie consacrée à la domination et au rapport maître/esclave.


 

b1) La critique de Kant par Hegel et sa philosophie de l'Histoire universelle.

 

              Hegel reproche deux choses surtout à Kant : D’abord au plan théorique Hegel est convaincu que notre rapport à l’absolu n’est pas seulement moral mais contient un élément de connaissance. D’autre part au plan pratique Hegel n’admet pas qu’on puisse séparer à ce point les phénomènes des noumènes, donc la sensibilité de la raison absolue. Il voit que cela entraîne un problème d’efficacité et de motivation concernant l’ardeur de l’engagement dans l’action. Ce que Hegel appelle « la belle âme » et dans quoi il inclut Socrate, Rousseau et ses rêveries du promeneur solitaire, enfin Kant, l’homme qui refuse de mentir ou de voler quelles que soient les circonstances, pas même par humanité, en cas d’extrême nécessité.



 

      Car un homme politique kantien, un homme politique qui ne ment jamais, n’est jamais hypocrite, ne dissimule jamais certaines de ses actions ou de ses paroles à certaines personnes dans certaines circonstances, est un doux rêve, un cercle carré, une franche contradiction, bref ne correspond à rien de réel ni même de possible pour Hegel. En démocratie il est impossible de trouver un homme politique qui n’aime passionnément le football et le rugby, et s’il existe prochainement un sport national consistant à déplacer des citrouilles en leur lançant des tomates à dix mètres, organisant ainsi des courses de vitesse de citrouilles tomato-tractées, on peut s’attendre à un soutien politique unanime avec ferveur et émotion dans la voix… pourvu que la majorité des électeurs potentiels soit fans de ce nouveau sport.

 


      A d’autres époques, la démagogie est remplacée par l’hypocrisie religieuse ou par des apparences de noblesse, mais c’est une constante qu’on doive faire beaucoup de concessions pour exercer le pouvoir.

 

 

 

                      Hegel pense d’ailleurs en effet que la marche du monde ne suit pas la raison des hommes de bonne volonté qui seraient mus par l’impératif catégorique kantien mais qu’elle est entraînée par le jeu des passions des hommes, ce qui correspond assez bien à l’insociable sociabilité de Kant. Seulement ce jeu des passions, global, universel, n’est pas seulement notre point de vue sensible sur le réel, mais l’existence véritable de la finitude et de ses aspects résolument négatifs, tels la bêtise fière de l’être, la cruauté, la souffrance absurde, qui doivent nécessairement exister pour que l’infini n’ait rien en dehors de lui, ne soit pas borné et soit donc réellement l’infini, sans contradiction.

 


 

       Car Hegel, comme plus tard Feuerbach, qui sont les deux pères modernes de Marx, au-delà du vieil Epicure, pense qu’il n’y a rien de plus grand que le christianisme, et qu’il faut tout de suite en sortir.

 

 


        Il faut donc partir de l’infini du christianisme, omniscient, omnipotent, et, surtout, SUJET ! mais il faut tout de suite en sortir puisque cet infini, qui n’est que savoir, bonté, liberté, a en dehors de lui la finitude de l’ignorance, de la fatigue, de la paresse, mais surtout en dehors de lui le négatif de la cruauté et du vice. Là où commencent le fini et surtout le négatif, là s’arrête l’infini, qui est donc limité, borné, et qui est donc un infini contradictoire, or toute contradiction, c’est bien connu, se supprime. (Bref aucun chrétien ne croit que Dieu ait des moments de fatigue, des douleurs ou des maladies, encore moins qu'il ait plaisir à torturer ou à dire des obsénités accompagnées de satisfaction stupide.)

 

 


             Car Hegel, il faut toujours s’en souvenir, est logicien, comme Aristote. Son Dieu sera, comme THEOS chez Aristote, logique et conceptuel. Au lieu de penser le concept de Tout façon Aristote, qui s’en tient à une logique d’entendement, une logique du fini, une logique du tiers-exclu, Hegel se risque dans une logique dialectique, une logique qui développe le contenu de l’Infini comme concept, le contenu d’un seul concept, le concept d’Infini. (Qui sera fini lui aussi, sous forme d’un système clos, sans véritable référent transconceptuel, mais ce système clos est quand même bien plus ouvert, du point de vue de son contenu logique en tout cas et non existentiel, que celui d’Aristote,  puisqu’il inclut les formes finies dans la totalité de celles qui sont nécessaires pour les rattacher à la forme totale et pure, infinie au sens de Hegel, totale au sens d’Aristote, bref divine, et c’est cette synthèse qu’Aristote ne pouvait réussir, avant le christianisme, parce qu’il lui manquait la Trinité et l’infini antérieur au fini, et la Subjectivité comme principe, que Hegel formalise dans une dialectique, pour le meilleur et pour le pire.)

 

 

 

 

 

         L’Infini avec un « i » majuscule, c’est 1°l’infini du christianisme (avec un « i » minuscule parce que fini, contradictoire, unilatéralement parfait qui a l’imparfait hors de soi) 2° sa négation (sa propre négation, l’acte par lequel il se nie de soi-même, son autonégation) et 3° son retour à soi-même dans son autre. Cela forme la trinité logique de Hegel, le contenu total du concept d’Infini, qui contient l’infini abstrait, sa négation, son retour à soi-même : ce mouvement complet est l’Universel Concret, l’Infini Concret et non abstrait, pleinement développé, qui a achevé sa pleine croissance logique en passant par le fini qui est son négatif. Telle est la logique de Hegel, trinitaire mais sans altérité existentielle transconceptuelle, sans mystique véritablement mystique, bref à la fois très proche du christianisme et aux antipodes de celui-ci, comme l’a bien compris Soeren Kierkegaard. 

 

 

 


 

       Donc l’infini contradictoire du christianisme, auquel il manque le fini, se nie.

 

 


     De sujet infini il devient fini, niant son infinité : sujet ignorant, sujet impuissant. On imagine le premier homme qui ignore qu’il est sujet et qui ignore la nature comme objet.

 


     De sujet infini il devient objet, niant sa subjectité : il se fait nature sans conscience ni volonté, ni logique conceptuelle, nature minérale, végétale, animale, voire passionnelle et pulsionnelle en l’homme ? 

 


 

      Bref : le résultat de la négation de l’infini par l’infini, son autonégation, est le face à face sujet-objet, qui met d’abord l’homme nu aux prises avec une nature dont il ignore tout, et qui s’ignore lui-même capable de la transformer radicalement par son activité, son travail, sa volonté. L’homme est donc d’abord fataliste, il se pense comme une simple partie de la nature, il se pense à partir d’elle parce qu’il ne voit d’abord qu’elle. Seule la médiation de l’histoire lui révélera peu à peu autre chose qu’elle. (L’agriculture comme manifestation de l’être humain dans les écrits de Louise Browaeys par exemple…)

 

 


       La chute incompréhensible de l’âme divine dans des corps sensibles chez Platon devient ici la nécessité logique par laquelle l’infini doit se nier pour dépasser sa contradiction d’avoir le fini hors de soi et donc d’être borné, d’être un infini-fini.

 


 

  La contradiction de l’infini auquel il manque le fini ne sera surmontée qu’à la fin de l’Histoire, lorsque de nombreux hommes auront pu comprendre le savoir absolu parce qu’ils seront universitaires dans un Etat Monde mondial où toutes les contradictions importantes auront été surmontées.

 


   Mais avant, il va falloir surmonter d’autres contradictions : la contradiction sujet/objet, la contradiction hommes-libres/esclaves, la contradiction nature/liberté, qui vont être progressivement dépassées par le progrès historique, qui est rationnel parce qu’il avance en surmontant des contradictions rationnelles.

 

 

 

 

     La contradiction de l’homme et de la nature n’est pas perceptible à l’homme au départ, il s’ignore comme sujet, il est conscience heureuse immergée dans la nature : c’est la fusion animiste, pour laquelle théoriquement l’homme est une partie de la nature, et pour laquelle pratiquement, politiquement le pouvoir appartient à tous de façon diffuse et confuse, vaguement centralisée dans un chef charismatique qui n’est pas une institution objective.

 


    (1)  Théorie,  vérité,  la thèse est : le réel est la nature sensible. L’homme sensible pense et sent, et se voit comme on voit une pierre ou une branche. C’est que tout est plein d’âme : animisme primitif. Le vent a une âme, et les pierres, et le feu, et chaque lieu : ce bois, cette vallée, ce rocher.

      Pratique, politique : le pouvoir appartient à tous, tous participent à la vie en commun et exercent une part de pouvoir. Le sorcier, le chaman, n’ont pas un grand pouvoir, ils sont juste une vague concentration du pouvoir de tous… Au fond, il n’y a pas d’institutions, on peut dire que le pouvoir n’appartient à personne, qu’il est diffus dans la nature confuse, dans la fusion avec Mère Nature Sensible.

 


 

   (2) L’antithèse : le despotisme oriental. Le pouvoir appartient à un seul, la spiritualité de même reconnaît surtout un seul qui ne se réincarnera pas. La thèse, la vérité, c’est que la nature sensible n’est qu’illusion, et que le vrai Réel est le suprasensible. Il faut se déprendre de l’illusion du sensible.

 


 

   (3)  La synthèse : le monde grec, qui tente de tenir ensemble l’animisme primitif et le monde oriental, en cherchant non pas à fusionner avec le sensible ni à s’en évader mais à bâtir une science rationnelle du rapport entre le sensible et l’intelligible. Il s’agit de comprendre comment le sensible peut donner naissance à l’intelligible, ou inversement comment l’intelligible pourrait produire le sensible et sa diversité foisonnante.  Les Présocratiques d’abord, puis Socrate, Démocrite, Platon, Aristote,  les Epicuriens et les Stoïciens cherchent à bâtir une théorie qui rende compte du Tout et des parties, du particulier et de la pensée de l’universel.

 


    Politiquement, le pouvoir n’appartient pas à personne, ni à un seul, mais à plusieurs : soit un collège de sages, puis jusqu’à une classe d’aristocrates, voire même un grand nombre de citoyens libres dans la démocratie restreinte athénienne. Certes il y a des esclaves, de même les étrangers, les femmes, les enfants n’ont pas un droit d’expression politique, mais enfin ceux qui sont reconnus libres argumentent et débattent à plusieurs en un sens déjà très ouvert des questions d’intérêt général.

 


     Mais les grecs ne parviennent pas à résoudre la contradiction de la nature sensible et de la nature intelligible. Ni la contradiction des hommes libres, qui ont un pied dans l’argumentation raisonnée, et les esclaves qui sont enfermés dans des fonctions purement sensibles, comme les enfants ou les femmes utiles à la procréation, ou les étrangers utiles au commerce, les métèques. Ne parlons pas des non grecs, des barbares, qui ne parlent pas mais font du bruit avec la bouche quand ils l’agitent, les barbaros, presque borborygmes. La mondialisation, ce n’est pas encore dans les projets…

 

 

 

 

              (4)       La grande antithèse à ces trois premières théories, ce sera la Révélation (Révolution ?) judéo-chrétienne, qui pense une alternative à la Nature, qu’elle soit sensible ou intelligible : Dieu n’est pas Nature, il n’est ni nombre, ni conflit, ni eau, ni terre, ni amour et haine au sens d’Empédocle, qui ne décrit là qu’attraction et répulsion physiques et physiologiques, ni atomes, ni intellect, mais il est « Je suis, Je suis qui Je suis, Je suis qui je serai : Je suis c’est mon nom. » Je suis à la première personne du singulier, la distance de la liberté vis-à-vis de la nature, la distance de la grâce et du don issus d’un infini surnaturel, tel est le divin.

 


 

                     Sur le plan théorique, on devine le potentiel de ce renversement : si Dieu n’est pas immobile inactif mais créateur, peut-être pour connaître la nature faudra-t-il se risquer à construire, à faire, à être dynamique comme est dynamique le Créateur : la science, de purement contemplative, pourrait bien s’incorporer des éléments d’activisme plus technicien. L’homme a l’image d’un créateur surnaturel peut toucher en profondeur à la nature sans toucher au sacré qui est Autre, il peut donc avoir un droit de transformation technique et de soumission domination des autres vivants.

 


                      Sur le plan pratique et politique, la liberté appartient à tous : tous sont également dignes, tous sont également appelés à la Résurrection, les femmes comme les hommes, les pauvres comme les riches, les malades comme les bien portants, les aveugles et les boiteux comme ceux qui ne sont pas handicapés, même les enfants et les esclaves, même les hommes qui par éducation n’ont pas de religion sont concernés par le message d’amour adressé à tous. Bref les différences de nature, ainsi que les différences socio-politiques, ne sont que relatives, face à un absolu tout Autre : « Mon Royaume n’est pas de ce monde ! » « Il n’y aura plus ni hommes ni femmes » « Certains se sont faits eunuques pour le Royaume des Cieux. » Tout cela signifie que l’ordre de la Grâce transcende l’ordre de la nature. L’homme libre est esclave du Christ et l’esclave libéré en Christ, s’amuse à dire l’apôtre Paul pour relativiser l’ordre ancien, annonçant un homme nouveau qui vient après : puissance du possible, puissance de la foi, puissance du risque vers le prochain. « De toutes les nations faites des disciples » : une mission s’ouvre, qui concerne les juifs et les païens, les circoncis et les non-circoncis, qui dessine à la fois un programme de mondialisation d’une bonne nouvelle issue de l’infini, qui concerne tout homme parlant, voulant, conscient, et qui ouvre une histoire de proclamation du kérigme, de la bonne nouvelle : il est ressuscité, la mort n’est pas le dernier mot, la victoire ultime. L’infini peut l’impossible, il transcende la nature et l’essence.

 


 

                    Mais cette libération n’est que métaphysique et affective, abstraite, elle ne réalise pas ce qu’elle proclame ni ne connaît les moyens efficaces pour y parvenir. Pure piété subjective et vœux pieux de la belle âme, elle ne peut se réaliser telle quelle. Elle compte sur la Providence et la Grâce sans trop savoir comment agir pour réussir à propager efficacement son idéal. Elle croit à l’importance irrationnelle aux yeux de Hegel de l’individu singulier et s’appuie sur une Eglise mystique que l’institution doit seulement rendre visible qui est pour Hegel un délire de l’imagination.  La contradiction entre le Royaume annoncé et la situation historique réelle des hommes est telle que l’histoire doit encore avancer pour la surmonter.


 

         Certes le christianisme envahit assez vite l’Empire romain, mais celui-ci s’effondre et l’Antiquité s’arrête, pour laisser place au Moyen-Age.

 


 

       (5)   Le Moyen-Age est justement la tentative de synthèse entre la science démonstrative des grecs et la foi du judéo-christianisme dont le christianisme est la pointe.

 


   Augustin, fin de l’Antiquité, est surtout lu au Moyen-Age et représente la tentative de synthèse de Platon et du christianisme. Thomas d’Aquin fin Moyen-Age sera la tentative de synthèse d’Aristote et du christianisme.

 


   Mais pour Hegel le Moyen-Age, parce qu’il est théocentré, centré sur la Grâce et la Providence, ne peut réussir à surmonter les grandes contradictions du monde, il cloisonne le meilleur de la religion dans le monastère chargé de transmettre la culture.  L’anonymat des moines ne favorise pas l’audace et la créativité, la subjectivité individuelle n’est pas assez reconnue. Il faut une antithèse pour avancer.

 

 

 

 

    (6)  La Modernité sera cette antithèse : Elle revient aux grecs, mais avec la subjectivité du christianisme. L’homme se pense comme sujet, il se met au centre de sa représentation du monde. Il peut douter des institutions, c’est le protestantisme, ou douter de l’adéquation de sa représentation du monde : c’est le Quichotte de Cervantes, qui se représente des géants alors qu’il attaque de simples moulins, enfermé qu’il est dans l’imaginaire chevaleresque médiéval si fantasque. C’est Descartes faisant l’hypothèse du Malin-Génie et ne retenant momentanément pour certain que l’évidence subjective intérieure du Cogito. Ce sont les autoportraits de Rembrandt ou de Velasquez. Le tableau dans le tableau, le roman dans le roman, l’entrée dans le monde d’une représentation du monde, bref un monde dans un monde, voilà la Modernité.

 

 

 

 

       Pour s’assurer de l’adéquation de cette image (ou représentation) subjective du monde avec la réalité objective du monde hors du cerveau, on pourra tenter de transformer la nature par la technique et lui donner comme mission de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », comme dit Descartes, donc à l’image de Dieu qui lui est maître et possesseur.

         

 

             La connaissance ne sera donc plus seulement spéculation et réflexion philosophique mais initiative expérimentale techniquement assistée. Des techniques de reconstruction permettront de se représenter la nature en longueur, largeur et profondeur et même d’y ajouter en quatrième dimension l’axe du temps représenté en extériorité comme un espace de quatrième dimension étalé autrement que les trois autres.  La peinture aura sa technique pour représenter avec exactitude le relief, par la méthode des points de fuite : la représentation géométrique maîtrisée par un sujet à distance de la nature est pleinement opérationnelle dans tous les domaines de la Modernité.

 

 


 

      La politique ne sera plus seulement une classe qui organise les autres, qu’elle soit militaire ou religieuse, ni un ensemble plus ou moins mû par la Providence, mais va changer de sens pour être rattachée à l’idée que tous les hommes sont en droit de libres subjectivités devant leur créateur ou même pour les humanistes incroyants de libres subjectivités tout court. L’institution politique au lieu d’être pensée comme un fait de conquête et de force ou un fait autorisé par la Providence va prendre la signification d’un contrat. Même la monarchie absolue prend chez Grotius ou Puffendorf le sens d’un contrat : le Roi a des comptes à rendre devant Dieu , il représente le pouvoir devant le peuple et représente le peuple devant Dieu, bref le politique devient à la fois une institution objective et a le sens subjectif d’une représentation donc d’un contrat qui repose tacitement sur un accord des libres arbitres distants de la nature.

 

 


 

      Mais ce contrat de droit divin n’est pas égalitaire, or l’Egalité en dignité de tous les hommes, l’idée de droits de l’homme qui seraient métaphysiquement égaux en droits, n’entre pas dans les contrats monarchiques de la Modernité. Il faut donc avancer encore pour surmonter cette contradiction, entre une chrétienté qui affirme l’Egalité et qui ne lui donne pas de réelle représentation politique.

 

                   Comme le dit Burke, alors qu’il refuse la Révolution française et qu’il exprime la mentalité des hommes qui soutiennent la légitimité de la Monarchie : « Autant les droits de l’homme sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et politiquement. » Burke admet l’Egalité métaphysique de tous les hommes, créés par Dieu, autant il conteste leur égalité morale et politique, parce que la faute leur fait faire un usage inégal de leur libre arbitre. Il y a donc contradiction entre le fondement du contrat, l’Egale dignité, et le fait, l’usage du libre arbitre, comme il y a contradiction entre le vrai et le faux. Or l’Histoire avance en surmontant les contradictions, une Révolution était de fait et en droit inévitable pour Hegel.

 

 


 

    (7)  La violence de la Révolution la fait apparaître comme une véritable antithèse à la Monarchie : le peuple dans la rue, chaque individu citoyen, à Egalité avec tous les autres, se reconnaissant représentés par des hommes du peuples, voilà bien la nouveauté : abolition des privilèges, reconnaissance des individus dans leur droit à s’exprimer, à croire ce qu’ils veulent, à circuler, à entreprendre.

 

 


    Pour Hegel, la Révolution fait entrer dans le monde politique le principe d’Egalité des Evangiles, mais il est porté par la même abstraction, aggravée par l’individualisme. C’est donc à la fois un principe anarchique qui ne peut s’organiser de manière durable et cohérente, et un principe d’égalité abstrait qui refuse toute réalité concrète : la Terreur, sa destruction de toute donnée positive, son refus de la réalité historique et des héritages particuliers, sa volonté d’une liberté d’entendement immédiate voulant vivre seulement de grands principes, sont une sorte de fanatisme d’entendement inévitablement destructeur, qui ne se plaît que dans l’abstraction de l’individu libre et refuse la réalité des situations réelles.

 

 


    Vouloir faire un absolu des droits de l’individu et vouloir fonder un ordre durable sur une telle abstraction est donc voué à l’échec pour Hegel, comme pour Auguste Comte en 1830 qui ne voit rien d’autre dans les droits de l’homme qu’une abstraction théologico-métaphysique, un facteur d’anarchie. Marx ne sera pas plus tendre en y voyant surtout des droits de l’égoïsme, l’idéologie de la bourgeoisie. (Hegel et Comte ne regardent pas de très près ce qui se passe outre-atlantique...)

 

 


   Mais ce moment de l’Histoire universelle est néanmoins nécessaire pour redonner à la subjectivité sa véritable importance, avec le vertige d’infinie liberté qu’elle recèle. Le moment de la subjectivité est un moment essentiel, même s’il doit être situé dans un cadre plus vaste.

 

 

 

 

 

   (8 et dernier)   Le cadre plus vaste est celui de l’Empire de Napoléon. Hegel ne veut pas dire que l’histoire soit finie avec Napoléon, mais elle a montré sa figure définitive, son sens philosophique complet. Napoléon en effet est LA GRANDE SYNTHESE, il récapitule en lui, pour la première fois, la totalité des figures du pouvoir jamais connues historiquement. C’est donc le signe que l’Histoire est en voie de totalisation, puisque d’une part un homme récapitule tout ce qui l’a précédé dans l’action, (= Napoléon) et qu’un autre totalise tous les systèmes philosophiques jamais conçus dans une logique rationnelle complète, un homme qui est citoyen d’un grand Etat Moderne, vous aurez reconnu votre serviteur G.W.F. Hegel.

 

 

 

      Toutes les figures antérieures du pouvoir sont résumées en un seul homme :

Le pouvoir charismatique du chaman ou du chef de clan des sociétés animistes : Napoléon est tant aimé de ses hommes que certains sont prêts à quitter femme et enfants pour le suivre et vivent comme un honneur de mourir à ses côtés. Lorsqu’il s’évade de l’ile d’Elbe, et qu’on envoie des généraux pour le remettre en prison, ces hauts gradés envoyés l’arrêter sont retournés, en le voyant : il les regarde, leur parle, et voilà qu’ils repartent à ses côtés pour cent jours ! C’est peu dire que de parler de pouvoir charismatique. Hegel lui-même aurait aperçu Napoléon sur son cheval et aurait dit : « J’ai vu l’Histoire en marche ! »


 

 


Le pouvoir despotique : coup d’Etat, séquestration du Pape, rien ne doit lui résister et s’il le faut il emploie la force. Les déserteurs sont condamnés au peloton d’exécution. La volonté politique chez Bonaparte n’hésite pas à s’imposer de façon autoritaire et sans discussion.

 

 

 

 


Le pouvoir des grands conquérants de l’Antiquité : de même qu’Alexandre le Grand voulait propager la civilisation et la culture grecque éclairé par son précepteur Aristote, de même Napoléon veut répandre dans toute l’Europe les acquis et les idées de la Révolution. De même qu’Hannibal ou Alexandre sont des stratèges légendaires, de même Napoléon est entré dans la légende. De Clausewitz, spécialiste de la guerre, place si haut le génie militaire du Général qu’il estime qu’il n’échoue jamais, sauf si la tâche est simplement impossible, comme envahir la Russie. Hitler a aussi échoué alors même qu’il avait des chars et des avions. Le froid, l’immensité du territoire et l’avantage d’être en position défensive sont trois facteurs qui combinés confinent à l’insurmontable.

 

 

 

 

 

 

 

 


Le pouvoir monarchique : Napoléon reprend la tradition monarchique de faste, grandeur et alliance du politique au religieux. Il proclame le catholicisme religion officielle de l’Empire et se fait couronner Empereur par le Pape.

 

 

 


Les acquis de la Révolution : Napoléon organise des concours nationaux anonymes, et des examens nationaux anonymes, qui sanctionnent le mérite en ignorant la naissance, les relations, les influences. Il invente le baccalauréat et les concours de recrutement des hauts fonctionnaires dont les préfets.

 

 


  Il encourage les prêts et le capitalisme, crée la banque de France, soutient l’économie de marché, engage de grands travaux pour moderniser la France et faciliter la circulation dans le pays, donc la libre circulation des biens et des personnes, le fameux « laissez-faire, laissez passer » de la Révolution. En soutenant l’industrie, la finance et la technique, le commerce et le marché, il s’éloigne de toute politique conservatrice qui voudrait revenir à une économie plus locale et basée sur la terre.

 

 

 

 

 

 

       En occupant presque toute l’Europe et en lui imposant son code civil et sa manière d’administrer, il facilite et prépare ce qui sera l’unité italienne et l’unité allemande et fait avancer l’idée d’une unité européenne de l’Atlantique à l’Oural. C’est en cela qu’il ouvre à l’Etat Monde mondial qui dépasse les Etats Nation compris comme autant d’individus fermés extérieurs les uns aux autres : on avance vers une mondialisation du politique, que le modèle soit impérial ou fédéral.

 

 

 


 

           Car c’est pour Hegel l’avenir : non la disparition du politique et de la transcendance de l’Etat sur la société comme le pensera Marx, mais au contraire l’institution d’un ordre politique mondial, doté d’institutions mondiales, au sens où Kant l’annonçait déjà. Sauf que chez Hegel la part de signification contractuelle de cet Etat est entièrement dépassée par la nécessité substantielle de sa croissance à laquelle aucune force ne peut s’opposer efficacement.

 


 

     L’Etat Monde mondial existera comme nous existons, sous une forme objective et sous une forme subjective, mais avec cette différence qu’il totalisera tous les possibles et tous les projets qu’une subjectivité peut concevoir, et qu’il totalisera toute l’efficacité qu’on peut imaginer dans une organisation objective. Voyons cela et ensuite nous parlerons du travail chez Hegel.

 

 

     Le désir subjectif d’un homme est d’être libre, d’être aussi heureux qu’on peut l’être sur cette terre, de savoir l’essentiel et de détenir le véritable sens de son existence individuelle ainsi que celui de l’ensemble de l’humanité et de l’univers existant.

 

     L’individu seul ne peut réaliser par lui-même un seul de ces désirs, encore moins tous, et s’il parvenait à en réaliser un, ce serait plutôt dû à la chance qu’à son seul mérite. Chance d’être né au bon endroit au bon moment avec le bon corps et les bonnes rencontres…

 

 


    Mais l’ensemble du Réel réalise sur soi-même un travail par lequel il réalise tout cela non par hasard mais par un processus nécessaire. Toute contradiction créé inquiétude, donc s’oppose à la quiétude, crée mouvement et fait des histoires, qui entrent dans une Histoire. (Quiets, les gens heureux n’ont pas d’histoire.) C’est le fameux TRAVAIL DU CONCEPT, ou TRAVAIL DU NEGATIF, expressions que Hegel fait entrer dans l’histoire de la philosophie.

 

 

 


     Dans l’Etat Monde mondial, où toutes les contradictions et les inquiétudes ont eu l’occasion de se frotter les unes aux autres, tout est organisé de façon à ce que les lois soient aussi justes et satisfaisantes que possible, le savoir est nourri des milliards de fois où des hommes ont pu engager des milliards de formes de confrontation à la nature, et le citoyen d’un tel Etat est aussi libre, aussi heureux, aussi éclairé et scient qu’on peut l’être humainement.  Hegel croit que ce modèle est indépassable, et que bien sûr aucune mystique ne peut rien révéler à un individu qui surpasse ce que Hegel atteint en pensant le savoir absolu dans sa grande culture encyclopédique organisée dans sa grande logique.

 

 

 


     Vivre ensemble dans un Etat Monde mondial doit donc nous combler de satisfaction si nous sommes citoyens actifs et que nous possédons tout ce que cet Etat peut nous offrir après des millénaires de croissance.

 

 

 

 


    Pourquoi Monde ? Parce que cet Etat serait à lui seul un Monde, il n’aurait plus vraiment d’extérieur. La nature aura été tellement transformée par le travail qu’elle sera humanisée et ne résistera jamais significativement aux projets des hommes, seuls quelques cataclysmes pourront se produire de fait et créer des émotions ici ou là mais ils resteront anecdotiques dans leurs effets et seront expliqués par la pensée rationnelle qui ne sera en rien impressionnée par eux. Le plus grand Tsunami étant finalement comme une vague dans une bassine.

 

 

 

 

 


 

 


 

b2) La question du travail chez Hegel.

 

 

 


 

                                      De Kant à Hegel, on est passé d’un travail dans les phénomènes qui ne nous dit rien sur la liberté essentiellement inconnaissable parce que nouménale, à un travail du concept, qui est pris dans une connaissance universelle, mais formalisée et logiciste.

 


     La conséquence est une certaine obscurité chez Hegel concernant le détail de cette contribution du travail à la libération de l’humanité. Autant le travail du concept unifie clairement le système, autant le thème du travail corporel et ses liens avec l’idée sont obscurs.


 

     Hegel est célèbre pour avoir abordé la question du travail par la « dialectique du maître et de l’esclave » même si cette expression n’est pas de Hegel. La difficulté est de situer cette rencontre et ce conflit entre la conscience de celui qui sera le maître et la conscience de celui qui sera l’esclave dans un moment précis de l’Histoire. La solution classique faisant de la Révolution Française la revanche des esclaves sur les maîtres étant tout aussi obscure d’ailleurs.

 


 

     Dans un temps plutôt mythique, historiquement insituable, deux hommes s’affrontent, parce que toute conscience a départ, avant le processus historique,  poursuit la mort de l’autre et ne peut exister que via la reconnaissance d’une autre conscience. Deux hommes s’affrontent : ou bien ils meurent tous deux : sans suite… ou l’un des deux : sans suite.

 

 


     Ou bien soudain l’un d’eux comprend qu’il risque de mourir et donc de tout perdre dans cet affrontement : il propose alors d’échanger sa vie contre sa liberté. Il sera l’esclave, celui qui a peur de la mort. L’autre, celui qui n’a pas peur de perdre sa vie, sera le maître.

 


 

 

         Ensuite, l’esclave va se former par la médiation de la confrontation à la résistance de la matière, et le maître ne va pas bénéficier de cette formation, donc après une longue médiation, l’esclave va devenir le maître du maître, et le maître l’esclave de l’esclave. 

 


 

     Qu’est-ce que cela signifie ? Le Maître croit que la liberté est immédiate, et prend son inconscience par rapport au danger de la mort pour une domination de la mort, mais il aime jouir et a besoin du travail de l’esclave pour satisfaire ses désirs donc il n’est pas aussi affranchi de son corps et de son animalité qu’il le croit ? Le maître est enfermé dans une conception immédiate de la liberté, il croit qu’on est libre tout de suite dans une décision de la volonté : « trépasse si je faiblis ! » La célèbre devise des Montmirail, tandis que l’esclave a compris implicitement que cette conception de la liberté est abstraite et qu’une liberté concrète doit passer par la médiation de la confrontation avec la matière qui par son inertie résiste à la liberté.

 

 


     L’esclave aurait peur de la mort parce qu’elle est le Maître absolu et qu’il aurait une conscience plus lucide, tandis que le noble serait dans l’inconscience de la mort et ne tirerait que momentanément profit de cette inconscience ?

 

 


 

                    Bien sûr l’analyse de Hegel est, comme toujours, géniale, mais on a du mal à la situer dans une logique vraiment nécessaire. D’une part on peut imaginer qu’un travail non esclave a pu se développer ici ou là sans passer par ce genre de dialectique.

 

 


     Ensuite, il est clair que certains arguments sont contournables : Le Maître a besoin d’être reconnu comme Maître par l’esclave, donc il serait dans une contradiction puisque d’un côté il traite l’esclave comme un animal, pire, une chose, sans valeur, indigne parce que attaché à son existence matérielle et incapable de cette noblesse, de ce panache, par lesquels on risque sa vie pour sauver son honneur qui est plus élevé, plus digne, plus spirituel, et d’un autre côté le Maître considère que la conscience de l’esclave, sa reconnaissance, a une valeur, puisqu’il a besoin d’être reconnu libre par l’esclave pour être le Maître. Si l’esclave a une valeur estimable, pourquoi le traiter comme sans valeur, et s’il n’a aucune valeur, pourquoi estimer valable sa reconnaissance, sa conscience, son opinion ? Telle serait la contradiction.

 

 

 

 

 

 

 


      On peut cependant estimer que le Maître se moque de la reconnaissance de l’esclave, qu’il ne s’intéresse qu’à l’utilité de l’esclave, et qu’il désire être reconnu comme Maître par d’autres Maîtres qui eux aussi ont des esclaves.  Dans ce cas, on a deux classes sociales, les dominants et les dominés, et pour ce qui est du désir de reconnaissance, il suffit d’être reconnu par ceux de sa classe, et d’être insensible aux opinions des autres classes sociales, et dans ce cas, avec cet angle d’éclairage, la contradiction précédente perd la majeure partie de son intérêt.

 

 


 

      Opposer aux nobles, qui sont les anciens maîtres, oisifs, occupés seulement de chasse et de pouvoir sur les autres, la bourgeoisie de la révolution française qui serait la révolte des esclaves est tout aussi peu clair, car les bourgeois sont comme des artisans dont l’entreprise aurait grossi et qui se serait rationalisée, mais faut-il penser l’artisan comme un ancien esclave, et penser qu’il n’y a de travail sur la matière que par la domination d’un homme attaché à sa vie par un homme de panache et d’honneur guerrier ?

 

 

 


 

    Il est tout aussi pensable qu’il existe une tradition artisanale distincte de la tradition noble guerrière et qui n’a nul besoin que des guerriers fassent des esclaves pour que les hommes investissent des énergies dans la transformation de la matière.

 

 

 


 

        La leçon de Hegel reste vraie, qu’une conception immédiate de la liberté n’est qu’abstraite par rapport à une conception de la liberté qui s’engage dans une confrontation avec ce qui semble le plus éloigné d’elle, à savoir la matière brute, la masse de la pierre ou du bois. De même il reste vrai que la tentation est grande, quand certaines tâches sont ennuyeuses, répétitives et rébarbatives, d’en imposer l’exécution à d’autres hommes sur lesquels on a acquis une réelle domination, par la force ou par la ruse, mais de là à insérer ces tentations dans une logique historique implacable, avec une chronologie capable d’absorber tous les faits, il y a là une grande difficulté.

 

 


 

                 Ce qui reste intéressant chez Hegel, c’est cette idée qu’une liberté humaine, et surtout une liberté humaine collective, passe par un travail. A la limite, le noble croit qu’il ne travaille pas, mais en réalité son courage et sa manière de s’imposer face aux esclaves et face aux autres nobles supposent aussi un certain travail psychique de soi sur soi.

 


 

     Surtout, Hegel permet de comprendre comment on va passer d’une conception de l’homme pour lequel le travail n’est pas toute sa liberté, à une conception de l’homme où le travail remplit tout, ce qui va arriver avec Marx, mais que Hegel prépare fortement, alors que ce n’est pas encore clair chez Kant, ni dans le christianisme des siècles antérieurs.

 


 

                              En effet, Dieu Trinité est déjà Dieu et est déjà libre sans avoir besoin de créer l’univers, qu'il crée un univers fini ou infini (en fait l'univers observable est métaphysiquement et ontologiquement fini mais composé ou bien de choses finies en nombre fini ou bien de choses finies en nombre infini). Dieu tel que le révèlent l’Ancien ou le Nouveau Testament n’a pas besoin de travailler pour être libre ni pour être Dieu. L’acte de création n’est pas du tout un travail au sens d’un effort, d’une peine, encore moins d’une souffrance, il est seulement un travail au sens de la production d’une œuvre, au sens d’une activité, mais si c’est un pur don, aussi simple qu’une volition ou une parole, ce n’est même pas un travail au sens d’une activité qui œuvre sur quelque chose. Appeler travail la création ne va pas de soi, même si on en retire tout effort, toute peine, toute souffrance.

 

 


 

             Par contre, à partir du moment où Hegel envisage que Dieu ne serait pas Dieu s’il ne produisait pas le fini et les tensions, les conflits, les transformations par frottements de forces inévitables dans le fini, il fait du travail une catégorie nécessaire non seulement pour que les hommes se libèrent, mais pour que Dieu soit Dieu. Sinon il aura le fini en dehors de lui et ne sera pas vraiment l’infini.

 


 

   En faisant du travail une condition nécessaire, non seulement à la liberté des hommes, mais à celle de Dieu lui-même, Hegel ouvre une voie considérable de valorisation de la notion.

 

  

                   D’une certaine manière, Marx sera moins cohérent que Hegel parce qu’en niant Dieu, il lui sera difficile de penser un universel fort et de jeter un éclairage suffisant sur la conscience, sur la parole ou sur la volonté qui vont devenir de simples particularités sans réelle autonomie concevable. Mais par contre, parce qu’il est matérialiste, il va au moins redonner au corps son importance, et va s’éloigner de l’idéalisme hégelien dont la logique n’est pas toujours facile à rattacher aux faits sans les simplifier ou les forcer. La notion de travail, en prenant une forme plus clairement corporelle et plus clairement sociale, va sous cet angle devenir plus cohérente.

 

           Sans doute est-il impossible de douter que Hegel est un philosophe, quelles que soient les réserves qu'on puisse émettre sur la légitimité de sa philosophie, autant on peut discuter pour savoir si Marx est ou non un philosophe, puisque lui-même semble dire que Hegel a achevé la philosophie et qu'il s'agit maintenant de passer à l'action.  "Jusqu'ici, les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde. Maintenant, il s'agit de le transformer."

 

            Par contre on ne peut douter que Marx a vraiment mis le travail au centre de sa réflexion, non sous une forme métaphorique, (le travail du concept chez Hegel) mais dans sa dimension d'effort par lequel le corps mortel des hommes se confronte à un environnement matériel qui n'a pas de complaisance ni de bienveillance à l'égard de l'homme, et peut même se montrer franchement hostile.

 

 

 

b3)  Petite addition: existence et réalité chez Hegel, ou qu'est-ce que le savoir absolu? Et qu'en est-il du libre-arbitre?

 

          Comment Hegel peut-il prétendre totaliser le Réel? Il faut bien comprendre ce qu'est la réalité chez cet auteur, qui est nettement distincte de l'existence.

 

 

          La réalité, c'est la wirklichkeit, l'ensemble de l'agir efficient ou efficace. L'ensemble des actes qui permettent de passer de la non liberté à la liberté est l'ensemble du réel.  Un acte n'est pas un mouvement genre pierre qui roule, ou un comportement, genre lapin courant dans les vignes, mais ce que fait la liberté. 

 

         Si l'on met mille ans à passer de l'homme nu impuissant et ignorant du début de l'Histoire, à l'Etat Monde mondial où l'homme est aussi lucide, heureux et puissant qu'on peut l'être dans le fini, alors on a été plus agissant, plus réel, plus rationnel, que si on a mis cinquante mille ans à effectuer le même parcours. 

        

          Dans cette deuxième hypothèse, on a existé pendant quarante mille ans sans être réel, on a existiert sans être wirklich, sans wirken, sans agir.

 

      

 

                      C'est ainsi que Hegel dit: le libre arbitre existe, mais il n'est pas réel.  Tant qu'on agit sans grande efficacité, on a le choix entre nager la brasse, le crawl, ou sur le dos en battant des pieds, mais si l'on doit gagner un course de vitesse, on n'a plus le choix des moyens, une seule nage est efficace, wirklich, c'est le crawl. Donc quand on agit en vue d'être le meilleur, le libre arbitre est secondaire, il n'existe plus, seul est réel le moyen le plus efficace. 

 

             Napoléon est réel parce qu'il prend les moyens efficaces pour faire avancer l'Histoire universelle, même s'il n'est qu'égoïste et mû par ses passions mégalomaniaques, il s'agit d'une Ruse de la Raison universelle qui se sert des passions, face cachée de la Raison, pour atteindre son but: la synthèse sujet/objet et le dépassement de toutes les contradictions qui ont mis l'Histoire en marche.

Postures sur le libre-arbitre:

-Il existe à la manière d'une connaissance certaine et immédiate, de nature intuitive, Descartes: "Le libre arbitre se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons."

-Il n'existe pas mais n'est qu'illusion: Spinoza. Nous connaissons nos actes et pensées, ignorons leur cause suffisante, avons l'impression trompeuse d'un surgissement spontané du en réalité à une causalité inconnue.

-Kant: Descartes et Spinoza se trompent tous deux, l'un croit savoir que le libre arbitre existe, l'autre croit savoir qu'il n'existe pas. Or notre connaissance ne porte pas sur le réel véritable et absolu, noumènes, mais sur les phénomènes:on peut donc croire que le libre arbitre existe ou croire qu'il n'existe pas mais on ne peut le savoir. C'est seulement un devoir moral de croire au libre arbitre, donc un impératif de raison pratique, non une connaissance théorique.

Hegel entend aller plus loin que Kant, et passer au savoir:savoir que le libre arbitre existe bien, mais qu'il n'est pas à lui-seul efficace, réel.

 

Pour finir le réel n'est donc pas l'existence, car le réel est seulement la totalité des actes efficaces par lesquels la liberté surmonte les contradictions qui l'inquiètent = la mettent en mouvement, l'arrachent à la quiétude.

 

          Ce lapin existe mais n'est pas réel. Le savoir absolu ne consiste pas à connaître combien il y a eu de poils sur chaque mammifère qui a existé depuis de début de l'évolution et combien de cellules a contenu chaque végétal et chaque animal depuis la formation de la terre, cela n'est que l'existence, mais combien d'actes significatifs la liberté doit poser pour totaliser ce grand parcours qu'est la réalité, le passage de la non liberté à la liberté totale. La totalité des actes de la liberté englobe ici la liberté divine et la liberté humaine dont certains individus, ceux qui sont réels, ont été l'occasion contingente, dans l'existence. 

 


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26 octobre 2011 3 26 /10 /octobre /2011 16:11

                Après avoir développé Démocrite, Platon, Aristote, à l'aide de concepts logiques finis, nous avons risqué l'hypothèse de l'infini antérieur au fini. 

    Chez démocrite, l'esprit est de la matière subtile, particulière et composée de particules fines qui interagissent avec les particules plus grossières qui composent la matière sensible. Mais des particularités ne suffisent pas à être la pensée de l'universel.

   Chez Platon et Aristote, l'esprit est l'intellect fini et immobile, c'est la pensée du Tout, de l'universel immobile et immatériel. Mais on ne parvient jamais à unir cette pensée du Tout à notre corps particulier. 

 

      C'est pourquoi nous avons risqué l'hypothèse de l'infini antérieur au fini, qui se transcende, et qui est à la fois soi-même et un autre et les deux, à la fois mobile et immobile et les deux, singulier et pluriel et les deux, partie et tout et les deux, médiat et immédiat et les deux, un et trois, matériel et spirituel et les deux.

         Nous développons l'hypothèse jusqu'à rencontrer la contradiction qui puisse la supprimer ou l'expérience qui l'invalide, mais nous l'explorons pour voir si elle ne pourrait éclairer certaines choses étonnantes dont nous faisons, étonnés, l'expérience: les notions d'altérité, de singularité, et les paradoxes de l'infini, qui met souvent en difficulté la logique du tiers-exclu, reçoivent eux aussi un éclairage: s'il est absurde de tout expliquer ou de tout formaliser, peut-être peut on comprendre pourquoi, et donner un sens à cette étrange ouverture qui traverse notre expérience du réel, axée autour de la notion de distance

 

 

 

 

 

        La question du sens : individuation                                 

                           et ouverture.

 

 

         La question du sens : que signifie le temps irréversible ? Quel projet peut motiver l’infini antérieur au fini à donner l’existence au fini alors qu’il n’a pas besoin du fini pour être l’infini (Il s’agit donc d’un infini existentiel créateur et non d’un infini existentiel producteur (façon Spinoza) ni d’un infini logique total producteur (façon Hegel) ni de ce mixte qu’est l’infini de Leibniz, qui tente le créateur mais ne réussit que le producteur, qui tente le libre arbitre mais ne réussit que le déterminisme interne substantiel, l’automate spirituel monadique, qui tente la morale mais ne réussit qu’une éthique.)

 


 

        Que signifie que Dieu donne l’existence au fini ? Cela signifie que le fini n’a pas besoin de Dieu, qu’il reçoit l’existence comme un don. Donner c’est donner. Nous n’avons pas besoin de Dieu. Cela signifie que nous pouvons vivre une vie suffisamment bonne sans nous soucier de Dieu et mourir rassasiés de jours après avoir contentés nos besoins ainsi que tous les désirs particuliers finis que nous avons pu avoir. Cela signifie que nous pouvons atteindre une sagesse suffisante pour consentir sereinement à la mort comme l'ont fait bien des matérialistes et des athées qui ont été des modèles de courage et d'humanité.


        Nous n'avons pas besoin de l'altérité, ni de l'infini, un besoin est fini et peut se satisfaire. L'altérité est liée à l'insaisissabilité d'autrui, elle ne satisfait aucun besoin, mais ouvre le désir, l'espace de distance du désir. Nous n'avons pas besoin de Dieu mais nous pouvons le désirer.


        Nous pouvons désirer l'infini, la Gloire, l'altérité, l'ek-sistance, dont nous n'avons nul besoin. Nous avons seulement besoin de manger, dormir, boire, satisfaire nos pulsions.

 



    Qu’est Dieu ? Il est liberté totale. Il est tout tant qu’il n’a pas donné l’existence au fini. L'Infini en se donnant n’est pas tout puisqu’il génère un autre hors de soi, mais cet autre est lui-même donné, qui se donne à son tour : Il est à la fois tout puisque les autres personnes de la Trinité sont son propre don de soi, et n’est rien puisqu’il s’est infiniment donné, totalement donné. A la fois tout et rien, tiers inclus.

 


  Mais sitôt qu’il donne l’existence au fini, il cesse d’être tout : il donne l’existence à ce qui n’est pas Dieu. Pourquoi ? Il est totalement libre, peut ne pas donner l’existence au fini, n’a nul besoin de le faire et donne de sorte que le fini n’ait nul besoin de lui. Pourquoi un tel don gratuit ? Il s'agit d'une possibilité existentielle gratuite, d'une grâce, ce n'est donc ni une chute, ni une émanation, ni une nécessité logique par effet de système. L'existence du fini est alors dans cette hypothèse envisagée comme un cadeau, un don: un Présent.

 

 

 

       Dieu est libre, rien ne peut le déterminer de l’extérieur tant qu’il n’a pas créé le fini. En créant le fini, il est Dieu qui crée le non-divin, une forme d’altérité autre que l’altérité de l'infini donateur pour l'infini donné ou du donné et du donateur pour leur être ensemble. Quel est le sens de cet acte ? Proposer la liberté à ce qui n’est pas libre, proposer l’infini et l’absolu à ce qui est fini et relatif, proposer l’amour à ce qui n’est pas de soi-même amour. Le proposer de façon à ne pas l’imposer, de façon à ce que l’amour puisse être choisi librement.

 

 

 


     Comment comprendre le sens de départ de la création, son alpha, si ce n’est en regardant ce que cette création peut donner de meilleur en oméga ? Qu’y a-t-il de plus libre que de consentir librement à l’altérité, qu’on ne maîtrise pas et qui ne nous maîtrise pas ? Qu’y a-t-il de plus sublime qu’aimer et être aimé au sens du libre consentement à l’altérité ? Toute la création, qui existe suffisamment pour elle-même et non pour Dieu puisque Dieu lui donne gracieusement l’existence, trouve l’accomplissement de son sens dans la libre compréhension du sens qui la fonde et rend raison de son existence.

 

 


    Les animaux effectuent aussi la synthèse du temps et ont un apparaître qualitatif qui intègre le plaisir et le déplaisir, ils aiment fusionner et jouer, ils jouissent de la fusion avec la nourriture et de la fusion sexuelle, de la fusion avec la chaleur, la fraîcheur, ils jouissent d’éprouver en eux la puissance, ils se mangent les uns les autres et s’aiment ainsi, à leur niveau d’ouverture. Lorsque leur corps est en fête, il vibre en tous sens comme s'il désirait sortir de lui-même, outrepasser les limites marquées par ses contours. Leur corps est un corps de souffrance et de jouissance, que la science n’a jamais expliqué car on n’explique pas les couleurs, les sons qualitatifs, l’orgasme, on n’explique pas le trésor des saveurs pas plus qu’on n’explique la poule aux œufs d’or, qu’on tue en voulant l’analyser, la disséquer, pour en expliquer le mécanisme.

 

 


 

      Il n’y a pas de mécanisme de la poule aux œufs d’or, il n’y a pas de mécanisme du Secret, il n’y a pas de fonctionnement de la conscience ni de la parole ni de la volonté ni du désir, l’altérité ne fonctionne pas non plus. Les vivants vivent et célèbrent, mais ne fonctionnent pas ni ne remplissent des fonctions. Célébration, fête, joie ne sont pas des mécanismes. La grâce, seule chose qui nous fait vraiment puissamment vivre, est grâce, rien d’autre. Elle ne se montre pas, toujours le don est anonyme, secret, depuis une source cachée, sinon ce n’est pas le don mais une fonction, une opération, quelque chose de conceptualisable et concevable qui de ce fait n’est pas complètement bluffant. Or Dieu est complètement libre et étonnant.

 

 


 

     Dans l'acte mystérieux de créer,la seule chose qui intéresse Dieu qui est libre, c’est de donner la liberté à ce qui n’est pas lui. Or on ne peut mettre la liberté en quelqu’un de l’extérieur, aussi Dieu ne peut-il nous faire libres car sinon nous ne serions pas libres mais conditionnés par Dieu à être libres, ce qui est absurde. Dieu n’est pas un dictateur qui a peur et qui a besoin de tout maîtriser pour se sentir libre, il n’a pas peur donc il peut se donner totalement et se faire plus bas que tout. Il ne peut donc pas donner la liberté mais la proposer. Ou donner un degré de liberté qui est proposé à des dépassements possibles par libre consentement.

 


 


   Si un infini antérieur au fini, que rien n'aliène puisqu'il est Tout, voulait donner la liberté à ce qui n'est pas lui, comment procèderait-il ? En nous proposant la lilberté et en nous provoquant à être libres, comme on invite à un Banquet: « Aide-toi et le ciel t’aidera » disent les Evangiles en reprenant une vieille parole d’Esope le grec. « Lève-toi et marche », « cherchez et vous trouverez ». On ne libère pas quelqu’un à sa place, on ne fait pas à sa place le travail de se heurter courageusement au Réel, on l’incite à le faire lui-même, car toi seul peux te libérer, car te posséder librement toi-même comme Dieu se possède Lui-même, toi seul peux le faire par toi-même. De même que Dieu pour se posséder librement se donne totalement à un autre et se reçoit de cet autre (réflexivité médiatisée par l’altérité, et non réflexivité d’un retour sur soi solitaire, pas la pensée de la pensée d’Aristote, mais le risque de l’autre par quoi je me possède, on ne possède que ce que l’on peut donner, on ne se possède que si on fait le deuil de soi-même, si on se lâche, lassen, gelassenheit, sérénité, dit Heidegger.) Je dois pour me posséder pleinement moi-même et pour maîtriser tout ce qui est maîtrisable en moi consentir à l’altérité et au risque, à l’ouverture, altérité proposée à la fois par Dieu et par autrui, qui sont le même commandement de vouloir le risque. (Freud n’a pas compris ce qu’est le « aimer » des Evangiles, qui est la volonté de s’exposer à la grâce, l’acte volontaire de s’abandonner à l’altérité dans l’expérience affective de la sérénité qui est pleine et entière possession de soi-même dans la dépossession, bref le tiers inclus qui n’a cure des contradictions du fini et qui consent à l’infini avec le fini, c'est pourquoi Freud dénonce la contradiction qui consiste à commander d'aimer, comme si on pouvait faire du sentiment d'attachement affectif un effet de la volonté: Freud a raison mais passe à côté du sens spécifique du commandement évangélique qui n'a de sens que dans un vaste contexte.)

 


 

            Le sens de la création c’est d’avoir donné l’existence au fini de sorte qu’à un moment où à un autre, dans le vaste jeu du travail de la matière sur elle-même, finisse par émerger des vivants conscients aptes à consentir librement à l’amour. L’énergie primordiale n’est pas n’importe quoi, et l’espace-temps non plus, il s’y marque une tendance à l’ouverture, sans cesse dynamisée par la présence de l’infini qui traverse le fini.

 

 


     Il ne suffit pas de constater qu’une molécule est davantage qu’une somme d’atomes, ou qu’une cellule est davantage qu’une somme de molécules, il faut aussi chercher à comprendre ce fait, et on peut largement le rattacher à cet autre fait que les morceaux de matière n’ont pas toujours été extérieurs les uns aux autres puisqu’à l’origine ils sont fondus dans cette dense énergie primordiale d’avant l’expansion.

 


     Le temps est d’abord la manière qu’à cette énergie de s’épandre hors de soi, puis lorsque des particules se forment (300 000 ans après l’origine disent les scientifiques ?) alors seulement commence cet espace temps perceptible comme un jeu démocritéen d’extériorité , qui n’est qu’un aspect du réel et non tout le réel comme le prétend l’atomisme.


 


    Or lorsque des particules s’assemblent et forment des totalités, il se produit un changement d’échelle par quoi le tout transcende la somme de ses parties. Mais on ne passe que d’une particularité finie à une autre particularité finie plus vaste, on ne passe pas du particulier à l’universel, ni de la partie au Tout. Dans la cellule apparaît la distinction d’un intérieur et d’un extérieur, se constitue un soi, une autoimmunité, une autoreproduction, une automotricité, un se nourrir, se développer...qui n’existe pas à l’étage moléculaire.  C’est même dans la cellule que les molécules vont se complexifier de façon inouïe et impensable hors des murs poreux de l’individu cellule qui échange avec l’extérieur, pratiquant déjà l’import/export et ayant ses usines (appareil de Golgi, mitochondrie).

 

 


     Mais ce ne sont là que des nouveautés particulières : respirer, se diviser ou se reproduire par mitose pour accroître la taille de l’organisme, se reproduire par méiose pour combiner son patrimoine génétique avec un autre organisme dans le cas de la reproduction sexuée sont toujours des couples matière forme particuliers, qui donnent des performances particulières, mais aucun n’est la pensée de l’infini ouvert ni du réel comme totalité absolument omni englobante !



      Au-dessus de la cellule, l’organe lui-même intégré à un organisme lui-même intégré à un environnement naturel et social, qu’il soit animal ou humain.

 

 


      Jamais la cellule ne s’intéresse individuellement à l’organisme qui la transcende et dont elle n’est qu’une partie, même l’animal ne conçoit jamais des théories de la société dans laquelle il est immergé et dont il n’est qu’une partie. Or l’individu humain, qui n’est presque rien sans la société qui le contient, comme on le voit avec Victor de l’Aveyron, peut, par la médiation d’une part de la société et d’autre part d’autrui, (je ne confonds pas les deux ! tant il est vrai qu’on peut vivre longtemps en société sans jamais rencontrer autrui !)  accéder au langage, à des techniques, à des pressions qui lui font différer la satisfaction de ses désirs immédiats, peut devenir quelqu’un, quelque singularité. Or l’individu n’est pas une partie de la société, il est singulier, il est le lieu où peut s’opérer le silence, où l’étonnement radical peut prendre corps, où peuvent être envisagées intellectuellement et affectivement la possibilité du rien autant que la possibilité de l’infini ouvert.

 

              Quand la société s’empêtre dans des impasses ou des contradictions, il est possible à un individu conscient de faire le point, de se mettre à distance de cette société, de la critiquer, de la juger, depuis ce singulier recul de la conscience, de la parole, du désir ou de la volonté qui ne sont pas des parties de la société, contrairement à une classe sociale ou à un comportement social qui sont des parties de la société.

 

 


                                        Avec l’homme individuel conscient, c’est la première fois dans l’univers qu’une partie d’un tout plus vaste qu’elle peut penser ce tout qui la transcende, peut le penser en elle et le dépasser à son tour d’une certaine façon : car si la société fait des choses que l’individu ne peut pas faire, comme la science, la technique, la politique, et toutes les institutions de l’éducation, l’individu fait des choses que la société ne peut pas faire, comme être conscient, faire silence, penser l’infini ouvert, démontrer, penser l’universel et la nécessité qu’il soit davantage qu’une addition de particularités, bref l’individu peut rencontrer la Singularité, ce dont aucune société au sens des sociologues n’est capable. Contrairement à ce que laisse vaguement entendre Marx, la société ne peut jamais s’autoréguler efficacement si elle ne centralise tout cela dans cette conscience-parole-volonté individuelle qu’on appelle un Chef, qui seul incarne une volonté politique. Pourquoi les groupes se donnent-ils un chef et pourquoi ne choisissent-ils pas le plus idiot, le plus enfermé dans sa particularité, mais au contraire le plus ouvert et le plus libre, le plus charismatique aussi ? (de Charis, grâce, qui donne charité…) Le plus ancien et primitif des pouvoirs est le pouvoir charismatique. De là le zèle que suscite celui qui a le charisme, et sans ce zèle rien ne fonctionne comme le dit clairement Christophe Dejours dans ses admirables essais sur le travail vivant. Il faut quelque enthousiasme pour faire un monde consistant. Est-il possible que tous les hommes se retirent dans le désespoir d'André Comte-Sponville, même s'il est joyeux, ou dans les jardins d'Epicure? C'est toute l'audace de la science, de la technique, de la démocratie, dont il faudra faire le deuil, mais justifier cette idée est trop long ici.

 

    

              Jamais on ne comprendra l’impact énorme que certains individus ont sur l’histoire si l’on omet cet aspect. Bouddha, Socrate, Jésus. Nous datons sur toute la terre nos années après la naissance d’un individu, un certain J.C.., qui n'est peut-être pas sans lien avec le fait de la mondialisation. Nullement adepte de l’individualisme, ce J. là pense l’individu comme le lieu du dépassement de l’individu, comme le lieu de l’ouverture sur l’infini par consentement.

 

   

             Plutôt que d’écrire et de triompher, il s’est effacé, dérobé aux regards pour laisser vide et béant l’espace inoccupé d’une liberté à construire : lève-toi et marche ! [Pourquoi suis-je ici en train d'écrire et de sembler triompher des difficultés, avec tant de suffisance, d'orgueil peut-être? Ne devrais-je me taire? Mais c'est que l'homme Jésus était important, il serait même vrai homme et vrai Dieu, la suite de l'histoire a au moins montré qu'il a été important, tandis que je puis écrire parce que je ne parle qu'à quelques uns et pour avancer avec eux, n'étant qu'un homme.] Avec Marcel Gauchet et Henri Bergson, avec Nietzsche et Feuerbach, avec Heidegger et Hegel, avec Cournot et bien d'autres  assez informés et un peu réfléchis, nous prétendons que l’idée de progrès est une idée religieuse, que l’incarnation est l’événement singulier qui a déclenché la visibilité d’un processus de mondialisation et de progrès, d’affirmation de l’individu et du risque, et qui a fait sortir l’humanité des sociétés traditionnelles dans lesquelles le sacré est séparé du profane par une cloison étanche, aussi étanche que la cloison qui sépare le monde sublunaire chez Aristote avec ses quatre éléments, du monde supralunaire avec son éther, la quintessence, le cinquième élément, mathématisable et parfait, qui va devenir Liloo, l’amour, dans le film de Luc Besson, amour venu du ciel et sauvant l’humanité, amour qui a donné à l’homme le droit de transformer la nature et de dominer la planète parce qu’il n’est pas seulement une partie de cette nature.

 


         Mère Nature avec qui il a jadis fusionné n’est qu’une de ses racines, celle, finie, de son passé particulier, mais il a une autre racine, qui se tient à la fois avant la fusion et est plantée devant lui, dans l’à venir, dans le prochain, dans le risque de l’altérité, et cet autre qui n’est pas la Mère est la figure du Père, avec qui on n’a pas fusionné dans le passé, aussi loin du fini qu’est l’infini, la distance forte, celle qui coupe le cordon. Celle en un mot qui suscite l’étonnement, le suscite encore et toujours, et le re-suscite infiniment : la Grâce !

 

        Dans cette hypothèse de l'infini comme risque, don de soi, présent, le sens de la création serait donc l'amour. Dieu désire être choisi en tant qu'il est amour, non en tant qu'il est grand, puissant, majestueux. Certes il est plus petit que ce qui est petit et plus grand que ce qui est grand, mais il est d'abord et avant tout grâce, présent, don. Etre libre c'est pouvoir se donner, se posséder pleinement c'est pouvoir se donner. On ne possède vraiment que ce dont on peut se défaire, car les choses dont on ne peut se défaire nous possèdent autant que nous ne les possédons.

    L'animal possède-t-il son instinct? N'est-il pas possédé par lui? Possédé-je mon inconscient? Ne suis-je possédé par lui? Certes il est une partie de ma liberté, mais pas la plus ouverte, il n'est pas le plus grand degré de ma liberté. 

 

      Ainsi Dieu choisit de ne pas se montrer sous la figure d'un homme puissant, riche, ayant des armées, pouvant dominer: les hommes attendent un Dieu majestueux et puissant, qui permette à ses adhérents de dominer, d'être victorieux: or voilà que Dieu refuse cette image qu'on se fait de lui et se montre comme un nouveau-né dans une mangeoire d'animal, un enfant nu, dont les parents ne sont ni riches ni puissants.

 

                  C'est bien un roi, mais sa couronne est d'épines, son manteau pourpre est déchiré, il fait scandale parce qu'il renverse la religion traditionnelle, il met le tout puissant en position de serviteur, il affirme des valeurs d'égalité. L'amour veut l'égalité, quiconque aime vraiment ne veut pas se mettre au-dessus de ceux qu'il aime. Il invite chacun à risquer l'altérité, à risquer autrui, à risquer la parole qui libère, à risquer un avenir qui soit davantage que le présent. 

 

     A écouter le Jésus des Evangiles, on dirait qu'avec ses guérisons par la parole, il a inventé la psychanalyse presque deux mille ans avant Freud et a déjà prévu Dolto et Lacan, on dirait aussi qu'il connaît la phénoménologie et les paradoxes de l'herméneutique, faisant dire à Jean: "Celui qui vient derrière moi est passé devant moi parce que avant moi il était". Il se transfigure, son corps devient brillant comme s'il transformait sa matière en énergie, comme s'il accédait déjà aux équations d'Einstein et savait que la matière n'est pas composée d'atomes impénétrables placés dans le vide. 

 

 

     Il n'écrit rien, comme Socrate, mais suscite un zèle de transformation de la situation faisant comprendre que l'amour est plus fort que tout, qu'il peut soulever des montagnes pour qui croit en lui de toutes ses forces. Enfin il met à égalité le commandement d'aimer son prochain, de s'aimer soi-même et d'aimer Dieu, comme s'il comprenait que l'Absolu n'est pas de dominer, ni d'être grand, mais de libérer les autres, d'être relation à autrui qui féconde le désir, porte du fruit, propose à l'autre de grandir dans cette estime de soi sans laquelle on ne peut aimer personne. Même Nietzsche, l'antéchrist, ne voit aucune personnalité plus géniale et libre que le Jésus des Evangiles, auquel il refuse toutefois le nom de Christ. C'est un grand hommage de la part de Nietzsche. Nietzsche, qu'on ne peut soupçonner de prosélytisme, va même jusqu'à penser que l'occident moderne est animé par le christianisme, et ceux qui n'aiment ni l'Occident moderne, ni le christianisme, n'ont guère de zèle pour réfuter ces affirmations qui sont d'ailleurs, chez Nietzsche, très argumentées, comme chez Hegel ou chez Bergson d'ailleurs.


    C'est un individu, mais il ne semble pas refléter seulement le potentiel de son époque, il semble le dépasser et anticiper des perspectives qui ne seront comprises que bien plus tard.

 

 

          La liberté, c'est à nous de la faire et de transformer tout ce qu'il faudra transformer, mais seulement en vue de l'amour. On dirait que l'Occident à tout retenu de cette leçon, et a osé tout transformer, mais a juste oublié de mettre l'amour au centre: la science devenue idole, la technique devenue idole, le profit et l'argent devenus idoles, l'individualisme et le jeunisme devenus idoles, au point de jeter le discrédit sur ces choses pourtant si bonnes à condition de n'être pas érigées en fin en soi mais simplement en moyens et subordonnées à l'amour qui seul leur donne un sens durable et solide.

  

 

                  Discrédit sur la science pourtant formatrice de rationalité et de sens critique, discrédit sur la technique qui permet d'être puissant et responsable, évitant la paresse et la fadeur de l'amour angélique qui n'ose se heurter à la résistance du réel dans un vrai travail patient de transformation, discrédit sur l'argent qui est un moyen génial et libérateur de favoriser l'échange, discrédit sur la raison qu'on finit par croire subordonnée à n'importe quelles puissances de sorte que le relativisme est devenu la philosophie spontanée du grand nombre.


 

                   Ni petit ni grand, l'infini antérieur au fini est don de soi, présent. Invisible de l'extérieur, il travaille dans le secret, mais sa puissance est stupéfiante. Car il est encore plus grand d'être grand sans que cela se voie que de l'être de manière spectaculaire. Notre science et notre technique seront vraiment puissantes lorsqu'elles sauront jouer avec la nature sans détruire sa dimension d'altérité forte si nécessaire pour nous ressourcer, dont nous n'avons nul besoin mais qui nous fait plus vivants, et que nous désirons. 

 

 

         Nous continuons d'affirmer, sur la base de l'hypothèse de l'infini antérieur au fini, qu'il s'agirait de reconnaître la réalité du risque, ce risque comme celui de traverser la mer rouge et de s'aventurer dans l'inconnu d'un avenir qui échappe à nos prises, ce risque de croire que l'individu humain est le lieu de la lumière, est le temple sacré, est le sel de la terre s'il consent à l'infini et à l'altérité qui sont en lui cachés comme un trésor précieux: un talent. Toute notre vie est de trouver notre vrai talent. C'est d'ailleurs ce que prétend une démocratie, celle des Etats-Unis d'Amérique, lorsqu'elle prétend que les droits de l'homme comme individu sacré ne sont pas une invention de la raison raisonnante, mais une affirmation risquée par les Evangiles, où il est dit: vous êtes le sel de la terre, la lumière du monde, le temple de l'esprit, ce qui justifie de mettre à la même hauteur le commandement d'aimer Dieu, d'aimer autrui, de s'aimer soi-même.

 

 

        Si le risque est réel et si l'infini est ce que nous disons, alors la foi au progrès est toujours fondée, et l'échec du hégélianisme, du positivisme comtien, du marxisme -  tous nourris de christianisme dont ils n'ont jamais gardé le véritable centre,  à toujours vouloir mettre à la place de l'amour autre chose qui serait plus efficace - ne doit pas nous dissuader de croire que le progrès est possible, il suffit simplement de savoir de quel progrès on parle. 

 

 

 

                                                                            Nous dégageons ici le sens du temps : faisons l'hypothèse qu'il n'existe pas et voyons les conséquences, afin de voir ce qu'il apporte. Si le temps n’existait pas, il pourrait cependant exister une nature intemporelle, qui serait ce qu’elle serait, une fois pour toutes. Si être libre c’est être soi-même, alors cette nature serait libre et rien ne la déterminerait de l’extérieur. Sans temps, je serais ce que je suis sans pouvoir me choisir ni rien y faire: je serais ce que je suis par nature, mais pas par liberté.


    L’atome de Démocrite est une telle nature. Et s’il n’y avait le clinamen, l’infinité des atomes tombant dans le vide à la même vitesse ferait que chaque combinaison d’atomes resterait elle aussi éternellement identique à soi-même, donc libre et en chute libre…


 

      Par contre, si le temps existe non comme changement de position des même atomes dans l’espace, mais comme poussée du fini hors de soi par la présence de l’infini extatique, alors nous qui sommes finis pouvons librement consentir à ce don ou nous y refuser tout aussi librement puisque ce don se donne à nous gratuitement. Nous pouvons ainsi contribuer à notre propre création puisque nous pouvons poser des actes qui décident de ce que nous voulons être, et donc nous pouvons devenir co-créateurs de nous-mêmes : voilà qui suffit à donner un sens profond et puissant au fait que le temps soit.

 

 


 

          Reste l’objection suprême : comment expliquez-vous les tortures, le sadisme des méchants, les cataclysmes naturels, les maladies infâmes, si Dieu est amour et que sa grâce traverse tout ?

    

 

 

                                 Cette objection, Fedor Dostoïevski l’a prise très au sérieux, dans son chef d’œuvre Les frères Karamazov, qui sont trois parties de Dostoïevski lui-même : Aliocha est sa part mystique, Ivan sa part intellectualiste et incroyante, Micha sa part de force vitale. (Dostoïevski était à la fois un sportif, un intellectuel et un enthousiaste: corps vivant, raisonnant et parfois exhalté.)

 


     Pourquoi Ivan est-il athée ? Il le dit clairement à Aliocha, racontant l'histoire d'un village. Des soldats étrangers y entrent et pourraient tout piller d’emblée... mais leur chef en a décidé autrement. Les habitants sont rassemblés sur une place et apeurés se tiennent sur leurs gardes. Le chef des soldats semble vouloir détendre l’atmosphère, une femme est là, debout, son enfant d’environ un an dans les bras, tendue et inquiète. Alors le militaire commence à chatouiller l’enfant sous le menton et obtient un sourire. Peu à peu l’atmosphère se détend, les villageois entrevoient une issue. Le chef des soldats, souriant vraiment maintenant, prend l’enfant et le fait sauter en le lançant doucement et le rattrapant, de sorte que le bébé tout confiant se met à rire, et enfin s’installe la confiance.


   Lançant l’enfant qui rit aux éclats, le soldat le rattrape soudain de son poignard, qu’il avait promptement dégainé sans que personne ne s’y attende, face à la mère horrifiée devant le corps transpercé de son bébé.

 

Voilà Aliocha pourquoi je ne crois pas en ton Dieu d’amour.

 

 


 

       Nulle réponse d’Aliocha.

 

 

Mais on devine à la suite du roman le sens de ce silence. Anéantit-on une araignée en poignardant devant elle sa progéniture ? L’horreur est immense à proportion qu'est grande l’attente d’amour et  l’attente de sens qui est en nous. Elle nous la révèle. Loin de nous apprendre que rien n’a de sens, elle nous montre au contraire l’infini désir de salut qui nous habite, et l’horreur est à proportion de ce désir. Le bouddhisme l’a bien compris d’ailleurs qui propose pour supprimer la souffrance de supprimer le désir, renonçant ainsi à transformer le monde, non par simple fatalisme, mais avec en plus la conviction que la conscience n’est qu’une illusion matérielle superficielle.

 

 


       A proportion donc que l’univers engendre des individualités qui s’éloignent du morceau de roche pour devenir plus vivantes, plus riches d’intériorité et d’extériorité (car plus mon corps est riche, plus vaste est pour lui le monde avec lequel il échange), à proportion leur attente de jouissance s’accroît, à proportion elles sont exposées à la possibilité de la déconvenue, de la frustration, de la souffrance. L’absurde ne révèle pas l’absence de sens mais la trahison du sens : il n’y a pas d’absurde pour les graviers et les cailloux, il faut le positif du sens pour faire apparaître du non-sens. Plus on est ouvert, plus on est risqué, et l’homme qui n’a pas dans son instinct de quoi se guider suffisamment est, de tous les vivants, le plus risqué, comme le dit Rainer Maria Rilke.

 


       C’est donc aux hommes de travailler pour que le monde soit fait de telle sorte que cette trahison n’ait pas lieu, car la liberté et le bonheur sont des œuvres proposées à la volonté des hommes de bonne volonté, qui œuvrent dans cette intention. Si Dieu faisait pour nous un paradis, et si nous n’étions pas gravement exposés à la mort, nous ne serions pas libres, et tout cela serait vide de sens. Le prix de la liberté est très grand, parce que liberté et dignité sont d’incommensurables réalités. La gratuité de la grâce est un risque, celui de la confiance, qui a un coût, celui de pouvoir être trahie. Parce que la liberté infinie, divine, doit être proposée à un vivant non divin, il faut que ce vivant vienne tout à fait d’ailleurs que de Dieu, du fini, certes posé par l’infini, mais à distance, comme tout autre que l’infini : fragile, mortel, vulnérable, exposé.

 


    Dans cette vulnérabilité, choisir Dieu non parce qu’il est éternel et puissant et invulnérable mais uniquement parce qu’il est amour, avant tout pour cela, et le reste seulement par surcroît, c’est en effet une incroyable histoire, une déchirante histoire d’amour qui est comparable en puissance dramatique, à la grandeur de la tragédie grecque, mais sans l’absurdité de la croyance au destin, sans l’absurdité du fatalisme. L’apparent manque de sens de toute existence finie n’est que le fait de la finitude, et non un fait indépassable. La bonne nouvelle (eu angelia en grec qui donne ev-angiles) c’est la résurrection par la grâce d’un Autre qui est amour don de soi, Agapè, qui inclut Eros sans se réduire à Eros, qui inclut la fusion mais tout en affirmant infiniment la distance, dans ce dépassement de la contradiction qui est le signe de l’infini dynamique et synthétique. (La foi en la Résurrection n'est donc ni la croyance en la Réincarnation, ni l'affirmation de l'immortalité de l'âme telle que la pense Platon, ou l'immortalité de l'intellect chez Aristote, immortalité qui est un fait de nature, non la grâce d'un autre, et qui est impossible à individualiser puisque le système conceptuel qui amène à penser cette immortalité est incompatible avec la notion d'une transcendance singulière, individuée.)

 


 

 

          Quiconque croirait vraiment en cette bonne nouvelle serait déjà dans la joie, n’aurait plus peur, et libéré de la peur n’aurait plus de comptes à régler, ni de vengeance, ni d’agressivité. Il n’aurait d’autre désir que de répandre autour de soi cette joie, comme on le voit chez les mystiques chrétiens ainsi que chez les mystiques en général, mais plus particulièrement les chrétiens qui sont poussés à l'action, à ouvrir des hôpitaux ou des écoles, comme l’a remarqué Henri Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion, écrit en 1932. Les Abbé Pierre et les Mère Térésa qui ont cru cela à un certain degré, comme François d’Assise, Thérèse d’Avila, Jean de la croix et quelques autres ont été très actifs à se confronter concrètement à l’absurde. C’est ainsi qu’ont été fondés des hôpitaux de charité, des institutions d’éducation pour orphelins ou des aides pour les pauvres dans un refus actif de la fatalité. C'est ce qui distingue cette mystique des autres mystiques, qui ne sont pas pour autant sans valeur ni sans effets.

 

         Sans égalitarisme idéologique, il existe une conviction de l’égalité en dignité des personnes quel que soit leur statut social, qui ne reconnaît de différences de dignité que dans l’exercice de la volonté, selon qu’elle est tournée vers la libération des autres ou vers leur humiliation sadique. Car c’est la liberté en autrui qui motive le sadique, on ne torture pas un gravier avec le même plaisir, ni un ver de terre. C’est l’insaisissable de la liberté d’autrui qui fait qu’on se sent comme un dieu en la trahissant, dans la jouissance d’être comme invulnérable parce qu’on a l’initiative de l’horreur. Exorciser la mort qu’on craint en terrifiant les autres, comme si on avait pouvoir sur la mort parce qu’on peut la donner. C’est encore parce qu’il y a du sens, en négatif, qu’il y a de l’horreur, et c’est cela qu’Aliocha pressent, contre Ivan : ce que le cœur pressent avec intelligence, contre l’intellect séparé de tout coeur, parce qu’il touche au plus profond du secret, au cœur du cœur.

 

 

 

            On n’explique pas le temps par le mouvement des atomes, on comprend le temps et son irréversibilité à partir du don, irréversible, et à partir de la seule manière possible, pour la liberté infinie, de proposer au fini une liberté qui soit vraiment liberté.

 

 

 

Qu’est-ce que la Schekinah ?

 

                En hébreu, schakan veut dire se tenir comme sous une tente, donc la Schekinah désigne une présence cachée.  Il s’agit en fait de la présence de Dieu dans l’ancien testament. Le fait que dans le nouveau testament Jésus soit aussi présent par mode de Schekinah est une manière de dire qu’il est Dieu et pas seulement un homme au sens préchrétien, mais par là il semble dire que tout homme est aussi présence de Dieu, et donc que les hommes ne sont pas ce qu’on croyait qu’ils étaient.


 

       Jacques Pohier décrit ainsi la présence de Dieu par mode de Schekinah : LOCALISATION MAXIMALE DE LA PRESENCE , DESIGNEE PAR UN ESPACE OUVERT.


 

      Il donne des exemples : Le tabernacle qui renferme caché le rouleau des tables de la loi est une localisation maximale de la présence, mais il est désigné par l’espace qu’ouvrent les ailes des chérubins placés de part et d’autre du tabernacle, dans l’arche d’Alliance transportée par les juifs.


     Le buisson ardent, qui brûle sans se consumer est localisation maximale, désignée par une voie qui sort et ouvre : va vers la terre que je te ferai voir, quitte ton pays. Espace ouvert donc. Moïse, peu doué pour la parole, s’inquiète : ils ne me suivront jamais, n’oseront quitter l’Egypte et pharaon qui les tient en esclavage, qui dirai-je qui m’envoie. La voix répond : Je suis qui je serai, Je Suis, c’est mon nom, tu leur diras que tu es envoyé par « Je Suis ».

 


     Les rois mages sont guidés par l’espace ouvert du ciel étoilé, ils suivent l’étoile la plus brillante, et elle les mène vers une localisation maximale de la présence : un bébé, dans une mangeoire. C’était avant la naissance du Christ, déjà ils étaient en chemin : espace ouvert.

 


     Des hommes désemparés rencontrent un inconnu qui échauffe leur cœur en leur parlant des écritures. Ils le retiennent à manger, puis à la fraction du pain, ils le reconnaissent. A ce moment, il disparaît à leurs regards, et ils sentent une puissante énergie en eux, qui ouvre un avenir. Disparition du Christ comme image extérieure = localisation maximale de la présence, désignée par l’espace ouvert de la mission des disciples : il l’ont reconnu, il est ressuscité. C’était après la mort du christ, à nouveau ils étaient en chemin, sentant en eux des énergies renouvelées : espace ouvert.

 


 

        Jacques Pohier, comme Heidegger, s’interdit de parler d’infini, et décrit la Schekinah comme une structure de la présence de Dieu avec nous, mais sans faire de métaphysique. Par là, il rend incompréhensible et irrationnelle cette structure : pourquoi le très grand, Dieu, se manifeste-t-il par ce qui est le plus localisé et petit ?

 


     Une réponse, métaphysique celle-là, est possible, qui consiste à dire qu’il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini, à la fois plus petit que ce qui est petit, intérieur et enfoui dans l’intime, immanent, et plus grand que ce qui est très grand, transcendant. Qu’on plonge vers l’infiniment petit ou qu’on s’élève vers l’infiniment grand, on va en réalité dans la même direction : l’infini comme don, comme passage, comme acte dynamique d’ouverture vers l’autre et vers l’intime de soi.

 


    Désarmante simplicité : un seul infini, qui par elle seule éclaire tout : plonger dans la mort, localisation maximale de la vie, c’est faire le saut dans l’infiniment ouvert de la Gloire et de la vie éternelle. Nulle immortalité de l’âme substantielle comme chez Platon ou Descartes, nulle démonstration logique conceptuelle pour contenir l’éternité, mais la résurrection de la chair dans la parole risquée, le saut dans l’infini et l’altérité.

 


   Un seul infini, qui parle. L’infiniment grand parle de l’infiniment petit, fait signe vers lui, le désigne, de même l’infiniment petit désigne l’infiniment grand : Schekinah.

 

 

    L’univers en expansion, ouvert et toujours plus ouvert, désigne par cette expansion une origine qui est localisation maximale de la présence : l’infiniment petit de l’origine, l’instant initial. (Si la théorie du Big-Bang était vraie, elle serait une figure de la Shekinah.)

 


 

    Le point géométrique, origine de la construction maîtrisée de l’espace, n’est pas visible ni définissable ni déplaçable sans l’espace ouvert qui le contient et dont il n’est qu’une localisation sans étendue.


 

    La singularité de la conscience n’est pas visible, on la dira du côté du transcendantal, mais elle est désignée par l’infinité de l’imagination et de l’ouverture qui désigne cette conscience comme sa source, la pointe d’un cône s’ouvrant en tous sens.

 


 

   Le silence est la localisation maximale de la parole, mais si l’on supprime les points et les virgules, comme les silences en musique, plus rien ne parle, tout n’est que bruit sans puissance expressive et signifiante. Par le mot « univers » ou « infini » je ne fais pas simplement un mouvement particulier dans mes neurones, je ne fais pas seulement vibrer l’air dans la pièce, mais je désigne l’infini qui dépasse ma position particulière, or je le fais depuis l’infiniment localisé du silence. C’est toujours dans un silence que s’enracine ma parole si tant est qu’elle parle.

 

     Sinon tout ne serait que valeur linguistique à la De Saussure, clôture du système, sans référent extérieur, concepts ou images mentales collés à des bruits ou images acoustiques, nulle parole, nulle conscience : ce n’est pas l’individu compris comme particularité dans une totalité linguistique particulière qui parle comme on pourrait le croire en lisant Saussure, mais cet individu et ce système pensés sur fond de singularité irreprésentable. Saussure l’a bien senti, qui renonce à une science du langage pour se concentrer seulement sur la langue, qui renonce à l’esprit pour n’explorer que la lettre et ses jeux ou combinatoires finis, comparables, analysables. Le mélange de la pensée-son est appelé "un fait en quelque sorte mystérieux", expression peu courante dans les milieux positivistes.

 


 

        Localisation maximale du mot qui disparaît comme image pour, s’effaçant, désigner ce dont il parle : le faire signe, acte singulier et mystérieux, est ce plongeon dans l’infinie localisation disparition qui est saut dans l’ouvert, la parole est toujours grâce. Disparition de Jésus comme objet image extérieur au moment où il ressurgit comme dynamisme intérieur sans image, ouvrant une histoire.

 


 

    Le temps lui-même est cet évanouissement du monde comme objet perceptible de l’extérieur, évanouissement qui est l’ouverture d’une présence éclairée, l’espace infiniment grand ouvert comme éclairé : évanouissement où on voit rien, qui est l’évidence de l’espace. L’évidence de l’espace ouvert est la synthèse du temps invisible. Les portions de l’espace extérieures les unes aux autres sont ensemble dans un présent, données en même temps. Non un temps immobile, mais le temps de la présence du possible en avant du présent qui sera un passé quand le possible sera présent : trinité.

 

 

 

     Est-ce le passé qui devient présent puis futur, ou est-ce le futur qui vient se jeter dans le présent pour tomber ensuite dans le passé ? Les deux: l’infini ouvert du possible et l’infiniment anéanti du passé ressemblant aux enfants dévorés par Saturne sont une seule et même direction de l’infini qui traverse le fini. Il pousse en immanence et attire en transcendance.

 


 

     L’infini est-il une poussée dans le point de l’énergie finie du Big-Bang pour le faire gonfler, ou est-il hors de lui, l’englobant, et l’attirant à lui comme un aimant, comme le tout de la cellule peut mettre en synergie les parties moléculaires qu’il comprend ? Les deux à la fois : tiers inclus, trinité.

 

 

    Pulsion ou aimant ? Les deux… et un peu plus encore.

 


 

 

Celui qui s’abaisse, par Schekinah, grandit. Celui qui pousse ses racines dans l’humus, homo, Adam, qui se fait serviteur proche du sol, petit à en devenir inapparent, finit comme l’arbre bien enraciné par s’ouvrir à l’infiniment grand du réel. Il n’est de grandeur qu’enracinée dans un travail secret du corps et de l’affectivité, comme le silence de la parole qui la désencombre et lui permet de se laisser affecter par les choses dont elle va parler ou par la parole d’autrui qu’il faut entendre et laisser descendre avant de répondre. Non pas tourner sa langue dans sa bouche pour réfléchir de manière calculante, mais laisser jouer en soi le jeu de l’altérité, consentir à la grâce de la Schekinah. L’idiot de Dostoïevski. Le film:Le tigre et la neige de Benigni au moment de l'au-revoir à l'aéroport.

 

 

         Peut-être y a-t-il aussi un consentement à la sexualité qui est comme un consentement à l'humus, et qui peut soutenir la croissance de quiconque veut grandir solidement. Mais si la sexualité est l'affectivité globale, peut-être aussi en existera-t-il quelques uns qui auront puisé plus bas que la sexualité, et qui seront par là montés plus haut que l'orgasme. Pascal, grand expert en Schekinah et que les paradoxes de l'infini n'effraient point, savait bien toutefois que qui veut faire l'ange souvent fait la bête. Rares sont ceux qui se seront sans frustration réactive fait eunnuques pour le Royaume des Cieux. Mais rare, ce n'est pas impossible.

 


 

        Le silence n’est pas le silence muet des bouddhistes, mais le silence qui donne et ouvre : c’est d’ailleurs celui-là qu’expérimentent les bouddhistes, ils ne peuvent rien en dire par concepts de même qu’Aristote ne contient pas la matière ni l’infini par des définitions maîtrisées, mais ils plongent en lui et ressurgissent éveillés. Chaque parole alors pèse le poids de tout l’univers, et est aussi éloignée que possible du bavardage qui n’est que bruit.

 


 

       La main fermée qui saisit et prend (Begreiffen, saisir, concept, Begriff) est comme un système fermé, le système fermé dont rêvait le logicien Hilbert. Celui qui prie renonce à rien prendre et tient ses paumes ouvertes et tournées vers le ciel. Ne prenant rien de particulier (localisation maximale dans le creux des paumes ouvertes) il reçoit tout, comme si le poids infini de l’univers était en lévitation, pointe du cône posée sur le creux de la paume : mon fardeau est léger, la gravité de la mort obscure est resurgissement lumineux et joyeux. Gödel, renonçant à tout démontrer, démontre que le système est ouvert et qu’on peut démontrer une infinité de choses finies, mais pas le Tout.

 


 

         Enfin il faut bien conclure et se quitter : trouver un mot qui ferme la relation, la localise tant qu’elle disparaisse. Par exemple je vous dis « au revoir ». Mais en fermant la relation je l’ouvre par là même puisque j’annonce l’ouverture d’un revoir : localisation maximale de la présence désignée par un espace ouvert.

 


 

      J’aurais pu fermer définitivement la relation en disant « Adieu », mais ne risqué-je pas alors de dire aussi "A Dieu " , et d’ouvrir infiniment la relation en voulant la clore définitivement ?

 


 

      Sinon il me reste « Salut ! », mais on le dit pour dire bonjour comme pour dire au revoir, avec Salut on ne sait si on l'ouvre ou si on la ferme, et le salut, c’est ce que nous nous souhaitons à tous si tant est qu’un peu d’amour nous ait secrètement traversés.

 


 

 

                         Il n’existe pas un mot simple dans aucune langue

 

( - Comment! vous les connaissez toutes?  

  - ... je prends le risque...)


qui dise « à jamais » et qui soit resté dans la langue, qui ferme la relation sans l’ouvrir par là même, parce qu’il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini, et que toujours le fini en garde obscurément trace, comme le chuchotement d’un souvenir au plus secret de l’intime, au plus claironnant de l’ouvert :  dans la joie profonde et muette comme dans la joie qui exulte.


 

 

Au revoir.


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26 octobre 2011 3 26 /10 /octobre /2011 12:31

   Résumé des épisodes antérieurs pour ceux qui auraient raté le début…

          Nous avons pris la décision non de nous habituer au monde et de nous habituer à associer telle chose à telle autre sans rien comprendre, comme le font les prisonniers de la caverne ou le chien de Pavlov, mais de penser des relations nécessaires entre des idées et peut-être des choses, en vue d’une véritable intelligence de notre situation actuelle telle que nous la vivons effectivement.


    Parvenir à un degré de certitude comparable à celui de la géométrie, mais dans des domaines qui dépassent les figures. Bref nous recherchons la vérité objective en philosophie à l’aide de la raison, mais nous reconnaissons ne pas bien savoir pour l’instant ce qu’est la raison ni comment elle entre dans le temps ou encore s’individue.


 

               Nous avons essayé avec Démocrite l’hypothèse des parties antérieures au tout, cette hypothèse échoue à penser l’intériorité, la sensation, la pensée, surtout les vérités de raison, et butte sur le temps.

 


    En mettant des qualités dans les atomes, Epicure, Diderot, Marx tentent de remédier à ces lacunes, mais ils échouent quand même à rendre raison de l’irréversibilité du temps. De plus, l’idée d’injecter des qualités dans les atomes (intériorité) après les avoir pensés et posés d’abord extérieurs les uns aux autres, est confuse, au point qu’on se demande si l’on est encore dans l’hypothèse que les parties précèdent le tout ou si l’on a pas subrepticement divinisé la nature. (C’est très perceptible dans l’atomisme d’un Lucrèce par exemple.)


      Il faut bien avouer qu’affirmer verbalement qu’il y a de la sensibilité dans les atomes ou que la sensibilité est une propriété générale de la matière (pourquoi Diderot ne dit-il pas universelle d’ailleurs ?) ne nous apprend rien d’essentiel sur la notion d’intériorité, ni à quel type de temporalité il faut la rattacher, ni son lien à l’activité de synthèse. Ensuite, une fois admise cette mystérieuse sensibilité dans la matière pourtant atomisée, se pose alors la question du passage de la sensibilité à des vérités de raison, ou à des expériences affectives spirituelles comme celle de l’étonnement : si le poussin de Diderot a toutes nos affections, si toutes nos actions, il les fait, alors comment ne pas envisager qu’il s’étonne du réel ou qu’il est prêt à le conceptualiser et à souffrir de l’insuffisance de ses conceptualisations, comme c’est notre expérience.  Marx et Diderot restent là-dessus bien évasifs.

 

 

         Nous avons essayé l’hypothèse du Tout antérieur aux parties, elle s’est heurtée elle aussi à plusieurs difficultés majeures : soit on échoue, avec Platon, à penser l’union de la pensée du Tout (=l’âme) et de la partie (=le corps) soit on échoue à générer du multiple à partir de l’un. Bref on ne parvient pas à penser la connexion entre le temps et l’éternité. L’individuation des vérités de raison ou de la déduction est impensable.

 


       Aristote semble parti pour éviter ces problèmes du fait qu’il pense l’âme mortelle comme simple forme du corps et fait naître la connaissance de l’expérience. Mais lorsqu’il s’agit, dans son ontologie, de penser le composé matière /forme capable d’être la raison universelle, Aristote s’aperçoit qu’il échoue et en vient à mettre l’Intellect Agent, premier moteur immobile et Pensée de la Pensée, dans une théologie qui ne peut se rattacher à son ontologie, laissant ainsi en deux morceaux séparés cette métaphysique qui avait pourtant pour but de réussir une théoria simple de l’ensemble du réel, une synthèse ralliant le multiple à l’un, et la diversité à l’identité. Bref l’ontologie d’Aristote ne peut se réfléchir elle-même, n’est pas autoréflexive, tandis que sa théologie, pensée de la pensée, est certes en théorie autoréflexive, mais elle échoue à rencontrer la matière et l’existence donnée à la sensibilité.

 


     Tout se passe comme si en pensant deux entités aussi distinctes que d’une part l’intellection finie et d’autre part des données sensibles finies, on ne pouvait éviter de les penser radicalement extérieures les unes aux autres, de telle sorte que toute tentative de les relier se heurte nécessairement au principe logique du tiers-exclu, bref on parvient à la situation bien connue de Descartes, où il en vient à énoncer que l’union de l’âme et du corps est, par essence, par nature, par définition conceptuelle, impossible et contradictoire, ce qui revient à dire qu’en droit il n’y a pas d’union de l’intellect et de la sensibilité, chez Aristote, ou de l’intériorité libre et de l’objet mécanique chez Descartes, même si Descartes admet que cette union, par essence impossible, est indubitablement éprouvée, de fait, dans l’existence.

 


 

        Plutôt que de prendre ces deux premiers échecs comme de simples échecs, de simples pertes de temps, nous avons cherché à comprendre les raisons nécessaires pour lesquelles les deux hypothèses précédentes échouent : Quelqu’un qui comprend cela est donc déjà en position de trouver la vraie solution pensons-nous. Si nous ne connaissions pas la vérité, nous ne pourrions ni la chercher ni comprendre que nous échouons lorsque nous échouons effectivement. Chacun doit être obscurément éclairé par la vérité dans l’activité même du jugement qui peut s’opérer en lui. C’est certainement le sens du clair/obscur dans l’œuvre d’un Caravage ou d’un Delatour.

 


    Nous avons alors trouvé des points communs à tous ces penseurs, et nous avons trouvé ce qu’il aurait fallu pour que les hypothèses aboutissent.

 


       Qu’aurait-il fallu pour éviter les impasses de Démocrite ? Il aurait fallu que les atomes, au lieu d’être enfermés dans leur impénétrabilité, puissent se transcender eux-mêmes, se tenir en dehors de soi. Mais cette hypothèse est contradictoire. Il est aussi impossible à un atome de se tenir en dehors de soi pour rencontrer les autres atomes qu’à une voiture de se dépasser elle-même ou qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Un étant fini ne peut par sa seule finitude être transcendance extatique.


     Qu’aurait-il fallu pour éviter les impasses de l’onto-théo-logie d’Aristote ? Il aurait fallu que Theos puisse se tenir en dehors de soi de sorte qu’il puisse intuitionner la matière hors de soi pour la connaître, et de sorte qu’il puisse par volonté donner l’existence à la matière, la créer, rattachant ainsi la diversité et la multiplicité des choses à une unité et une identité simples, par quoi une science de l’uni-diversité ou univers serait pensable.

 


         Or si ni Démocrite, ni Aristote ne parviennent à aboutir, c’est peut-être parce qu’ils ne sont pas seulement des antithèses, mais aussi parce qu’ils pensent la même chose. En quoi pensent-ils la même chose ?

 

      -D’abord, ils pensent tous deux la dualité du fini et de l’infini : le fini de la forme et l’infini de la matière, le fini de chaque atome existant en une infinité d’exemplaires dans le vide infini, mais ils ne pensent pas que cette dualité est la différence radicale essentielle : Démocrite pense la différence essentielle comme étant la différence plein/vide, atome impénétrable/vide pénétrable. Les différences entre formes d’atomes, ou de taille, entre les subtils et les grossiers, ne sont alors que des différences particulières sans grande profondeur. Le fait qu’il existe des particules en nombre infini devient aussi un simple fait de réitération incessante, une vaste addition sans limite. L’infini n’est que du fini, mais en grande quantité. Il n’y a d’ailleurs que des quantités et jamais de réelle qualité dans ce modèle, d’où l’énormité consistant soudain à affirmer la qualité dans l’atome pour résoudre tous les problèmes considérables posés par ce modèle en matière d’intelligibilité.

 


   De même Aristote pense la différence radicale comme étant la différence entre Forme pure et matière/forme, ne parvenant à établir un passage entre la Forme Pure, qui n’est pas abstraite de la matière, et les formes particulières qui sont abstraites du couple matière/forme. De plus, il ne devrait normalement y avoir d’infini que dans la matière, chaos impensable selon Aristote, or il y a non seulement un indéfini de la matière mais aussi un infini des formes possibles, cet infini en puissance des formes mathématiques abstraites du couple matière/forme. Cela met grandement en péril le projet de totaliser l’ensemble des formes possibles si les formes sont elles-mêmes contaminées par l’infini qui est inhérent à l’inconcevabilité conceptuelle de la matière. (Une théorie intellectualiste de la matière est un cercle carré.)

 


     -Ensuite ils pensent tous que nous rencontrons d’abord le fini pour envisager ensuite seulement l’infini par un calcul (Démocrite) ou une induction – généralisation à partir du fini (Aristote).

 


     -Ils pensent tous l’infini comme irrationnel, soit comme éclaté en morceaux chez les matérialistes, soit chaotique chez Platon ou Aristote, en puissance et pas en acte, virtuel et pas réel. Aucun n’envisage l’infini comme originairement synthétique, simple.

 


    -Ils pensent tous à l’intérieur d’une logique du tiers-exclu, jugeant illogique toute autre ouverture. Lorsqu’ils envisagent autre chose, ils ne le font que façon Jacques Prévert : « De deux choses l’une, l’autre c’est le soleil… » Bref la sortie des contraintes objectives du tiers-exclu se fait au nom d’une sensibilité irrationnelle basée sur le renoncement à la logique, à la véritable universalité forte, à l’objectivité vraiment impartiale : le jeu de mots gratuit qui ouvre au démagogique domaine de la rêverie et de l’immense merveille des amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics. (Oui, il va falloir envisager de sortir des contraintes objectives du tiers-exclu pour des raisons d’objectivité vraiment impartiale ! Parler d’Amour, de Don, d’intériorité, de transcendance et d’ek-sistance pour des raisons d’objectivité vraiment impartiale, au nom d’une conception vraiment cohérente de la raison qui ne la réduise pas à l’entendement, voilà qui peut surprendre certains préjugés courants, mais c’est bien de cette nécessité là qu’il va s’agir ici. Nous parlerons de subjectivité transcendantale pour dire l'hypothèse de Dieu infini et de subjectivité au sens transcendantal pour l’homme fini, en raison des exigences de la raison impartialement et objectivement universelle.)

 

 


      -Ils pensent l’hypothèse des parties avant le tout ou du tout avant les parties en raisonnant sur des concepts logiques  (le concept de partie, le concept de tout)  et sur des expériences formalisées dans des opérations mentales de représentation calculantes. Lorsqu’ils devinent la nécessité de sortir de la logique du tiers exclu et des concepts maîtrisés pour passer à l’existence, ils s’imaginent rencontrer le fini en dehors de l’infini et vierge de toute influence de l’infini, comme si on pouvait trouver une seule expérience qui nous garantisse que le fini qu’on rencontre ne doit rien à l’infini, et comme si c’était à ceux qui parlent d’infini de donner la preuve qu’ils ont le droit de risquer de dire le fini dans l’infini, et non à ceux qui s’installent dans le fini de donner la preuve qu’ils évacuent légitimement le risque de l’infini, comme s’ils savaient qu’il rencontrent le fini seul sans l’infini. (Il faudra clairement dire ce qu’est une preuve d’ailleurs, et la chose bien regardée est tout à fait singulière et étonnante, tout à fait spirituelle en un mot. Toute preuve étant preuve de quelque chose, toute démonstration étant démonstration de quelque chose, impliquant intuition, discours et volonté, il faudra toujours davantage de liberté au sujet démontrant pour comprendre une démonstration à mesure que ce dont parle cette démonstration sera vaste et riche existentiellement : tout le monde comprendra facilement 2+2=4, un peu moins mais bien aussi que 3 angles 180°, tandis qu’en ajoutant du contenu physique puis métaphysique, on verra la démonstration demander toujours davantage de libération mentale et affective chez quiconque la devra posséder.)

 


 

   -Ils pensent tous que le profond est l’identité idem, l’identité logique A=A. Ainsi de même que l’atome coïncide immédiatement avec lui-même en raison de son impénétrabilité, de même Théos coïncide immédiatement avec lui-même dans sa cohérence qui le prévient de jamais penser la matière ni la rencontrer. Comme si cette cohérence n’était d’évidence complètement stérile. Comme si avec de la cohérence, on pouvait faire de l’existence, faire de l’infini, faire ne serait-ce que la plus simple diversité simplement finie même. Une fois que Platon a dit l’identité ‘monde intelligible = monde intelligible’, il est bien incapable d’en déduire la moindre multiplicité, comme Nietzsche le reproche à toute cette métaphysique conceptuelle, logicisée ou formalisée, dans laquelle le vrai Platon vivant n’est sûrement pas enfermé puisqu’il envisage le Bien au-delà de l’essence, rien que cela ! et consacre des pages et des pages à explorer les impasses du platonisme conceptuel, tout cela entre un banquet et quelques aventures politiques plus ou moins concluantes, auxquelles on doit l’expression : « revenir de Syracuse… » Ce qui n’est pas l’identité idem n’est pensé par eux que comme perte d’identité, altération en un sens négatif : l’entrée dans le temps est une chute, une perte de perfection. Aucun de ces auteurs n’envisage positivement l’altérité comme inhérente à l’identité, ils ne pensent pas cette identité-ipse dont parle Paul Ricoeur, qui est l’identité médiatisée par l’altérité. Le soi-même qui se possède ainsi dans la distance devient une ipséité, un propre, la propriété singulière d’une personne.

 


 

 

   Nous avons fait l’hypothèse conceptuelle que l’atome, fini et en nombre infini, était la partie extérieure aux autres parties qui était à l’origine de toutes les totalités partielles qu’on puisse voir, et cette hypothèse nous a enfermés dans le particularisme de telle sorte que la thèse « Tout est particulier » devenait impensable, osant se prononcer sur le Tout alors qu’elle nie qu’il puisse y avoir une totalité qui soit autre chose qu’une simple partie.


  Nous avons fait l’hypothèse conceptuelle inverse d’après laquelle le Tout, simple, immobile et cohérent, précédait les parties, mais la stérilité de cette hypothèse nous a condamné à juger la riche diversité du donné sensible comme purement irrationnelle. Ce tout n''était d'ailleurs pas le tout puisqu'il avait le particulier, le sensible, l'imparfait, en dehors de lui, ce qui faisait mettre l'universel ici, le particulier autre part, au risque de particulariser l'universel, séparé du sensible et renvoyé à une région à part, abstraite.

 


     La première hypothèse se donne la multiplicité mais échoue à produire aucune synthèse de présence, aucune évidence qualitative. La seconde hypothèse est cohérente, mais pauvre en diversité, stérile. Ces deux hypothèses bornées ont la même lacune : elles ne peuvent penser l’ek-sistence, le se-tenir-en-dehors-de-soi, parce qu’elles le jugent impossible, contradictoire, et aussi irrationnels que notre désir d’extase, car elles croient totalement irrationnel le Désir, alors qu’il ne l’est que partiellement, et qu’il va falloir penser son rapport à la volonté, qui elle est rationnelle. (Il faudra distinguer les désirs particuliers de fusion et le désir d’altérité, que nous supposerons être la volonté d’un Autre, d’où sa non transparence au sujet fini qui consent à l’écouter. Il faudra prendre au sérieux de manière plus fine et conséquente que Freud ne l’a fait le rapport du Désir à l’impossible et sa puissance de création, qui ne saurait en effet venir de ce qu’il est désir, mais qui peut venir de ce qu’il est Volonté d’un Autre.)

 


 

      Nous en arrivons donc à formuler cette hypothèse : celle d’après laquelle il existe éternellement un infini antérieur au fini, qui existe éternellement en vertu de son infinité antérieure au fini, et qui a pour propriété essentielle de se tenir en dehors de soi, d’être extatique, d’ek-sister. Nous osons donc faire l’hypothèse absolument incroyable et totalement originale, inouïe, tenez-vous bien si vous habitez à Saint-Germain des Prés en 1950, que l’existentialisme aurait été inventé avant Jean-Paul Sartre, probablement à divers endroits du monde depuis des millénaires par un certain nombre d’individus géniaux spéculativement et qui n’ont pas écrit grand’chose, et qu’il a trouvé sa forme littéraire déjà très aboutie dans un récit à quatre mains dont le chef d’orchestre très discret serait pour le moins empirico-transcendantal, très empirique vraiment, transcendantal tout autant.

 

 

 

     Nous allons donc développer cette hypothèse comme nous l’avons fait pour les précédentes, et nous ne cesserons de la développer que lorsque nous nous serons heurtés à l’impossibilité de la poursuivre légitimement. ( De fait, il se pourrait que, qui que nous soyons, nous nous interrompions avant, mais nous ne savons ni le jour, ni l’heure…)


 

                  La suite va dire que l’infini antérieur au fini est trinitaire, qu’il est amour, qu’il aurait pu ne pas créer, n’en avait nul besoin, a donné gratuitement l’existence au fini, en vue d’inviter le fini à consentir à l’infini qui est Gloire, que toute l’histoire de l’univers n’est absolument rien d’autre qu’une histoire d’amour entre une liberté infinie et la possibilité d’être choisie librement par une liberté finie non parce qu’elle est éternelle, omnisciente, omnipotente, mais simplement parce qu’elle est amour. Il s’agit donc de comprendre toute la matière, le big-bang, l’émergence du vivant, non comme un intelligent design ni comme le développement d’un plan, ce qui relève évidemment de la représentation anthropomorphique naïve et simpliste, mais comme quelque chose qui a un sens autrement que par un plan. Bien sûr beaucoup sourient déjà de voir à quel point de telles idées peuvent être la réalisation de notre désir le plus puissant, et s’étonnent qu’on puisse se fixer un tel programme en prétendant à l’objectivité la plus impartiale. D’autant que tout le monde aura reconnu le christianisme et que chacun sait déjà sans doute ce qu’il convient d’en penser.  Mais le minimum d’honnêteté intellectuelle réclame quand même de laisser à celui qui parle sa chance et de chercher à comprendre son argumentation dans une attitude de vigilance bienveillante, au cas où ce qui parait suprêmement absurde ou impossible, irréaliste, serait quand même véritablement sérieux. La possibilité reste ouverte de savoir si les très nombreuses critiques du christianisme ne sont pas autant de caricatures du christianisme, d’une part, et de savoir d’autre part de quel christianisme nous parlons puisqu’il existe de fait non seulement des christianismes, catholique, protestant, orthodoxe, mais des catholicismes, des protestantismes, des formes de christianisme orthodoxe. (Qui s’ajoutent à la pluralité des monothéismes, eux-mêmes complexes dans chacune de leurs variantes, qui s’ajoutent à la complexité des métaphysiques non religieuses qui affirment elles-aussi un infini antérieur au fini capable d’expression ou d’émanation.)

 


    Car enfin de quelques choses l’une, ou bien je suis un fou inconséquent, ou un idiot souffrant de graves déficiences intellectuelles, ou bien je ne suis pas honnête,  ou bien au contraire je vois quelque chose que j’aimerais offrir pour la simple et puissante joie de le donner, et ce quelque chose que je vois, comprends et fais, je crois que d’autres peuvent le voir, comprendre et faire, et s’en porter mieux pour eux-mêmes et pour les autres. Et toujours dans le projet de garder un degré de certitude comparable à celui de la géométrie, qui fera plus tard l’occasion d’un examen dans le cours sur la démonstration.

 


 

    Il faut donner maintenant le plan de développement de cette hypothèse n° 3 ; celle de l’infini extatique antérieur au fini, compris comme notion transconceptuelle risquée. Mais est-ce vraiment une hypothèse ou une conviction de l’auteur de ces lignes ? L’auteur y est-il venu par la raison seule ou par quelque éducation particulière, visiblement teintée de christianisme ?


 

       Soyons clairs : au départ c’est une hypothèse, rien d’autre qu’une hypothèse, aventureuse et risquée. Si on isole une sphère de l’intellection strictement conceptuelle, alors cela restera toujours une hypothèse, de même officiellement et publiquement, cela restera toujours une simple hypothèse, donc politiquement ce ne sera jamais qu’une hypothèse, au sens visible et institutionnalisable du politique vu sous sa face contractuelle.

     Par contre chacun est seul juge d’appréhender à quel moment pour lui cela peut devenir autre chose qu’une hypothèse, à devenir par exemple une intuition médiate/immédiate (comme toute intuition) médiate par histoire, cheminement, progression, détour par le langage, autrui, le corps et son travail secret, et immédiate par synthèse intuitive de ce cogito temporel incarné irréversible traversé par l’infini antérieur au fini (comme toute chose d’ailleurs.) Car l’intuition est proprement intime, secrète et inexprimable par concepts (comme l’a vu Bergson) seulement dicible dans une parole risquée sans laquelle elle ne saurait être intuition d’un sens explicite (aspect sur lequel Bergson est un peu moins clair il faut l’avouer). Ce côté mystique n’est pas politique, l’intuition de la présence ne peut figurer dans aucun contrat ni être un préalable à aucune action politique instituable, quoique sans intuition il n’y aurait pas de politique, ce qui fait que le contrat, nécessaire, n’est jamais tout le politique.

 

 

 

 

  Dernière clarification sur l’enjeu et l’ambition de cet essai.

 

    Enjeu/ambition : Il s’agit de se confronter à la difficulté de la philosophie : comprendre comment ce qui semble une particularité parmi d’autres (le corps humain) peut  être le lieu de ce qu’on appelle la conscience, lieu de la parole, lieu d’un vouloir, dont on remarque qu’ils sont tous trois conscience de quelque chose, parole qui dit quelque chose de quelque chose, volonté de quelque chose, selon une modalité singulière par quoi ils dépassent le simple fait de leur existence compris comme un fait particulier.

 


             Celui qui est conscient en effet est spontanément ouvert sur un réel qui se présente comme dépassant la conscience qu’il a de lui. Celui qui parle dit davantage que ce qu’il dit expressément et sa parole n’est jamais un bruit particulier seulement mais dit quelque chose qui dépasse le cadre de son énonciation. Dire e=mc2 revient à envisager que l’énoncé vaudrait partout toujours et pas seulement ici maintenant dans la particularité, même « passe-moi le sel » dit déjà que tu existes avec moi, la table et le sel dans l’unique réalité qui contient tout, si vraiment c’est une parole. De même le vouloir engage le réel au-delà du simple mouvement particulier contrairement à un éternuement. Il existe aussi des degrés qui vont du bavardage à la parole, de la conscience psychologique semi-éveillée à la grande vigilance, de la velléité au vouloir porté par toute la détermination des puissances conscientes et inconscientes de la personne. Des degrés de perception animale et de volitions sont envisageables, ainsi que d’expressivité, qui ne sont pas la conscience explicite, la parole dite, la volonté en pleine possession de son sens.

 

 

 

               Bref faisons l’hypothèse qu’il existe une transcendance en nous qui nous traverse, mais qui n’est pas nous : un Autre. La difficulté sera : comment une forme finie peut-elle dire l’infini qui la traverse ? C’est à peu près la même question que : comment un nombre limité d’atomes peut-il dire que tout est atomes et qu’il existe une infinité d’atomes dans un vide infini ? ou Quelle forme particulière peut penser toutes les formes voire l’infinité des formes ?

 


   De même lorsque Heidegger dit : il existe un étant, l’homme, qui est ouvert à la différence ontique/ontologique, on a envie de lui demander : n’existe-t-il pas une forme ontique particulière chez l’homme qui explique qu’il soit ouvert à la différence ontologique, et pas le haricot vert, la mouche ou le chimpanzé ? Par quelle différence ontique l’homme est-il ouvert à la différence ontologique ?

 


      De même la question se pose au philosophe qui admet que la Différence Radicale est la différence infini/fini : quelle différence finie fait que l’homme est ouvert à la différence infini/fini ? (sachant que le chien ou la baleine n’y sont point ouverts.)  Il faudra se confronter à cette question.


C’est la plus difficile, mais c’est une question de bon sens. Elle garantit que la réflexion ici présente est bien de type philosophique.

 

 

Développement de l’hypothèse n° 3 : l’hypothèse d’un infini antérieur au fini, transconceptuel et extatique.

 

                    Que se passerait-il s’il existait un tel infini ?

 

D’abord il serait irreprésentable, on ne pourrait s’en faire d’image.  Inconcevable, il ne serait contenu dans aucun concept et tout signe pour le dire devrait être barré :  l’infini antérieur au fini devrait s’écrire avec un rature dessus, une biffure en croix.


Ensuite, il serait présent. Le nier obligerait à finitiser l’infini, le borner de sorte qu’il soit ailleurs mais pas là, ici, maintenant.


 

              Il est donc présent mais on ne le voit pas, il n’est rien de particulier donc il est présent comme s’il était absent. Il nous affecte mais nous ne sentons rien de particulier.


 

         Que fait-il ? Il ne fait rien de particulier tant qu’il est seulement l’infini. Mais ne rien faire de particulier ne veut pas dire ne rien faire, de même ne rien sentir de particulier ne veut pas dire ne rien sentir, car il existe aussi la catégorie du singulier. S’il se meut, son mouvement est universel, total, infini, et non partiel. Nous ne pouvons donc le concevoir. (Soit l'absolu est immobile par absence de mouvement, c'est Theos contemplation, soit il est immobile parce qu'il ne fait aucun mouvement particulier, immobile parce que son mouvement est infini: c'est un mouvement, mais il n'est pas particulier, ni fini.)


 

    Si nous cherchons à concevoir l’infini extatique faisant l’acte de se tenir en dehors de soi ou de se donner, de se vider de soi-même dans une Kénose, nous allons dessiner l’infini quelque part, avec des contours finis, et nous allons l’imaginer dépassant ses contours parce qu’il se transcende, se tient hors de soi. Or de contours il n’a dans l’hypothèse aucun. Il ne saute donc pas par-dessus.

 


   Nous l’allons représenter comme se jetant hors de ses contours dans une direction, mais il part en toutes directions, n’est nulle part en particulier, sort de soi à une vitesse infinie, ou à aucune vitesse en particulier.  Bref l’infini est irreprésentable. Pourquoi alors inventer l’hypothèse d’une chose irreprésentable alors qu’on ne sait pas de quoi on parle ?


  Pour plusieurs raisons, que nous allons tenter de dire toutes, au moins autant que nous pourrons.


 

          D’abord parce qu’il y a de l’irreprésentable, notamment la présence. Un arbre particulier est là où il est, il a des propriétés générales comme le fait d’être composé d’atomes, ce qui est en général le cas des étants perceptibles, et il a des propriétés peut-être universelles comme l’interaction avec les autres étants, mais sa présence dans la distance, son apparaître, n’est ni un étant quelque part, ni une propriété générale ou universelle des étants, son apparaître, l’évidence de l’arbre, est singulier. On peut représenter tout ce qu’on voudra mais pas la présence de l’arbre.

 


          Ceux qui disent que nous ne voyons pas l’arbre mais que nous avons une représentation de l’arbre dans la tête ont sans doute raison, ontiquement parlant, mais le problème reste inchangé : que je laisse le monde là où il est, hors de moi, avec l’arbre, ses racines dans la terre, sous le ciel au-dessus de ma tête, ou bien au contraire que je transporte tout ce monde dans ma tête en l’expliquant comme une représentation d’un hypothétique monde extérieur = ?, de toute façon il y a quelque chose quelque part qui n’est pas une représentation et qui n’est pas représentable, c’est la présence.


 

     Si je laisse le monde hors de ma tête avec en lui au milieu ma tête, ou que je transporte le monde dans ma tête, il existe un invariant : regardons les deux hypothèses, voyons l’invariant.


    Je laisse le monde hors de ma tête : dans ce cas cela veut dire que je me tiens en dehors de ma tête et que je vois l’arbre lui-même là-bas dans le monde, hors de ma tête : je me transcende, je me tiens extatiquement hors de moi-même ! Etonnant ! Cet étonnement serait la découverte de la différence ontologique au plus proche de moi qui fait tout entrer, tous les étants, dans la clarté de l’Apparaître : merveille des merveilles ! Singularité du champ de présence qui n’est rien de particulier : ni une forme particulière, ni une propriété particulière commune à la grande majorité des étants particuliers (le général) ni une propriété particulière commune à tous les étants particuliers (l’universel de la science), mais un énigmatique champ de présence qui met toutes les particularités à distance, de sorte qu’elles apparaissent chacune comme des particularités, et que leurs propriétés apparaissent comme générales voire comme peut-être universelles.

 

 

 

                                       Ni particulier, ni général, ni universel, l’apparaître de tous les étants est singulier, il se donne en échappant aux prises de la représentation, de la pensée calculante. Le singulier ici est bien autre chose que l’anomalie génétique de la page 525 de votre manuel, qui n’est qu’une particularité à exemplaire unique, il s’agit de La Singularité, qui n’est aucune particularité et n’a aucun contour précis, n’existe pas sous forme d’un étant qu’on puisse rattacher aux autres par des liens observables : c’est la différence radicale, la singularité, vraiment étonnante, par quoi les étants apparaissent comme les étants qu’ils sont et comme étant. 

 


 

     Je fais rentrer le monde dans ma tête et dis que ce n’est pas le monde que je vois, puisqu’il est incohérent de se transcender, mais que c’est une représentation du monde, dans ma tête, que je vois. Mais lorsque je regarde cette représentation (avec quels yeux la regardé-je ? Certainement pas avec ceux qui sont hors de mon cerveau…) je vois manifestement l’arbre devant moi, à distance, et d’autres arbres nettement sur ma gauche ou ma droite, et leur présence dans la distance n’est pas à son tour une représentation. Même si c’est la présence d’une représentation et que je suis au beau milieu de ma représentation, la présence en évidence de ma représentation n’est pas une représentation mais bien sa présence. L’arbre qui est dans ma représentation a une certaine présence-dans-la-distance qui n’est pas une représentation dans la représentation mais la présence d’une partie de ma représentation, sur fond de totalité obscure, floue, confuse, comme dans une description de phénoménologie husserlienne et non pas heideggerienne.

 

               On butte de toute façon sur un irreprésentable : l’irreprésentable existe bien, il est une condition de toute présence. Comment peut-il exister du singulier dans le particulier ? S’il n’y a que du fini, comment peut-il y avoir du fini qui n’apparaît pas et ne peut pas apparaître ? Ne serait-il pas rationnel de reconnaître que ce qui ne peut pas apparaître est l’infini lui-même ?


      En s’enfermant dans la différence ontologique, on s’interdira de nommer un étant qui soit la différence ontologique, mais dans ce cas aucune différence ontique ne pourra être explorée puisque l’essentiel sera à chercher dans la différence ontologique. Si par contre on admet que Dieu est un étant, et que son infinité est une propriété ontique, alors on pourra comprendre qu’un étant puisse générer les autres étants et les éclairer de manière irreprésentable car l’infinité ontique sera irreprésentable. Dans l’étant, il existera une différence radicale, la différence infini/fini, qui sera aussi radicale que la différence ontique/ontologique chez Heidegger, mais qui ne sera pas irrationnelle car elle sera rattachable à la nécessité que l’infini, s’il est antérieur au fini, soit irreprésentable et présent à la totalité du fini. L’infinité antérieure au fini est alors une propriété ontique irreprésentable, singulière, mais rationnelle et compréhensible.

 

 

                Qu’est-ce que la raison ? La Raison est l’infini lui-même, et notre ouverture à la Raison, notre raison, est l’ouverture sur l’infini. Lorsqu’elle ne s’intéresse qu’à du fini, alors la Raison devient l’entendement : tout cela serait rationnel et clair du point de vue du sens, même si l’on comprend qu’il ne s’agit pas de se représenter quoique ce soit ici à propos d’infini antérieur au fini.


 

                Ainsi l’hypothèse a-t-elle du sens : nous risquons de penser un infini antérieur au fini parce que nous avons conscience d’être finis. Or nous qui sommes finis, nous voyons que notre champ de conscience est ouvert au-delà de lui-même : nous voyons que le réel est plus vaste que ce que nous en voyons. Même Démocrite qui dit que nous sommes finis et composés d’un nombre fini d’atomes dit que l’univers est composé d’un nombre infini d’atomes dans un vide infini. Même Aristote qui dit qu’on ne peut penser la matière pense lui-même la matière comme impensable. Aristote est plus fort que son Dieu THEOS, car THEOS ne pense pas la matière, alors qu’Aristote la pense. Il dit qu’on ne peut la définir et il la définit comme chaos. Bref Aristote pense la matière (combinée à des formes partielles) comme la condition du passage de la puissance à l’acte, tandis qu’une forme pure serait tout en acte, une matière pure total chaos. Même s’il ne peut contenir la matière par des concepts logiques (on ne pense pas la matière, elle nous affecte) Aristote la pense comme il pense l’infini en puissance. Aristote établit une relation sévèrement liée entre matière, temps et infini, qui sont tous les trois irreprésentables, et les rejette en dehors du divin.

 


                 Or il suffit de dire que l’infini qu’Aristote rejette en dehors du divin est précisément Dieu lui-même pour comprendre la rigueur conceptuelle d’Aristote : on ne pense pas Dieu par concepts, on est effecté par lui, on le rencontre en présence : Me voici. La singulière présence de l’infini irreprésentable serait ce qui éclaire le fini sans qu’on puisse voir comment puisqu’il est irreprésentable. Cette hypothèse nous permettra aussi d’éclairer le fait qu’il existe deux sortes de temps, l’un visible de l’extérieur qui s’appelle le devenir, ce temps cosmique seul connu des grecs, cyclique et résultat du passé, l’autre strictement intérieur qui s’appelle la présence ou présent vivant, éclairé par le possible. Nous sommes de fait au croisement de ces deux sortes de temps, et n’énonçons sur la question que des idées confuses la plupart du temps.


 

 

     Que fait l’infini antérieur au fini, quelle est sa propriété essentielle ?


 

           D’abord il n’est ni petit ni grand, grand et petit étant des propriétés comparatives du fini, l’infini est incomparable parce que singulier : il n’y en a qu’un (singulier, pas pluriel) et il est mystérieux (à la fois singulier et pluriel, il est contradictoire pour la logique du fini, celle du tiers-exclu et des concepts logiques). Il n’y a que l’infini antérieur au fini qui soit à la fois singulier et pluriel, alors que le fini est ou bien singulier, ou bien pluriel, mais jamais les deux. (De même un étant fini est ou bien une particule, ou bien une onde, mais ne peut pas être les deux à la fois, à moins qu’il ne soit un étant fini traversé par l’infini qui lui donne l’existence et qui au passage laisse en lui la trace de sa présence irreprésentable.)

   

        Cela signifierait qu’une physique qui rencontrerait des particules qui seraient à la fois des particules et des ondes serait allée profond dans le fini, de sorte qu’il n’existerait guère de particules plus petites, ce serait même là le signe qu’on a touché au profond du fini. De même on touche au profond du fini quand on pense que l’immobilité absolue des particules est un absolu d’immobilité, et qu’on ne peut faire plus froid que -273,15°c, soit 0°K, parce qu’on ne peut faire plus immobile qu’immobile. Lorsque Claude Allègre, proposant gentiment un peu de science pour tout le monde, dit dans un chapitre que tout est relatif, puis aborde le zéro absolu dans un autre, on se demande si l’obscurantisme est du côté de la religion qu’il critique sans bien la comprendre ou s’il ne serait pas aussi un peu de son côté à lui. D’ailleurs, quand on veut donner un peu de science à Mr Toutlemonde, faut-il consacrer autant de pages à critiquer la religion ? comme si on voulait renverser une autorité pour laisser la place à une autre.

 


        N’étant en lui-même ni petit ni grand, il sera, s’il vient à créer le fini, comparativement au fini auquel il aura donné l’existence, plus grand que ce qui est grand, plus petit que ce qui est petit. Nous verrons que les Anciens pensaient la présence de Dieu dans le fini comme une présence par mode de Schekinah, et qu’ils la définissaient ainsi : localisation maximale de la présence, désignée par un espace ouvert. Nous allons consacrer un développement spécial à la Schekinah, en raison de son étonnante richesse à dire la situation que nous expérimentons effectivement.

 


         Il peut exister plusieurs infinis postérieurs au fini, il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini : Descartes l’a dit, Spinoza aussi : plusieurs infini extérieurs les uns aux autres se limiteraient les uns les autres et seraient finis. Si l’infini est infini, il est singulier. On peut penser en lui, on ne peut jamais penser en dehors de lui.

          Descartes et Spinoza aussi s'accordent à dire que l'infini antérieur au fini peut transcender la contradiction:  Pour un ensemble fini, et même pour l'infinité des ensembles finis, il serait contradictoire de dire qu'il contiennent autant de pairs que d'entiers, mais dès qu'on se risque à faire le saut dans l'infini, on aboutit à ce paradoxe que la contradiction disparaît: dans l'infini des entiers, il y a autant de pairs que d'entiers, et il ne peut en être autrement à moins de finitiser un infini pour qu'il soit plus petit qu'un autre infini, ce qui contredirait qu'il soit infini. Il faudra voir de plus près ce qu'est un discours logique, et ce que signifie "se contre-dire" ou "ne pas se contredire", donc voir de plus près ce qu'est "dire" et ce qu'est la distance entre le dire et ce dont il parle.

 

 


     Il peut exister une infinité de droites, une infinité d’atomes, une infinité d’étoiles, une infinité de choses finies, mais il n’existe qu’un seul infini antérieur au fini, sinon il n’est pas infini. Ce raisonnement n’est pas un raisonnement de logicien à la Leibniz ou à la Hegel, c’est un raisonnement ancré dans une intuition de la présence ouverte, à la Descartes ou à la Spinoza, une intuition qui n’est pas un concept logique.


       S’il n’est ni petit ni grand, il est transcendance : il fait ce que ne peut le fini, il se tient en dehors de soi par don.

 


                 Que fait l’infini ? L’infini se donne. En se donnant infiniment, il se perd infiniment, se vide infiniment de soi-même, pour engendrer par ce don un tout autre, puisque son don est infini. Mais en se donnant infiniment soi-même, se mettant totalement à distance de soi, que donne-t-il ? Soi-même. Il se donne, il est don de soi. Dieu qui se donne donne Dieu qui se donne. Le don de soi infini donne quoi ? Il donne le don de soi infini. Celui qui est engendré par ce don est donc lui-même don de soi : de même nature que la volonté qui l'engendre, engendré et non pas créé.

 


   Cette hypothèse est donc très ressembante à ce qui existe sous forme de dogme dans la théologie, qui appelle Trinité l'infinité divine. Le Père se donne infiniment au Fils, le Fils se donne infiniment au Père, leur don l’un à l’autre, leur être ensemble dans la distance, n’est pas une addition, mais un acte de transcendance, de même qu’une droite n’est pas une addition de points mais la translation du point infiniment petit. Cette dynamique de transcendance est celle dans laquelle le tout dépasse la somme de ses parties, le Père et le Fils ne sont pas deux mais trois, leur être ensemble est une troisième personne : le Saint-Esprit. Mais ici nous raisonnons sur une hypothèse, nous ne pouvons nous prononcer sur des faits auxquels nous pourrions adhérer comme s'ils étaient réels, ce n'est donc pas une théologie religieuse. De plus nous n'avons que la réflexion, l'intuition, et l'observation des faits finis observables: nous ne pourrons donc affirmer que Marie était vierge ou sans péché, ni que le prophète est inspiré par Dieu pour écrire le Coran. Dans l'hypothèse où Dieu aurait posé de tels actes par son libre arbitre, nous n'avons aucun moyen philosophique d'accéder à des décisions qui sont libres. Nous pourrions tout au plus défendre leur possibilité, ou trouver des traces aptes à rendre plausible leur réalité, mais non les déduire de l'hypothèse de l'infini antérieur au fini.


 

             Voilà qui est apparemment bien irrationnel, totalement invraisemblable, et l’on devine bien le soupçon d’anthropomorphisme de cette structure qui ressemble à la structure Je-Tu-Il qui est celle de la relation avec autrui, ou du dialogue moi-autrui dans lequel notre être ensemble est davantage qu’une addition de deux solitudes. Mais la question est, c’est bien connu, de savoir si c’est l’homme qui a fait Dieu à son image ou Dieu qui a fait l’homme à son image, et il est bien connu qu’on ne peut trancher rationnellement ce genre de question, qui de la poule ou de l’œuf, et ça se finit souvent par une grosse blague subtile par quoi c’est la poule qui fit lo s’œuf…comme c’est le poussin de Diderot qui philosophe puisque toutes nos actions, il les fait, toutes nos affections, il les a…Or il faut s'en tenir strictement et méthodiquement à l'hypothèse sans se laisser d'emblée parasiter par mille impressions factuelles remplies d'enjeux plus ou moins idéologiques, sinon le raisonnement est assuré de perdre toute l'impartialité dont il a besoin.

 


            Mais est-ce vraiment si irrationnel et si anthropomorphique, ou bien est-ce la raison elle-même qui est ainsi, de sorte que l’homme serait cet étant fini qui est vraiment ouvert sur un infini qui le dépasse, et par des médiations qui font sens et qu’il peut comprendre dans la sérénité avec son intelligence, la même avec laquelle il fait des œuvres d’art, des hypothèses mathématiques ou physiques, des interrogations morales, et mille autres choses encore bien merveilleuses ?


 

     La question est de savoir si le trois est lié au rapport fini/infini, de sorte qu’il y aurait au milieu le fini, et de part et d’autre deux extrêmes, qui feraient trois, ou si le trois est le signe de la transcendance, déjà valable pour l’infini avant qu’il ne laisse sa trace dans le fini.

 


    Question d’autant plus difficile que le trois dont il s’agit ici n’est pas le trois arithmétique, mais justement le trois de l’acte de se transcender.


 

    Mais il est surprenant que la conscience, ou intuition, évidence, d’une part, la parole, ou discours, langage, signification discursive, d’autre part, et enfin la volonté, ou force de travail, énergie de l’acteur, soient trois aspects inséparables l’un de l’autre pour faire un sujet complet, alors qu’ils ne sont en rien deux extrêmes avec au centre un milieu.


            Il est frappant qu’à chaque fois où l’on doit passer du particulier à l’universel, ou envisager un mode d’ouverture non refermé, on se trouve confronté au trois. Un, deux, plusieurs… Singulier, duel, pluriel… le vrai pluriel, où l’on sort du face à face, commence à trois. Avec autrui, tant qu’on n’est que deux, on est deux solitudes, ce n’est que quand on se risque l’un et l’autre dans la relation qu’on devient un être ensemble et qu’on est alors trois : Toi, Moi, et notre Etre ensemble qui n’est ni toi ni moi et qui rend passionnant l’échange parce que je te dis des choses que je ne savais pas vraiment, et tu me dis des choses que tu ne savais pas vraiment : ce n’est que quand on est deux à être risqués qu’on peut former un tout qui transcende la somme de ses parties, la transcendance ne peut commencer qu’à trois.  

 

       Surtout que le trois trinitaire n’est pas seulement un centre et deux extrémités, mais le fait que chacun des trois contienne en lui-même les deux autres. C’est vrai des trois dimensions de l’espace qui n’est qu’espace, longueur, largeur et profondeur, des trois figures du temps soit passé, présent, futur, soit possible, passant, présent, des trois personnes au singulier comme au pluriel, je-tu-il, nous-vous-ils, ou des trois pouvoirs : législatif, exécutifs, judiciaire.  Husserl a décrit aussi le cogito-cogitationes-cogitata comme forme simple de l’intentionnalité, qu’on appellerait aussi projet-objet-sujet,  mais d’un seul jet. Or à chaque fois, on a trois pouvoirs ou trois instances qui doivent être très nettement distincts, et pourtant inséparables.

 


    Lorsque Montesquieu parle de séparation des pouvoirs, et que Rousseau dit que la volonté générale est simple et irreprésentable, indivisible, qui a raison ? Les deux. On ne peut séparer les trois pouvoirs, parce que le législateur au moment où il dit la loi doit savoir si elle sera applicable (faire) et si on pourra en juger (voir), l’exécutif doit connaître la volonté du législateur et juger un minimum qui est concerné ou pas par une application avant d’en venir au jugement, et le judiciaire doit lui aussi savoir ce que font les deux autres pouvoirs. Mais il faut séparer les particuliers à qui on confie ces pouvoirs, séparer les égoïsmes qui ont la charge du politique, si l’on veut éviter la partialité et l’injustice.

 


         De même le géomètre doit avoir l’intuition de l’espace, mais s’il part du point infiniment petit il ne pourra le voir, il faudra le dire dans un discours qui définit le point : une zone de l’espace sans étendue, et il faudra une volonté pour vouloir le point infiniment petit : or ces trois choses distinctes sont cointérieures les unes aux autres : toute conscience est parlante et a une force intentionnelle de concentration, tout discours doit avoir un référent intuitif à un moment, un particulier de base, et toute volonté suppose une vision des objectifs et un langage pour se dire, bref comprendre c’est toujours à la fois voir, dire, et faire : vous voyez ce que je veux dire ?

 


   Bref vouloir, dire et faire sont aussi intérieurs l’un à l’autre, aussi distincts et aussi inséparables que le sont le Père, le Fils et le Saint Esprit, qui sont chacun les deux autres, si bien qu’il n’y a pas trois divinités mais un seul Dieu, la Trinité, simple comme l’acte de se donner infiniment, simple comme la présence à soi-même dans la distance, simple comme l’identité médiatisée par l’altérité.

 


    Il y a un et il y a trois en même temps. La tradition qui a affirmé cela l’a défendu durablement et a toujours jugé qu’il s’agissait là d’un impossible. Les Evangiles disent clairement que le don est impossible, et qu’il est incohérent. Mais ils disent clairement que cet impossible incohérent est le Réel par excellence, la Grâce, l’Amour, et qu’il est la puissance par quoi tout tient ensemble, et sans quoi il n’y a rien.

 


    Est-ce naïf de croire que sans confiance il n’y a rien ? Que sans amour on n’est rien du tout ? Est-ce donc si naïf aussi et si mensonger le Père Noël ? N’y a-t-il pas une vérité de toutes ces affirmations sur la nécessité de l’altérité pour faire du réel ? Le réel n’est-il pas ce qui résiste à ma volonté et à mon effort pour le maîtriser ?

 

 

 

     Si l’institution politique veut la justice et que la justice suppose qu’on dépasse le simple particulier pour donner puissance à une forme d’universel qui dépasse la simple addition de parties, qui soit autre chose que la somme des égoïsmes d'une part, ou la somme des intérêts particuliers limités à leur particularisme, alors l’institution politique sera amenée à affirmer des valeurs transcendantes sans pouvoir les prouver, et entrera par cette transcendance dans la trinité du dire, voir et faire, du législatif, judiciaire, exécutif. Elle devra risquer une légitimité par-delà le légalisme et faire chaque fois revivre le discernement intersubjectif qui rend possible de réveiller l'esprit d'universalité de la loi qu'aucune lettre ne peut écrire et contenir par concepts. Si la connaissance scientifique suppose une transcendance par laquelle on envisage la connaissance théorique comme étant autre chose qu’une addition de particularités, alors elle entre dans cette trinité du voir, dire, faire, par quoi on veut, dit et situe intuitivement le point, on le met volontairement en translation rectiligne (une dimension) puis translation de la droite (le plan, deux dimensions) puis translation du plan (le volume, trois dimensions) or l’espace est complet à 3D de même que le sujet est complet s’il est à la fois force, intuition, signification. Elle entre dans cette recherche risquée par laquelle la pensée des physiciens, la falsifiabilité exposée à l'observation intuitive, est une démonstration commencée qui exige la foi en la possibilité de l'achever, au moins à titre d'horizon.

 


     On ne peut rien rajouter à cela mais on ne sait pas pourquoi parce qu’étant fini on ne peut rendre raison de l’existence et de l’infini. On ne peut qu’effectuer des déductions sur la base d’un donné venu d’on ne sait où : un donné, le résultat d’un don. Même les informaticiens travaillent avec des données, des data…Ainsi on trouve rationnel de parler partout de données et de nier tout don, tout cadeau, tout présent. Mais l’unité des trois, c’est le don, le présent.

 


    Dans la présence, il y a déjà les trois dimensions de l’espace, mais le sujet fini ne le sait pas, car il faut représenter l’espace à partir du point pour découvrir que l’englobant de départ était tridimensionnel.  Ce n’est qu’après s’être représenté l’espace qu’on le connaît, et qu’on connaît que la présence n’est pas représentable. Il faut donc se représenter pour s’approprier l’irreprésentable comme cadeau, comme don ou présent. L’espace perçu n’est pas connu, il est rencontré et vécu et n’est pas connu tridimensionnel. Ce n’est que par représentation qu’il apparaît tridimensionnel.

 


     Il n’y a qu’un seul infini, qu’une seule trinité, qu’un seul présent, qu’une seule singularité, qu’une seule réalité qui contient tout. L’espace, le temps, la conscience-parole-volonté, sont donc une seule chose, le Corps, qui peut être soit infini : corps spirituel infini de la Trinité, ou Corps Glorieux, déjà énoncé dans ces termes précis par Saint-Paul il y a deux mille ans environ, ou corps humain spatio-temporel, qui parle, intuitionne et veut consciemment.

 


    La Trinité est à la fois singulière car il n’y a qu’un seul infini antérieur au fini, et plurielle puisqu’il y a trois personnes distinctes dans le soi-même. A la fois activité de se donner et passivité de se recevoir soi-même d’un Autre. Se donnant totalement , l'infini se reçoit totalement de son don. La Trinité est à la fois individu et société. A la fois tout et rien. A la fois substance et relation. A la fois soi-même et un autre, donc identité et altérité. L’infini transcende la contradiction parce qu’il n’est pas enfermé dans les limites du fini, il n’a pas à les transcender puisqu’il est toujours déjà au-delà de ces limites par son infinité originaire simple inconcevable et irreprésentable.

 


 

                     La conséquence est pour nous la possibilité d’un étonnement infini devant l’existence : il est infiniment étonnant qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, et infiniment étonnant que nous en ayons conscience, ou que nous parlions ou que nous bougions volontairement nos mains. Notre volonté finie et notre désir fini sont tous deux médiatisés par une volonté infinie qui fait transcendance, ce dont nous sommes incapables par nous-mêmes.   Le désir qui nous traverse n’est pas un besoin qui peut se satisfaire, mais désir d’altérité et d’infini, qui désire l’insaisissabilité du désir d’autrui. Nous désirons donc l’impossible, désirons être Dieu à égalité avec Dieu, même si nous refoulons ce désir qui nous fait peur, ou si ce désir est encore enfoui et masqué par des expériences de fusion avec le fini. Nous désirons l’impossible de nous donner et de recevoir un autre, de fusionner tout en étant dans la distance forte, ef-fusion de joie.

 


    De là la vérité que le don est impossible, qu’il contredit la logique, qu’on ne peut ni le prouver ni le voir. Mais c’est vrai aussi de la conscience, qui est impossible, contredit la logique, et on ne peut ni la prouver ni la voir. Même chose pour la parole et pour la volonté.

 


     C’est la raison pour laquelle tant de philosophes nient la conscience, la parole, la volonté, et disent qu

e nous ne sommes qu’impressions psychologiques, que bavardage dénué de sens, que jouet de nos désirs ou de notre inconscient, la volonté n’étant qu’une illusion. Jamais vous ne prouverez que vous êtes conscients, ni que vous parlez, ni que vous voulez, ni que vous donnez, ni que vous aimez : car si ces choses existent objectivement et réellement, alors vous ne pouvez les prouver, car une preuve est un fait logique construit sur des concepts, or la logique et les concepts sont bornés, limités, incapables de contenir le réel qui les transcende totalement. C’est pourquoi tant de gens croient que la raison est ennuyeuse, parce qu’ils la confondent avec l’entendement et sa logique formalisée, binaire ou même trivalente ou quadrivalente, qui reste une arithmétique du fini sans transcendance ni enthousiasme. Il ne faut pas exclure le tiers et rester dans le fini, il faut prendre le risque de l’infini.

 


 

      Que fait l’infini ? Il se donne et est trinité. Mais cela nous est inconcevable. Cela fait sens pourtant, dans une logique du risque. Le donateur ne maîtrise pas le donné ni le donnéle donateur, de même le donateur et le donné ne maîtrisent pas leur être ensemble qui est davantage que l'un et l'autre conçus séparément. Ils se donnent et se risquent infiniment.

   Nous sommes là en train de penser les idées paradoxales de système ouvert, de risque fécond, de dépassement dynamique par transcendance extatique, par auto-transcendance.

 


     Mais sitôt que l’infini donne l’existence au fini, il lui donne l’existence. Donner c’est donner et reprendre c’est voler, disent les enfants si simples. Nous avons à devenir des enfants, à devenir spontanée et neufs, jaillissants et confiants en l’impossible. L’infini donne le fini. Il veut le fini. Si nous voulons l’infini, nous nous éloignons du fini et cherchons à nous élever dans une ascèce idolatrique. Il faut consentir à l’infini qui nous renvoie au fini. Les matérialistes, Diderot, Epicure, Marx, veulent réconcilier l’homme avec sa finitude, avec son corps : cueille le jour, carpe diem, aime ton corps et sa sensualité, respecte ton corps et sa force de travail, disent-ils : et ils ont raison. C’est cette dramatique déchirure entre le Tout, inaccessible, et la partie, ici et maintenant, que ces sages veulent colmater. Et ils ont raison. L’infini entre dans le temps et dit : ceci est mon corps, et il réconcilie dans le consentement à la mort, au temps, à l’altérité, en partageant le pain et le vin, nourriture des mortels qui travaillent, et invite à ouvrir une histoire : vous ferez cela, en mémoire de moi, qui ai désiré ardemment partager ce repas avec vous.  Il y a donc une rationalité compréhensible de la mystique du don, qui vise des objectifs de sagesse qui ne sont pas exhaustivement séparés des objectifs de sagesse d'un épicurien originel.

 


         Le pertinent de Démocrite c’est ce refus de séparer l’homme particulier de lui-même, ce refus de l’aliénation, et c’est le même refus chez Marx. C’est aussi ce que veulent faire Platon et Aristote, mais ils ne parviennent pas à empêcher la souffrance de se sentir éloigné de chaque situation du fait d’aspirer à un savoir absolu si lointain. Or si l’infini aime le fini et est présent en lui, on doit pouvoir vivre le fini avec l’infini, présent dans la distance, de sorte que le fini devienne délicieux, désirable, réconcilié. Mais il y a quand même un travail à effectuer, sur soi et sur le monde.

 


    

 

         Infini, matière, temps : qu’il y a deux sortes de temps, deux sortes d’infini, deux sortes de matière.

 

                  Aristote a lié nécessairement matière-temps-infini, il les entend négativement comme imperfection, perte d’identité, devenir, chaos, données passives qui nous affectent, impénétrables pour la logique qui ne peut définir ni la matière, ni le temps, ni l’infini, car ce ne sont pas des concepts cohérents qu’on maîtrise, mais des données ek-sistentielles rencontrées par risque, comme autrui, comme cette Euridice qu’est le bonheur.

 


        Il suffit de renverser ce négatif et de dire que l’infini risqué est Dieu pour passer au matérialisme chrétien, ce matérialisme de la résurrection de la chair, de la communion mystique des saints, du temps présent comme Grâce que Dieu fait en donnant irréversiblement l’existence au fini.  Matérialisme au sens d'Aristote, si par matière on entend à la fois ce qui s'autoaffecte et nous affecte, ce que nous rencontrons sans le penser par concepts maîtrisés, ce qui n'est pas fini au sens de délimité par des contours particuliers, ni fini d'aucune façon, ni cohérent au sens du tiers-exclu. Mais cette matière infinie est un corps spirituel: matière ou esprit? Ni l'un ni l'autre séparément, les deux distinctement et ensemble, l'un et l'autre et les deux, qui font trois: tiers-inclus.

      Car le fini ne peut de lui-même se mettre hors de soi et se transcender, il ne peut que se transformer en faisant passer ses parties d’un lieu à un autre. Parce qu’il transcende les limites et les extériorités du fini, l’infini réconcilie ce qui était séparé, il est la Synthèse qui met ensemble les données finies. L’irréversibilité du temps se comprend alors comme irréversibilité du don.  Si le fini s’altère vraiment au lieu de se transformer seulement, si le temps n’est pas un rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, mais un surgissement de nouveauté dans lequel le futur transcende le présent, s’il est ouvert et s’il est progrès, non simple évolution, c’est parce que l’infini travaille le fini de l’intérieur, de cet intérieur qu’on ne peut représenter dans l’extériorité ni voir, et que ce travail de l’infini dans le fini est le temps irréversible lui-même, et non quelque chose qui se fait dans le temps.


 

          Si tu te représentes un espace vide avec dedans des particules impénétrables, le temps sera la conséquence du fait que les parties passent d’un lieu de l’espace à un lieu de l’espace extérieur. Du coup le présent sera la conséquence du passé, les positions actuelles résulteront des positions antérieures. On pourra même inventer le clinamen pour faire s’entrechoquer les particules, mais on l’inventera après coup car cette notion d’aléatoire, déjà temporelle, n’est pas originaire dans le système, pas première, puisque le modèle commence par l’extériorité, donc par l’espace, et n’invente le clinamen que lorsqu’il découvre qu’avec cet espace premier, avec de l’extériorité, il ne pourra jamais faire du temps, donc il se met à inventer le clinamen comme on met une rustine sur un support percé pour le rafistoler.

 


  Le temps n’est rien de profond car il n’ajoute rien de neuf, ce n’est pas parce qu’ils ont eu l’idée d’évolution des espèces que les atomistes antiques sont des penseurs du temps comme réalité profonde, et ce n’est pas avec eux qu’on peut penser un progrès ni motiver un progrès contrairement à ce que prétend un certain athéisme nourri de christianisme et refoulant cet apport inconscient.

 


       En effet, il se peut que localement en changeant de position les atomes produisent des combinaisons relativement nouvelles, nouvelles aux yeux des totalités provisoires qui peuplent tel ou tel endroit du vaste espace infini des atomes, mais dans le système total, tout est extériorité, tout est espace, donc tout est déjà donné une fois pour toutes en instantané, le temps qui n’est rien de profond n’ajoute rien de neuf.

 


      C’est clair que le lapin, le zèbre, l’ours, qui ici n’existaient pas, sur cette terre, apparaissent par des changements de position des atomes, mais dans l’espace infini, au même moment, la disposition d’atomes dont le zèbre est le résultat existe déjà ailleurs. Combien de fois existe-t-elle ? Si vraiment l’espace est infini, elle existe une infinité de fois.  Nous existons nous-mêmes une infinité de fois si l’espace est infini, et une infinité de variations subtiles de nous-mêmes existent aussi : l’infini spatial, c’est un petit peu grand en fait… En prenant un cliché ou une tranche instantanée de l’espace infini démocritéen, il se trouve que j’existe une infinité de fois en différents lieux, et ainsi pour toute chose quelle qu’elle soit. Donc le temps n’ajoute rien de neuf, sauf localement du point de vue d’une partie.

 


    Nous allons voir que ce n’est justement pas le cas avec l’infini antérieur au fini, singulier, qui donne l’existence au fini.


      Mais même dans un endroit local de l’espace infini vide démocritéen, tout existe une infinité de fois, sans que le temps puisse jamais apporter de neuf. En effet le passé est infini, les atomes incréés ont toujours existé et tombent depuis un temps infini. Si je découpe une portion d’espace grande comme le  système solaire, dans cette portion des atomes tombent depuis toujours, une infinité de mondes est déjà passée, et dans cette infinité il y a déjà eu, entre autres, les zèbres, les lapins, les chiens, les hommes, les dinosaures et tout ce qui est possible. Cette évolution sans progrès est exactement aussi absurde, vide de sens, que le monde de Borgès, il a aussi peu de sens que le carpe diem qui est un renoncement au sens : Comte Sponville l’a bien dit : avec l’atomisme, le sens n’est qu’une illusion, n’existe pas, il n’y a rien à comprendre, tout s’explique. Le livre d’André Comte Sponville lui-même ne parle pas, il n’est que le fait d’un déplacement d’atomes. Comte-Sponville lui-même ne parle pas et ne dit pas qu’il n’existe qu’une infinité d’atomes dans le vide infini, il ne dit pas qu’il n’y a pas de sens et que tout s’explique, ce ne sont là que des déplacements d’atomes, il suffit de lire le Traité du désespoir et de la béatitude pour le comprendre.

 


     Nous ne dirons pas donc que le temps s’explique par le changement de position des atomes dans l’espace, ni qu’il est « l’image mobile de l’éternité » (Platon) ni qu’il est « le nombre du mouvement dans les choses selon l’avant et l’après » (géniale définition d’Aristote qui dit l’irréversibilité en voyant que le nombre du mouvement ne suffit à la contenir) ni qu’il est « l’ordre des successifs » selon Leibniz qui le différencie ainsi de l’espace (« ordre des simultanés »). Nous voyons que ces définitions logiques différentielles présupposent le temps sans le définir et qu’elles ne sont pas des définitions génétiques, elles utilisent le mot temps pour dire le temps. Elles différencient sans générer cette identité d'évidence qu'est la présence dans la distance, celle qui fait apparaître en clarté pure.

 

        Saint Augustin à la fin de l'Antiquité comprend qu’on n’explique pas le temps, et devine qu’il doit y avoir une histoire d’infini là-dedans, lorsqu’il insiste sur la singularité de la notion. « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Mais que, sur une question, je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » Nous dirons que ce qu'on ne peut expliquer doit être compris, qu'il n'existe pas que de la finalité mais qu'il doit exister de la finalité. Il existe des choses assez fortes pour être de fait impénétrables à certaines vitesses et qui se comportent comme des atomes de Démocrite, par exemple des boules de pétanque à la vitesse où nous les lançons et aux températures où nous jouons sont des quasi atomes, et les modèles inspirés de Démocrites sont alors pertinents: il y a de l'extériorité, il y a du mécanisme, il y a de l'explication. Mais ces vérités de fait sont elles des vérités de raison et des thèses universelles, peut-on dire qu'il n'y a que des mécanismes sans détruire la valeur théorique de cette affirmation?

 


   Nous dirons donc que le temps est simplement de l’amour, et qu’en synthétisant le temps nous synthétisons de l’amour. De l’amour qui donne du poids aux choses et introduit secret, altérité, dans l’identité, mettant de l’opacité dans le réel qui échappe par là au virtuel des images informatiques et leur logique binaire 1-0. Le temps c’est l’infini don de soi qui donne l’existence au fini et le traverse, le poussant hors de soi, l’altérant de l’intérieur, d’irreprésentable façon, d’irréversible don, en agent secret.

 


    Aristote est donc rigoureux et bien fondé à penser un lien intime entre matière, temps et infini, puisque les trois notions irreprésentables ne sont pas liées par de vagues associations d’idées contingentes, mais par la réalité objective de l’infini antérieur au fini qui ek-siste comme don irréversible.

 


 

          De cela il résulte qu’il y a fondamentalement trois sortes de temps.

 


   Première sorte de temps : la présence à soi-même de l'infini extatique. Il y a bien temps au sens où il y a présence à soi-même dans la distance, où il y a altérité, où il y a un présent vivant. Mais on ne peut parler ici de durée avec succession puisque rien de fini n’est distinguable, ce présent vivant de la Gloire, il faut être l’infini lui-même éprouvé de l’intérieur pour savoir ce que c’est. Nous ne le saurons qu’en passant par la porte étroite de la mort-anéantissement total et en étant ressuscité par la Grâce de l’infini qui est Amour, au cas où l'hypothèse de l'infini antérieur au fini pris comme infini extatique serait vraie. C’est l’accomplissement des temps, l’infini comme totalité existentielle de présence qu’aucun concept ne contient dans ses définitions finies.

 


 

   Deuxième sorte de temps : Un temps qui n’existe pas dans l’éternité, et qui ne commence à exister que lorsque l’infini donne l’existence au fini. C’est à partir de ce moment initial qu’il commence à y avoir un avant et un après. Le moment de la création est précédé par l’éternité où il n’y a pas d’avant ni d’après, et est suivi des formes que prend le fini lorsque l’infini en le traversant le pousse hors de soi et l’altère. On peut penser ce début du temps devenir, du temps succession, sans être pris dans une antinomie de la raison au sens où Kant le prétend dans la Critique de la raison pure.


  Troisième sorte de temps : Le changement de position dans l’espace, que des choses finies relativement extérieures les unes aux autres s’imposent les unes aux autres. C’est le temps dont parle Démocrite, il y a donc de la pertinence dans l’atomisme car il existe absolument du fini et de l’extériorité, donc toute explication a sa part de pertinence, de même que la spatialisation du temps a sa pertinence, quand bien même elle serait limitée, quand bien même l’extériorité entre les choses finies ne serait que relative et pas absolue, quand bien même le fini serait toujours habité par l’infini.


 

      Mais ces trois sortes de temps, qu’il faut nécessairement distinguer, et qui sont clairement distinctes, n’existent jamais de fait pour nous tout à fait séparément. Certes la première existe éternellement sans les deux autres, tant que l’infini existe dans sa Gloire sans donner l’existence au fini, mais par contre sitôt que le fini est posé dans l’existence et que commence l’avant et l’après, alors les trois sortes de temps existent ensemble (sans former une trinité, c’est une simple triade, puisque l’une d’elles peut exister sans les deux autres, de même que œuf-jambon-fromage, même  s’il s’agit de la galette complète, n’est pas du tout une trinité…)


 

       L’infini antérieur au fini, singulier, n’est ni petit ni grand : donc le fini qui sort de l’infini (car l’infini peut le fini comme le plus peut le moins, et non l’inverse car le fini devrait de lui-même se transcender or c’est impossible et incohérent) commence par n’être ni petit ni grand. Il est amusant que la science ait donné naissance à un modèle aussi invraisemblable que le Big-Bang, nommé ainsi par moquerie de la part de Fred Hoyle qui en voyait trop le caractère miraculeux, singulier, étonnant et démesuré. Mettre une tonne d’acier dans le volume d’un atome, il faudrait serrer très fort et même M.Propre, quoique très musclé, n’y saurait parvenir. Mettre la terre entière dans un dé à coudre relève du même genre de tour de force. Mais oser mettre plusieurs milliards de galaxies dans un volume plus petit que celui qu’occupe un électron, c’est vraiment invraisemblable pour un atomiste, et même Diderot ami du sens commun aurait jugé hystérique une telle hypothèse, lui qui sait si bien ce qu’est la matière dont il parle au nom du bon sens et qui est si vif à moquer la religion avec son obscurantisme et sa superstition. Or aujourd’hui bien des savants cosinus remplacent sereinement Dieu par le Big-Bang sans trouver la chose si choquante, puisque tout est relatif et que nous étonnements subjectifs doivent être rangés au placard pour cause d’objectivité méthodiquement heuristique…à ce qu’il paraît.

 


      Qu’est-ce que le Big-Bang ? Si l’hypothèse était vraie, cela signifierait que toutes les galaxies, étoiles, particules, avant d’être extérieures les unes aux autres, étaient un seul petit concentré d’énergie. Le mouvement ne pouvait pas être le changement de position des parties dans l’espace selon des chocs qu’elles s’imposeraient de l’extérieur, puisqu’il n’y avait pas extériorité des parties, ni espace au sens physicien du terme.  Il doit donc s’agir d’une poussée interne.

 


 

             On a souvent tenu à s’accrocher au temps cyclique naturel des grecs pour éviter la singularité et le merveilleux, et l’on a modélisé des big-bangs suivi de big-crunches, afin de garder le bon vieux « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme » mais on commence à se demander où l’univers trouverait la force de se recontracter en arrière vu que son expansion s’accélère… tout se passe comme si un temps global, qui n’est pas celui de la relativité d’Albert, irréversible et ouvert, partant de la singularité, allait linéairement son cours. Voilà qui n’est pas très grec, et qui serait bien éclairé par l’hypothèse de l’infini antérieur au fini qui traverse le fini et l’ouvre au passage à l’altérité.

 


 

     Il y a donc pour nous au moins deux sortes de temps : un temps qui va du passé vers le présent, où le présent s’explique par le passé (le présent de l’univers par son passé, l’homme par les mammifères et même des ancêtres communs aux mammifères et aux dinosaures qui remontent à des végétaux qui ont mal tourné…l’adulte s’explique par sa petite enfance dans le déterminisme freudien, dans les moments où il est déterministe et où il se prend pour le Galilée de la psychologie) et un temps motivé par le possible où des hommes s’engagent dans le projet de savoir, d’achever une démonstration volontairement commencée, de mettre de la justice là où il n’y en a guère, dans le risque de croire au progrès et que demain soit plus libre, plus ouvert, plus réconcilié qu’hier.)

 

   Comment s’articulent ces deux modes de temporalité, voilà ce que nous cherchons par le présent essai à penser, plutôt que de céder à la facilité de décréter illusoire l’une de ces deux temporalités et de s’installer lâchement dans un réductionnisme confortable si l’on a un bon poste, une bonne rémunération, une bonne reconnaissance sociale, des plaisirs en quantité suffisante, mais pas confortable si l’on prend au sérieux la question du sens et qu’on regarde comment vivent la plupart des hommes ici et maintenant : quel réel leur propose-t-on pour situer la vie qui est ici et maintenant la leur ?

 


    Nous proposerons une théorie étagée du grand corps de l’univers et une théorie étagée de notre petit corps, mais sans oublier de mettre ces grands et ces petits corps finis en présence de l’infini antérieur au fini, qui lui n’est ni grand ni petit, mais rend possible cet impossible qu’est l’ek-sister, source de tout secret et de toute altérité, et sans quoi il n’y aurait rien. Car du fini livré à lui-même pourrait peut-être exister au sens de ne pas être rien, mais il ne saurait savoir qu’il existe, ni l’éprouver, ni générer cette invraisemblable merveille qu’est le temps, cette singularité qu’on ne peut expliquer mais qui a bien un sens compréhensible.

 

 

Soit j’explique dès maintenant la Schekinah, et aborde ensuite la question du sens, soit je développe maintenant la question du sens qui est à comprendre, et j’aborde ensuite la Schekinah. Sinon le lecteur peut se promener dans l’ordre que suit son désir. Overblog m'indique que mon article est trop long, je l'interrompt ici et développe la suite sous le titre: La question du sens et la Schekinah.


 

         


 


 

 


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17 octobre 2011 1 17 /10 /octobre /2011 16:52

 

                             Le texte de Sextus Empiricus invite à la suspension sceptique du jugement. Il propose des arguments pour justifier cette épochè. Chaque animal voit le monde depuis son corps. Le corps doit avoir un impact sur la manière de percevoir le monde. Donc chaque animal doit voir différemment le monde, sa vision est alors particulière, elle lui montre les choses non comme elles sont en elles-mêmes, mais comme elles sont représentées dans son corps. Or nous avons aussi un corps particulier, correspondant à une forme particulière d’animalité. Comment alors verrions-nous davantage les choses elles-mêmes ? En quoi notre vision serait-elle plus proche des choses que celle, différente, des autres animaux ?


    Raisonné et argumenté, le texte laisse cependant ouvertes certaines questions : Sextus prétend-il que nous sommes des animaux comme les autres animaux, mais doués de raison ? Etre doué de raison signifie-t-il qu’on est encore un animal ou qu’on est sorti de l’animalité ? Sextus dit-il que les animaux sont dépourvus de raison ou simplement que nous les disons tels ? (Notre enfermement dans notre point de vue nous donnerait la prétention d’avoir le monopole de la rationalité, alors que nous n’en aurions qu’une forme particulière parmi d’autres ?)


    Une issue pour sortir de notre particularisme corporel serait la démonstration, qui vise le légitime, l’universel, le nécessaire. Mais Sextus dit que toute démonstration s’appuie à un moment sur une intuition, or cette intuition est relative à notre forme corporelle particulière, elle ne nous permet donc aucunement une mise à distance de notre particularité corporelle. Comment s’articulent alors l’affirmation que la démonstration démontre, et que l’intuition où elle puise toujours est une particularité corporelle contingente ? C’est là une nouvelle façon de rencontrer la difficulté qui consiste à mélanger la raison et l’animalité dans un même individu. Comment un animal peut-il être rationnel, comment l’être rationnel peut-il être enfermé dans son animalité ?

     Enfin le texte présuppose d’emblée que ce sont les mêmes choses qui sont perçues différemment par les différents animaux : mais si nous sommes enfermés dans notre particularité corporelle, et si notre intuition n’est que particulière, comment savons-nous qu’il n’existe qu’une seule réalité en dehors de la représentation qui est dans notre tête particulière, et que cette unique réalité est la même pour tous, alors que nous sommes enfermés dans nos corps ? Est-ce le raisonnement seul qui contient cette idée sans la soutenir par aucune intuition ? Pourtant le raisonnement n’est estimé convaincant, par Sextus, que s’il est rattaché à une intuition.  Est-il vrai que notre intuition nous donne seulement des représentations des choses, ou bien y a-t-il une présence intuitive de ces représentations qui, elle, n’est pas une représentation ? (Qui serait non pas une représentation de ces représentations, mais leur présence dans la distance, par quoi elles apparaissent consciemment et clairement, en clarté.)


    Enfin si la quête du réel est un procès, faut-il suspendre son jugement ou risquer une longue enquête ? Car la science aussi doute de la fiabilité de notre perception, et reconstruit la nature selon des modèles mathématiques : ce que sont finalement les choses est-il alors inaccessible de sorte qu’on ne peut progresser, et qu’il faut s’arrêter dès maintenant, ou bien sont-elles inaccessibles de sorte qu’on puisse tendre vers elles comme une asymptote tend vers sa limite, de sorte qu’on puisse progresser dans ce procès qu’est la recherche de la vérité ? Quel est donc ce meilleur juge que nous-mêmes auquel il faudrait recourir pour se prononcer légitimement et juger du réel ?

          Quelque soit donc le bout par lequel on le prend, le texte offre toujours cet intéressant paradoxe de dire que nous sommes enfermés dans notre particularité. Or dire qu’on est enfermé, c’est déjà d’une certaine manière être sorti puisque l’enfermement devient un motif de procès, on a donc déjà de la distance par rapport à cet enfermement. On a déjà pensé une issue, un dehors, qu’il s’agisse de la réalité hors de notre pensée de la réalité, ou du meilleur juge que nous-mêmes. Mais si l’on a déjà naïvement pensé un dehors, peut-on encore dire que nous sommes enfermés ? Nous retrouvons ici encore sous une nouvelle forme la question de comprendre comment on peut être rationnel, ouvert, et être un animal, fermé. Ouvert et fermé se contredisent, comment les penser ensemble ?

 

   __________________________________________________________

 

 

                 Commenter le texte ligne à ligne, faire des hypothèses sur chaque détail possédant un intérêt pour la question posée (pertinent donc), voilà ce qu’est un commentaire de texte. Me lirez-vous si je m’y aventure ? j’ai quelques doutes. Laissez-moi juste interroger une phrase, ici ou là, et quelques remarques.

 


    Une remarque déjà : Sextus parle de représentation comme si nous étions des spectateurs inactifs du monde. Sextus n’a, on le devine, ni téléphone portable, ni ordinateur portable, ni vaste réseau d’industrie, de commerce et d’urbanisation. La question de savoir si mon portable est tel que je me le représente et si ma perception est supérieure à celle des autres animaux ne se pose pas vraiment dans les mêmes termes puisque j’appartiens à l’espèce qui fabrique les portables alors que pas les (autres) animaux. Ici on se sent doté d’un avantage sur le lombric sans pour autant se sentir parti prenant, de manière partiale et injuste. Demandons-nous si la science physique depuis Galilée n’est pas une construction, par un sujet pensant, d’un modèle de nature, que nos expériences et nos observations cherchent à falsifier, et qui continue d’être construit de sorte qu’il soit falsifiable et non falsifié.

 


   Autre remarque : les mots « sujet » ; « objet » ; « subjectif » ; « objectif » sont absents du texte : est-ce un hasard, ou est-ce dû au fait qu’en ces temps reculés, les philosophes ne pensaient pas l’individu humain comme subjectivité ? Ils n’appelaient pas « objectivité » l’impartialité du jugement vrai.


    Le texte ne parle pas de point de vue subjectif donc, mais de  « représentations dissemblables selon la diversité des animaux ». On imagine qu’un poisson aux deux yeux latéraux, une araignée à huit yeux (qui croise une de ses congénères dans l’entrepôt d’un Huit à huit ) une fourmi, un éléphant, une chauve souris guidée au sonar, n’auront pas la même représentation d’une même branche d’arbre.


   Pour qui raisonne sans se contredire, chacun est dans son corps et ne peut par un soudain miracle en sortir. Nous ne voyons donc pas le monde hors de notre corps, mais seulement une représentation de ce monde dans notre corps. Est-ce que nous voyons la représentation qui est dans notre tête ? Nous ne la voyons pas avec nos yeux puisqu’ils ne sont pas à l’intérieur de notre tête, ils sont tournés vers l’extérieur, comment verraient-ils l’image des choses qui est entrée par eux dans notre cerveau ? (Cette question a le grand mérite d’être amusante, et c’est pour ça qu’on l’aime.)


   Si nous ne voyons pas une représentation, alors nous avons une représentation dans la tête, que nous ne voyons pas : nous l’avons seulement.

 


 

       Peut-être y a-t-il des gens ici qui habitent leur tête de l’intérieur, et qui au lieu d’avoir une représentation dans la tête qu’ils ne voient pas, se payent de surcroît le luxe d’habiter cette représentation de l’intérieur. Ceux-là alors s’aperçoivent sans doute qu’ils ne voient pas une représentation située dans leur tête, mais qu’ils regardent simplement le monde qui est là en dehors de leur tête. Ils le regardent par leurs yeux qu’ils habitent aussi de l’intérieur, et voient de leur yeux le monde hors de leurs yeux, devant leurs yeux hors de leur tête. (enfin moi, c’est ce qui m’arrive pour l’heure.) Nul doute que cela qui est devant mes yeux n’est pas dans ma tête, car je sens mes yeux là où ils sont et par eux je vois devant eux ce qui est devant eux. (On peut nommer cela l'incarnation.)


   Je n’ai pas seulement une représentation de ma tête dans ma tête, mais je sens ma tête là où elle est. Je n’ai pas seulement dans ma tête une représentation de ma main dans le monde, mais je sens ma main dans le monde là où elle est. (Incarnation : ceci est mon corps.)


        Je n’ai pas une représentation du centième de seconde tout juste passé dans ma tête, mais je sens ce centième de seconde s’éloigner hors de moi, c’est sa présence qui est dans mon présent et non une représentation. Par contre j’ai une représentation de ce que j’ai fait il y a une demi-heure, et il y a bien une présence de cette représentation qui n’est pas du tout la même présence que la présence du centième de seconde en train de s’éloigner maintenant dans mon Présent Vivant. (Husserl.) Bref certaines présences sont la présence de quelque chose, et certaines présences sont la présence d’une représentation de quelque chose.

 


   Lorsque nous pensons une portion d’espace, nous pouvons dire que c’est la présence d’une représentation de l’espace qui est face à nous : mais lorsque nous faisons l’acte de diminuer cette portion d’espace, nous pouvons la diminuer jusqu’au point.  Faisant ainsi le point, nous avons anéanti l’espace et l’allons reconstruire de zéro. Mettant le point hors de lui-même par une volonté de translation, nous traçons la droite rectiligne. Pourquoi le point, pourquoi la droite rectiligne ? Est-ce la forme particulière de notre corps animal qui nous conditionne ? (J'ajoute cette parenthèse qui casse l'élan et la continuité de ma réflexion, vous pouvez la lire mais elle ne prendra son sens que lorsque vous aurez eu le cours sur la démonstration, qui critique l'idée couramment répandue que les différentes géométries existantes se relativiseraient les unes les autres...Choisir la translation intuitivement rectiligne, dans l'espace qui n'est qu'espace, veut dire pour Euclide s'éloigner au plus vite du point, sans être encombré d'aucune contrainte logique-discursive -façon Riemann- ni d'aucune contrainte physique, comme la contraction du continuum espace-temps, façon Einstein, qui justement adopte le discours riemanien pour formaliser la contrainte physique de la contraction espace-temps. Mais Euclide parlant de l'espace qui n'est qu'espace, il n'y trouve ni temps, ni vitesse, ni corps qui auraient des propriétés physiques, et c'est pourquoi il peut s'y déplacer sans temps, exactement comme s'il s'y déplaçait à une vitesse infinie, sans contraction de l'espace donc ni plafond physique...Pour qui s'en tient à la seule intuition de l'espace qui n'est qu'espace, épuré de toute contrainte logique ou physique, il est intuitivement évident que le trajet le plus court pour aller d'un point à un autre est la ligne droite, et que toute autre trajectoire est plus longue même s'il peut arriver que des contraintes physiques rendent impraticable cette trajectoire rectiligne absolument plus courte dans l'espace épuré. Même si le tout précède les parties et si l'espace ne peut exister sans corps ni temps, il reste qu'on peut théoriser l'espace à part, il a sa signification intuitive propre, et c'est ce que fait Euclide, par quoi il constate que l'espace qui n'est qu'espace est complet à trois dimensions, et que ces trois dimensions sont toutes des sous-parties du simple volume. Il n'y a pas de place dans l'espace pour ajouter une quatrième dimension purement spatiale...c'est évident dirait Euclide, qui n'est en rien idiot contrairement à ce que croit Einstein dans les premières pages de sa vulgarisation de la théorie de la relativité.)

 


    Quel corps animal peut commander l’acte de poser le point infiniment petit, sans aucune extension ? Quelle forme particulière d’animalité peut se rattacher à un tel acte ? (Subjectif car il vient d’un sujet, mais toute conscience est conscience de quelque chose, met à distance, le point est donc posé par soi à distance de soi, ob-jeté : objectivité du point qui est le même pour toute conscience qui fait l’acte de le poser volontairement en parlant. Il faut bien dire le point puisqu’on ne peut voir son infinie petitesse.) Le point, je le pense en propre, je le pense personnellement, mais il est objectif et c’est le même point que tu penses si tu le penses, qu’il pense s’il le pense.

 


    Le point peut-être le point aveugle qu’occupe mon cerveau derrière mes yeux, de sorte qu’un espace s’ouvre devant ce point, ou derrière, ou sur les côtés. Mais le point peut aussi être posé hors de moi avec autour de lui un devant, un derrière, des à côtés. C’est le même point. Je pense le même point dans ma tête et hors d’elle, je passe indifféremment de l’intérieur à l’extérieur, de l’extérieur à l’intérieur, et donc je ne me demande pas si l’espace à l’intérieur de ma représentation est le même que celui à l’extérieur de ma représentation puisque j’ai construit moi-même ces deux espaces, l’un en moi, l’autre à l’extérieur, à partir du point. Or le point est le même dans ma tête et hors d’elle. De même la droite, le plan, le volume euclidiens, par translations rectilignes et perpendiculaires du point.

 


     En quoi la forme particulière de ma corporéité animale est-elle convoquée dans cette pensée de l’espace à la manière du géomètre euclidien ? Si l’intuition du point était tributaire d’une forme quelconque d’animalité, alors on voit mal en quoi la géométrie serait rationnelle, en quoi elle serait science. Elle est science parce qu’il n’y a qu’un seul infini. L’infiniment petit du point est le même quel que soit l’endroit où on le localise intentionnellement.


     Lorsque nous pensons le réel sur fond d’espace ainsi construit, nous ne sommes pas tributaires d’une forme particulière d’intuition sensible.  Pour moi qui suis fini, l’espace infini est présent de la même manière que le volume euclidien infini est présent à un quelconque point. Je suis alors un point de vue fini sur l’espace infini. Cette intuition- là n’est pas enfermée dans la forme de mon corps, je pourrais avoir cette intuition et avoir un corps de fourmi ou de baleine, pourvu que je sois conscient. (Même s’il doit y avoir une raison matérielle pour laquelle la fourmi avec son corps et son cerveau ne peut pas penser un tel point de vue qui est à la fois un point de vue et un point de vue= véritable passage de l’infini ment petit à l’infini ment grand, de schekinesque mémoire qui ne ment pas.)

 

 


    La reconstruction de la nature par la science galiléenne, dans des repères galiléens, conservés par Newton, dans une géométrie euclidienne,  puis par Einstein, dans une géométrie riemanienne, construite par Riemann alors qu’il voulait non pas imiter la nature, mais démontrer par l’absurde le cinquième postulat d’Euclide, cette reconstruction de la nature par la science est l’acte d’un sujet ouvert sur l’infini qui fait sortir tous ses modèles du point mathématique et le met en translation soit rectiligne, (=Euclide) soit incurvée (=Riemann). Il ne s’agit pas d’un animal mais d’un mode de présence ouvert sur l’infini qui a rompu avec l’animalité. La science expérimentale ne suspend pas son jugement mais poursuit son enquête de manière ouverte.

 


    Si nous pouvions, par un acte de conscience-volonté-parole, faire exister la matière et faire sortir du néant la matière, alors nous saurions ce qu’est la matière avec la même évidence démonstrative que nous savons ce qu’est le plan euclidien construit par nous : nous serions objectifs dans notre connaissance de la nature, et pourrions démontrer que la nature est ainsi et pas autrement dans sa totalité parce que nous l’aurions totalement tirée de nous-mêmes. Nous serions alors ce « meilleur juge que nous-mêmes » dont parle très rigoureusement Sextus dans ce texte.

 


           Bref la représentation objective et scientifique n’est pas la forme que prend la perception pour un corps qui serait un morceau de nature particulier, elle est la forme que prend la perception pour un sujet qui construit activement et volontairement son objet à partir de l’infiniment petit ouvert vers l’infiniment grand. Rien n’est plus subjectif que l’objectivité scientifique, mais à condition de comprendre qu’il s’agit ici du subjectif au sens transcendantal, et non du subjectif relatif. Le subjectif au sens transcendantal est la condition de possibilité de l’objectivité scientifique, mais une condition de possibilité qu’on ne peut pas voir dans le monde car on ne voit pas la conscience, ni la parole, ni la volonté dans le monde, car on ne voit pas l’infini comme acte de se transcender, cet infini qui n’est ni petit  ni grand mais qui, en présence d’une chose finie quelconque, est par rapport à elle infiniment petit (immanent) et infiniment grand (transcendant) tout en étant un seul infini, un seul acte simple de se transcender, si bien que le point fait signe vers l’espace ouvert infini et que l’espace infini fait signe vers le point, croisement de trois droites.

 


   Parce qu’il est grec de l’antiquité et qu’il ignore l’infini comme subjectivité au sens du Je Suis, Sextus passe à côté du sens transcendantal de la subjectivité et reste empirique…Empiricus.


      Quittons le bien nommé Sextus et allons prendre un rafraichissement.

 


                                                       A une autre fois, et surtout ne suspendons pas notre jugement à l’égard des objets extérieurs mais continuons la courageuse tâche d’en bâtir des modèles toujours plus riches, au point d’y mettre aussi du secret et de la singularité, de sorte que ces objets ne seront plus seulement des objets. Ils seront enchantés de l’irremplaçable gravité que le secret    donne à toute chose, gravité légère pour qui ne craint pas la contradiction. La contradiction n’existe que entre des représentations finies ou entre des choses finies, posées extérieurement les unes aux autres, et faisant l’objet d’une comparaison, comme le seraient différentes formes statiques de différents corps animaux. 

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6 octobre 2011 4 06 /10 /octobre /2011 19:59

                      La question suppose qu'on puisse douter qu'il existe des questions qu'on puisse qualifier de profondes. A quelle condition peut-on nier le profond?  Il est nécessaire, méthodiquement, de développer l'hypothèse qu'il puisse n'exister aucune profondeur, si l'on veut juger cette hypothèse et en évaluer exactement la teneur, la limite, la nature.

        Le paradoxe est que s'il n'existe rien de profond, l'affirmation qui nie toute profondeur ne pourra se penser elle-même que comme superficielle. Cette difficulté est inhérente à tout relativisme, qui ne peut s'accorder à lui-même d'autre valeur que relative, alors même qu'il prétend se prononcer sur tout.

      D'un autre côté s'il existe du profond qui n'est pas superficiel, n'est pas la surface, et s'il existe une surface qui n'est pas le profond, comment la surface s'intéressera-t-elle au profond, ou comment le profond aura-t-il commerce avec la surface? Va-t-il se créer une dichotomie si forte et si déchirante qu'on ne pourra sortir de ce drame qu'est la souffrance de sortir de la caverne et le martyre de se faire tuer en y retournant?

      Sitôt qu'on distingue un superficiel et un profond, ou bien sous la forme de la distinction entre le relatif et l'absolu, ou bien de la distinction du particulier et de l'universel, ou bien du fini et de l'infini  - distinctions qui ne sont point équivalentes et ne se recouvrent pas exactement  -  comment pense-t-on alors le lien entre ces deux termes distingués?

        Comment l'intérêt pour l'universel ne sera-t-il pas en conflit avec l'intérêt pour le particulier, comment l'absolu ne dévalorisera-t-il pas le relatif, comment l'infini n'invitera-t-il pas à s'évader hors du fini? La solution semble de s'en tenir au fini, au particulier, au relatif, au superficiel, sans jamais admettre aucune profondeur quelconque, afin d'éviter la grande tension, la contradiction, l'invraisemblance d'une profondeur qu'on ne pourrait apercevoir depuis la surface, seule praticable par nous.

   A moins bien sûr que le profond soit si profond qu'il soit aussi à la surface, et qu'on ne puissse percevoir vraiment la surface sans percevoir aussi le profond. Car superficiel et profond sont des métaphores qui valent normalement pour les choses comme un seau, une piscine, un océan, qui sont des choses particulières, finies, dont on peut se faire une image, mais faut-il prendre ces métaphores à la lettre sans plus de précaution? Est-il vrai qu'en réalité la surface soit séparée du fond et le fond de la surface par une distance particulière, ou bien faut-il comprendre autrement le réel, sans s'empétrer dans l'impossible tâche de vouloir le représenter ou l'expliquer dans sa totalité?

 

                                                                           Développement

 

          Sans doute faut-il se doter d'une définition minimale de la notion de profond, distinguée du superficiel, pour démarrer la réflexion. Quiconque se contente d'appeler profonde une question qui demande une longue réflexion et à laquelle on n'est pas sûr de pouvoir apporter une réponse risque de rencontrer de fortes objections.

              Qu'on en juge:  A quelle distance du point le plus proche du  méridien de greenwich,  au millimètre près, se trouvait le centre de la narine gauche de Louis XIV  le 18 juillet 1654 à 21heures 47minutes et 32,5672secondes  ? (Au millimètre près, il ne faut pas qu'il ait le temps de bouger...) Bien sûr que nous n’avons pas les moyens de trouver la réponse à cette question, et bien sûr qu’il faudrait beaucoup réfléchir pour inventer le stratagème qui permettrait d’aller au plus près de la réponse, mais cela ne fait pas de cette question une question profonde. Chacun comprend que ce serait bien perdre son temps que de chercher la réponse à une telle question, parce que chacun distingue l’essentiel de l’anecdotique, le profond du superficiel.

                  Si l’on parvient à trouver l’origine de toutes choses, et que cette origine n’est pas une chose particulière mais le tout, alors elle est profonde. Mais l’esprit sans profondeur imaginera que l’origine de toutes choses n’est qu’une chose particulière qui a éclaté en morceaux particuliers, et dans ce cas il met tout sur un plan linéaire causal, sans rien envisager qui ressemblât à une quelconque profondeur. Par contre si l’on demande : le monde et la pensée du monde sont-ils à mettre sur un même plan ? La pensée du monde est-elle dans le monde à la manière dont une chose est dans une autre, comme un os dans le bras ou une table dans la classe ? Mais on peut voir – de l’extérieur – qu’un os est dans le bras, une table dans la classe, tandis qu’on ne voit jamais, de l’extérieur, qu’une pensée est dans le monde, pas même dans le cerveau.

 

       Il faut habiter le cerveau de l’intérieur pour y voir des pensées. Et encore, on ne voit jamais des pensées dans son propre cerveau, on y voit seulement le monde. Le singulier de cette histoire n’est pas une particularité à exemplaire unique comme la maladie génétique de la page 525 du manuel, mais l’étrange fait que nous voyons le monde hors de nous, depuis notre corps à distance de notre corps, présent dans une singulière distance, alors que nous sommes contraints de nousreprésenter que nous avons une image du monde dans le crâne, même si aucune inspection du crâne ne peut y montrer des images du mondes visibles de l’extérieur.

     

      Supposons donc que le profond soit ce qui ne peut être mis sur le même plan que le superficiel, de sorte que si l'on pouvait mettre tout le réel sur un seul plan, il n'existerait alors rien de profond.

         Si partout il n'existe que du particulier, et rien d'autre, alors tout ce qui arrive n'est chaque fois qu'un fait particulier, et aucun fait particulier n'est, en soi, plus profond qu'un autre, il est seulement différent. C'est en général ce que supposent certains modèles philosophiques fortement relativistes, dont on peut trouver des tendances dominantes chez des auteurs qui soupçonnent la vérité universelle de n'être qu'un leurre, qui jugent peu lucide d'admettre la possibilité de la philosophie pleinement légitime qui, par cette pleine légitimité, serait plus profonde que celles qui ne sont que partiellement légitimes, et plus profonde encore que les opinions. De telles tendances relativistes sont visiblement présentes dans les diverses formes de scepticisme, dans les philosophies où la conscience est presque systématiquement jugée superficielle, ou dans les différentes formes de positivisme, dont A.Comte est le fondateur.

     Ne s'en tenir qu'au particularités observables, n'admettre que du relatif, n'admettre que du fini, même en nombre infini, mais ne jamais admettre d'infini antérieur au fini, ni d'universel qui soit davantage qu'une somme de particularités, ni aucune forme d'absolu véritablement simple et unique revient à nier qu'il existe aucune forme de véritable profondeur. (Vous pouvez consulter « philo-toutes-aides VIP-blog » catégorie « auteurs », « Husserl », Qu’est-ce que le positivisme ? puis Critique du positivisme par Husserl.)

    

  

     La mort n'est du point de vue des phénomènes observables qu'un fait particulier, sans profondeur, le passage d'un électro encéphalogramme ondulé à un électro encéphalogramme plat. Ce n'est que pour un vivant, et a fortiori pour un vivant explicitement conscient, que la mort est la possibilité de l'extinction absolue de ce point de vue sur le monde qu'il est. Or la conscience n'est pas un phénomène observable ni quelque chose qu'on puisse finalement prouver, puisqu'elle est intuitive, non discursive, et qu'elle n'est pas perceptible de l'extérieur, mais seulement de l'intérieur. Encore faut-il comprendre cette intériorité comme pouvant se manifester par des signes, lisibles par autrui,  mais jamais comme pouvant se voir, se constater de l'extérieur, sous forme d'un objet dont on percevrait les différentes parties posées partes extra partes

    Le temps de la science n'est jamais rien de profond, seul le temps vécu comme l'évidence du monde, ici et maintenant, par l'individu conscient comme point de vue sur le monde, est profond. Qu'un point de vue sur le monde puisse entrer dans le monde constitue l'énigme de la subjectivité, énigme qui commence déjà à se manifester dans l'étonnant corps des animaux, et en plénitude chez ce singulier individu capable de remettre en question son animalité et qu'on appelle, sans plus de précision, l'homme, l'humain. Singulière, la conscience étonne. Il ne s'agit pas d'une particularité qui existerait à exemplaire unique, mais le fait étrange que quiconque habite son corps et son cerveau de l'intérieur voit devant lui et hors de lui le monde, et chaque partie du monde éclairée de telle sorte qu'elle se tient, avec toutes les autres, dans cette unique réalité qui contient tout, au sein d'une présence sans contours précis, et dont nous ignorons remarquablement ce qu'elle est. L’idée qu’il n’y a qu’une seule réalité et que c’est elle qu’il s’agit dans sa diversité, de rattacher à une certaine unité, (l’uni-diversité ou univers de la science)  est bien antérieure à la science, elle est présupposée par toute science qui s’appuie sur elle sans jamais l’expliquer, si tant est qu’elle soit explicable. Cette idée est-elle une simple particularité, ou bien est-elle cette distance vis-à-vis de toute particularité, grâce à laquelle chaque particularité nous apparaît comme existante, d’une part, et comme étant une particularité, d’autre part ? Cette particularité a alors des propriétés particulières, générales, universelles, mais la distance par laquelle elle apparaît, est-ce une particularité qui s’ajoute à toutes les autres, ou est-ce cette singulière présence qu’on ne peut représenter d’aucune façon et dans laquelle toute chose se montre en pleine lumière ?

Cette distance n’est pas la distance –visible de l’extérieur- entre une table et un radiateur ou entre Nantes et Paris, mais la distance de ce qui, dans la conscience, est le tout proche .

   

                                     Mais s’il existe du profond, nettement distinct du superficiel, n’est-il pas difficile de percevoir ce profond, s’il exige une nette rupture avec le superficiel posé sur le seul plan des faits particuliers ? Et n’y aura-t-il pas conflit entre l’homme qui ne se préoccupe que des particularités qui l’entourent, et l’homme qui cherche le profond par-delà les apparences superficielles ?

       Un double conflit donc : d’un côté un conflit entre moi et moi, entre le moi de profondeur qui se pose des questions métaphysiques et existentielles, et le moi superficielle qui ne pense qu’à faire de bonnes affaires, à avoir partout le meilleur rapport qualité/prix, qui se soucie de séduire tel ou tel, de l’emporter sur tel autre, qui se compare et se soucie de sa petite image, et mille futilités si importantes à ses yeux seuls ? D’un autre côté un conflit entre moi qui suis profond et les autres qui sont superficiels, ou entre moi qui suis superficiel et les autres qui sont profond, bref entre celui qui privilégie le profond sur le superficiel, et celui qui ne considère comme profond que ce qui est superficiel.

       Mais tout cela n’est-il pas subjectif ? A chacun sa vision de ce qui est profond et de ce qui ne l’est pas, il n’y a pas de profond universel et objectif, mais seulement des opinions sur le profond, car c’est subjectif, et c’est pourquoi la science n’en parle pas, et cela dépend donc de chacun, comme tout ce qui et subjectif. Dépendre de chacun signifie alors : être différent selon chacun. Voilà bien une conception courante du subjectif, d’être différent selon chacun, et d’être opposé à la science, identique pour tous. Or cette conception pose problème.

 

            On peut même aller jusqu’à dire que les vérités géométriques, qui sont des vérités de raison, sont subjectives, jusque et y compris dans leur objectivité et dans leur universalité forte. Car subjectif a deux sens presque opposé, dont l’un est le contraire de la science ou de l’objectivité, tandis que l’autre en est la condition de possibilité. Où sont les objets de la géométrie, dont le triangle infiniment haut, si ce n’est dans le champ de conscience d’une subjectivité qui parle et qui veut ?

     Au sens courant, subjectif veut dire différent selon chacun, relatif à la particularité de chacun, qui n’existe qu’à un seul exemplaire unique, chacun étant le seul à être là où il est, et à avoir exactement ce corps précis qui est le sien. Ce subjectif là, le subjectif relatif différent selon chacun et seulement particulier, c’est celui que l’objectivité scientifique doit ignorer, neutraliser, en en faisant abstraction, en général au moyen de méthodes quantitatives.

    Mais subjectif désigne aussi le fait d’être sujet, d’être celui qui fait l’action de parler, de vouloir, de percevoir attentivement. C’est une volonté du sujet que de neutraliser le subjectif relatif. L’objectivité est donc un acte du sujet au sens transcendantal du terme. L’ob-jet est jeté devant l’attention, devant la volonté et devant le discours du sujet qui veut connaître. En ce sens rien n’est plus subjectif que la géométrie. Platon croyait que l’âme voit des vérités éternelles en géométrie, alors qu’en réalité elle reconstruit activement l’espace par divers actes volontaires. Poser le point est un acte de volonté et de langage, le mettre en translation s’effectue volontairement, ainsi la translation de la droite engendre le plan puis la translation du plan génère le volume qui est l’espace complet, celui-ci n’est donc pas rencontré à l’extérieur mais construit à l’intérieur de soi. C’est pourquoi nous n’avons aucun doute concernant le fait qu’il n’existe aucun contre exemple dans le plan pour tous les triangles : nous sommes chez nous dans le plan, nous l’avons construit nous-même par des actes de notre subjectivité qui se dépasse elle-même, qui est subjective au sens transcendantal : voir le point infiniment petit à distance de soi, dire le point de sorte qu’il y ait distance entre le discours et ce dont il parle, vouloir le point comme un objectif d’infinie petitesse à distance de la volonté voulante, dans une portion non étendue de l’espace, c’est cela penser le point, la droite, le plan, le volume.

         C’est la libre activité de la subjectivité qui est la raison de la certitude absolue que le point n’est pas étendu, que la droite est infiniment fine et infinie aux deux extrémités qu’elle n’a pas, etc… L’objectivité, c’est du subjectif au sens transcendantal. Si nous pouvions faire la matière comme on fait l’espace, en la voulant, disant, visant, alors on saurait ce qu’est la matière comme on connaît l’espace euclidien ou celui de Riemann. C’est pourquoi la physique, quand elle veut connaître la nature, commence par construire volontairement un modèle mathématique des choses qu’elle observe et qu’elle interroge au moyen de tests afin de voir si les modèles mathématiques seront falsifiés ou non falsifiés. Platon, en croyant que la connaissance n’est qu’une contemplation immobile, a raté la subjectivité. C’est en faisant l’acte dynamique de reconstruire toutes les variations de la nature à une vitesse infinie qu’on en aurait une intuition intellectuelle active interne qui serait un véritable savoir absolu objectif complet, non en étant une intuition statique. La pensée du point est donc profonde si elle est vraiment pensée par le sujet, et devient superficielle si elle est un simple discours bavard qui répète sans esprit la définition du point. Ainsi la profondeur dépend bien d'un acte subjectif sans pour autant être différente selon les opinions des uns ou des autres.

      Pour finir, il faut dire pourquoi les relativismes refusent d’envisager une profondeur qui ne pourrait être sur le même plan que la surface des faits particuliers qui se succèdent les uns aux autres : par peur d’être déchirés entre le fini et l’infini, entre la partie et le tout, entre le particulier et l’universel. Ils veulent coïncider avec leur limite, leur modeste finitude, afin d’être réconciliés avec eux-mêmes, en paix. Cueille le jour sans t’agiter ni t’inquiéter de demain ou regretter hier, dit Epicure, qui trouve trop exigeant l’héroïsme stoïcien de s’accorder à l’universel par un détachement fait d’impassibilité. A l’ataraxie par le Tout, les atomistes préfèrent l’ataraxie dans l’instant. Il faut quand même savoir que l’infini, quelle que soit sa profondeur, est présent au fini et lui donne gratuitement, gratieusement, le présent de la présence, il est là dans le fini sans exiger de lui une ascèse, une élévation qui l’éloignerait de sa vie ordinaire. Ce n’est qu’en partageant pain et vin, comme on le faisait aussi au jardin d’Epicure, qu’on se réconcilie avec l’altérité d’autrui, dans un simple repas où l’on renonce à tout maîtriser et à s’élever au-dessus des autres, car l’infini n’est ni grand ni petit, et que nous sommes toujours, où que nous soyons, dans l’exact milieu entre l’infiniment grand et l’infiniment petit : au centre du réel, même si la particularité Terre n’est pas le centre de la particularité Système Solaire, il reste vrai que le point de singularité du surgissement de ma conscience, de la tienne et de la sienne est exactement au centre de l’infini, où que nous soyons. Ainsi est-il, nécessairement, quelles que soient nos opinions, nos préférences, notre petite enfance ou notre position géographique, et c’est pourquoi nous nous prenons, à juste titre, pour le nombril du monde : nous ne le sommes pas en tant que particularité éphémère, mais en tant que singularité, infiniment localisée, et ouverte. Ainsi est-il, nécessairement, puisqu’il n’y a qu’un seul infini antérieur au fini, profond pour le fini.

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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 16:15

 Apparemment, matière et esprit sont distincts puisque nous les distinguons par un vocabulaire différent, qui semble justifié: nous dirons qu'un long raisonnement visant à établir si Dieu existe ou non est plutôt du registre de l'esprit, tandis que nous appellerons "matériel" ce morceau de roche, cette éponge, voire cet éternuement.

  Le "et" est alors disjonctif: faut pas confondre: il y a la matière... et l'esprit.

                           Mais de toute façon, la question du "et" conjonctif se pose: si l'esprit n'est en rien matériel, si la matière n'est en rien spirituelle, comment des pensées auraient-elles des effets sur les corps, ou comment des substances corporelles auraient-elles des effets sur les pensées? L'alcool, la maladie, la fatigue, altèrent les pensées; la torture peut ébranler la volonté la plus ferme.

     Même si comme Spinoza on allait jusqu'à nier toute influence de la pensée sur les corps ou des corps sur les pensées, il reste qu'il faut montrer comment les deux, pensées et corps, participent à un seul et même réel. (Par exemple deux attributs de l’unique substance infinie, qui s’exprime en une infinité de modes selon une infinité d’attribut tels que nous n’en connaissons que deux : la pensée et l’étendue…)

          On peut aussi contester le "et", qu'il soit conjonctif ou disjonctif, et estimer qu'il n'existe pas la matière et l'esprit, mais seulement la matière ou seulement l'esprit. Dans ce cas, il y a matière et matière, ou esprit et esprit, mais pas vraiment matière et esprit.

        Par exemple on appellerait "matière" la matière non pensante, et "esprit" la matière organisée de sorte qu'elle pense, mais ce serait ici et là la même chose, organisée différemment.  Inversement, l'esprit pourrait être plus entier, intérieur, clairement spirituel, et de lui-même se figer, s'extérioriser, se diviser, de sorte qu'il semblerait matériel sans l'être jamais entièrement.

   Peut-on répondre à de telles questions, et atteindre dans les réponses un degré de certitude comparable à celui atteint en mathématique? De fait, l'opinion du grand nombre pense que non, et même la majorité des personnes cultivées et réfléchies, si bien que l'abandon des questions métaphysiques est réputé, depuis Kant, raisonnable. Trop abstraites, elles seraient hors de notre compétence, à nous qui sommes limités. Vouloir penser en profondeur le réel serait, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf, une entreprise perturbante, dangereuse, hasardeuse au plus haut point.

         Mais rien ne prouve que le criticisme de Kant soit la philosophie pleinement légitime, ni que les philosophies sceptiques, ou les diverses formes de relativisme, soient indépassables, il faut donc examiner tout cela, se risquer à poser ces questions métaphysiques dont on nous dit qu'elles outrepassent notre compétence.

        Pour commencer, il s'agit de partir d'hypothèses définies, et de tester ensuite ces hypothèses, d'éprouver leurs présupposés pour juger de leur valeur. Par exemple pour Platon et pour Aristote, l'esprit est plutôt une entité intellectuelle. A l'état pur et sans mélange, l'esprit n'a pas de sensibilité. Il atteint la vérité, le réel, par une sorte d'intuition intellectuelle ou d'évidence qui n'a absolument rien d'affectif. Mais il existe aussi une pensée de l'esprit comme un souffle créateur et donateur, une relation d'amour à l'autre, un don de soi. Pascal ou Bergson diraient que d'un esprit à l'autre il y a autant de différence qu'entre le Dieu des philosophes et des savants et le Dieu qui parle au coeur, qui a ses raisons et que la raison ignore. ( La raison réduite à la logique du tiers exclu en tout cas, et à des concepts, ce qui n'est peut-être pas toute la raison ni tout le logos, toute la parole.)

     De même la matière est définie par Démocrite par un nombre infini d'atomes dans un vide infini, ce qui ne coïncide pas du tout avec la définition d'Aristote pour qui la matière est ce qui individue la forme, de sorte qu'elle soit rencontrable par la sensibilité, ce en quoi la matière est un principe de singularisation, un indéfini étrange, impensable, qui nous affecte sitôt qu'il est informé en quelque façon.

    Il y a donc des définitions de la matière, des définitions de l'esprit. Laquelle adopter? Par laquelle commencer? La méthode est simple: éviter les associations d'impressions non critiquées, les préjugés, les raccourcis arrangeants, dans le but de chercher la vérité, avec en fond cette conviction ferme, quoique impossible à prouver, qu'il n'existe qu'une seule réalité, et que notre entrée dans la conscience nous en a révélé quelque chose, un petit bout, dont nous cherchons à savoir s'il est ou non significatif du tout, ou purement anecdotique.

Notre naïveté métaphysique première nous fait demander: est-ce Dieu, l'esprit, qui est à l'origine de la matière, ou est-ce la matière qui est à l'origine de ce que nous appelons esprit et qui n'est rien d'autre que de la matière organisée? Nous posons alors la question de l'existence ou non de l'esprit, de Dieu, mais de sorte que la question puisse ouvrir une réflexion rigoureuse et non un affrontement d'opinions déjà plus ou moins formatées dans un sens ou dans l'autre. Pour cela, il faut conceptualiser l'hypothèse.

  Plutôt que de demander: Dieu existe-t-il? Est-il créateur ou producteur de la matière perceptible? ou n'est-il qu'une illusion due à la complexité de l'organisation matérielle qui par ses différences et ses contrastes donne l'impression qu'il existe plusieurs entités, matérielles et immatérielles, alors qu'il n'en existe qu'une seule, matérielle? Mieux vaut demander: qu'est-ce qui est premier? Le Tout? ou les parties? Cette forme conceptualisée de la question va permettre de construire des modèles sur lesquels notre raison pourra exercer son jugement critique de manière instructive.

   Une fois correctement conceptualisées, nos hypothèses vont permettre de déduire des conséquences nécessaires à partir des modèles supposés. Il ne s'agira alors ni de conditionnement fermé, ni de formatage, mais bien de pensée déductive, consciente de ses méthodes et présupposés, et décidée à les interroger.

   Il sera aussi nécessaire de justifier les raisons pour lesquelles nous commençons par telle hypothèse plutôt que par telle autre, avec toujours cette exigence de rationalité la plus sérieuse et scientifique possible, voulant vraiment l'objectivité ou l'impartialité du propos, et de la pensée.

 

        Développant notre première hypothèse, nous la réfuterons, en raison de ses lacunes d'une part et de ses contradictions d'autre part. Ce sera l'hypothèse n°1: Les parties précèdent. Réfutée pour n'être pas la philosophie pleinement légitime, elle sera cependant reconnue partiellement légitime et nécessaire pour penser la part explicable du réel.

    Développant ensuite notre seconde hypothèse, (la première étant réfutée, il est légitime de construire l'hypothèse inverse, symétrique), nous la réfuterons à son tour. Réfutée mais reconnue partiellement légitime pour penser la part théoricienne du réel. Mais il ne s'agit pas d'un échec, il s'agit d'un parcours instructif et formateur puisqu'il va être possible d'identifier clairement les raisons pour lesquelles les deux hypothèses, la 1 et la 2, échouent, et de comprendre qu'elles ne sont pas seulement opposées puisqu'elles ont réellement des présupposés communs. 

    Enfin nous développerons l'hypothèse n°3, et nous ne parviendrons pas à prouver qu'elle est fausse. Non seulement elle sera cohérente, mais de surcroît elle sera féconde. Non seulement nous ne prouverons pas sa fausseté, mais nous comprendrons pourquoi elle ne peut être prouvée, seulement risquée, et pourquoi il est nécessaire qu'il en soit ainsi. Il se peut aussi que l'exposé développé de cette hypothèse, quoiqu'impossible à imposer par une preuve logique, soit si éclairant, qu'il puisse provoquer une lumière suffisante à fonder la conviction, la claire compréhension d'un sens nécessaire. D'hypothèse en hypothèse, nous parviendrions, le temps d'un moment de concentration, à comprendre l'essentiel, avant de l'oublier tout aussitôt en retournant à nos moutons, comme il arrive toujours avec la vérité si improblablement détenue par ces petites choses fragiles que nous sommes tous.

 

 

 

Introduction.

   On oppose couramment les idéalistes ou les spiritualistes aux matérialistes, sur un critère simple et apparemment essentiel: ceux qui sont matérialistes et athées pensent que les parties précèdent le tout, ceux qui affirment Dieu ou l'Esprit universel envisagent a contrario que le Tout précède les parties.

      On peut dire de l'esprit qu'il est originairement synthétique: simple avant d'être composé de morceaux. Inversement la matière des matérialistes athées est composée de morceaux ou parties qui sont extérieurs les uns aux autres avant de former une quelconque totalité.

     Le spiritualisme ou l'idéalisme, quoique très différents puisque l'idéalisme est intellectualiste et pas le spiritualisme, ont en commun d'admettre que dans le réel, le simple est antérieur au compliqué, et que l'esprit ou Dieu n'est pas composé de morceaux extérieurs les uns aux autres. L'infini de Spinoza, ou Nature Naturante, est simple et singulier, il s'atteint soi-même dans une intuition intellectuelle simple, il n'est point composé de morceaux: la diversité est la nature naturée, qui est l'expression d'un infini en soi-même simple. Spinoza est clair: il n'existe qu'un seul infini antérieur au fini, même s'il existe des infinis en très grand nombre, comme l'infini des entiers, l'infini des pairs, l'infini des impairs, l'infini des irrationnels, et une infinité d'autres. Ces infinis nombreux sont obtenus à partir du fini qu'on répète une infinité de fois, ce sont des modes ou des attributs, pas la Substance: ils ne sont pas l'unique infini antérieur au fini. Chez les stoïciens aussi Dieu est un Grand Vivant doté d'une unité organique qui ne résulte en rien d'une addition de parties ou particularités. Yahvé chez les juifs, la Trinité des chrétiens, Allah des musulmans sont simples avant d'être complexes, il s'agit d'esprit, non de matière au sens des atomistes.

    Par contre, chez les matérialistes épicuriens, ou chez Démocrite, ou chez Diderot, ou chez Marx, les parties précèdent toute totalité, et chaque totalité n'est, aussi grande soit-elle, qu'une partie d'un tout plus grand. Il n'y a que des parties, jamais de tout qui soit vraiment tout, mais surtout, les parties sont plus anciennes que les totalités, toujours provisoires.

 

        Par quelle hypothèse commencer? Ne serait-il pas commode de commencer par l'hypothèse estimée la moins vraie, afin de la réfuter et de progresser pour conclure en apothéose sur la plus probable?  Mais alors on a déjà conclu et on ne cherche pas vraiment? Ou bien ne peut-on partir de l'hypothèse la plus certaine? Or laquelle est, au premier abord, la plus certaine?

    Il n'est ni certain ni évident que Dieu existe, ou que l'esprit soit premier, par contre on ne peut douter qu'il existe des parties. Nul doute que la tour Montparnasse n'est pas le lacet de ma chaussure ni l'anneau de Saturne la griffe de ce lapin. Autant on peut douter qu'il existe un Tout qui ne soit pas à son tour une partie, autant on ne peut douter qu'il existe des parties. Partons donc du plus certain, posons l'hypothèse que les parties sont premières.

 

      Ainsi est donc l'hypothèse: les parties sont premières. Bien pensée elle contient précisément cette idée: ce qui est premier est l'extériorité des parties, car si elles ne sont pas extérieures les unes aux autres, elles forment un tout, et donc on n'est plus dans l'hypothèse que les parties précèdent. Si les parties ne sont pas d'abord extérieures les unes aux autres, alors elles forment un tout synthétique qui les relie par-delà leur extériorité, et c'est ce tout qui est premier, ce qui revient à diviniser la nature, à la penser comme une grande totalité organique, à la doter de quelque unité synthétique, donc spirituelle et vivante.

    C'est bien pour éviter cela que l'atomisme commence avec Leucippe ou Démocrite par penser que les parties qui composent l'univers sont d'abord extérieures les unes aux autres, et insécables.  Ces parties premières n'étant pas à leur tour composées de parties, on ne pourra les couper, tomein en grec, elles seront non sécables, a-tomos. Mais si atome veut dire insécable, il faut bien comprendre que leur véritable propriété n'est pas l'insécabilité mais l'impénétrabilité, car pour les couper il faudrait pouvoir pénétrer dedans: or c'est cela que l'hypothèse de départ interdit. 

   En posant que les atomes sont impénétrables, on est sûr qu'ils sont d'abord des parties avant de former un tout, et qu'on est bien dans l'hypothèse: les parties précèdent, l'extériorité est première.

     Impénétrables, rien ne peut entrer dedans, tout reste extérieur: c'est bien cela que veut sauver l'atomisme, l'imperméabilité du principe premier, l'atome.

  (Voilà qui peut éclairer et le rire de Démocrite et son sens de l'abstinence sexuelle, qui peut surprendre chez un matérialiste pour qui s'imaginerait que le matérialiste doit être libertin: Démocrite est profondément attaché au principe que l'atome, seul vraiment consistant et éternel, est impénétrable, le rire de Démocrite étant surtout un rire de maintien de la distance plutôt qu'un rire de connivence ou de contagion. de toute façon, le rapport entre rire, extériorité, mécanique et rupture mérite d'être interrogé, et c'est sans doute le sens du travail de Bergson sur cette question. Nous verrons que la raison d'être ultime du modèle atomiste est d'abord morale avant d'être un schème théorique visant la connaissance pour elle-même, sur laquelle il est finalement assez relativiste et sceptique ultimement, et ce malgré l'apparence absolue et non négociable du principe d'impénétrabilité absolue des atomes.)

     La théorie atomiste doit, pour être pleinement légitime, pouvoir tout expliquer, elle doit rendre compte de tout le réel, en tout cas de toute l'expérience que nous en avons.

   Puisqu'il y a des solides, des liquides, des gazeux, on expliquera que les solides s'analysent en atomes qui ont une forme crochue, que les liquides  se décomposent en atomes qui ont une forme lisse et que les gazeux sont formés de particules séparées par un plus grand vide, plus espacées, expliquant ainsi que les gazs soient plus légers que l'eau ou les solides.

  Certes il faut admettre que si l'eau gèle et devient solide, c'est que les atomes lisses deviennent crochus, peut-être le froid leur donne-t-il la chair de poule, de même les solides en fondant supposent que leurs atomes perdent leurs crochets. On peut penser que des crochets rétractiles contredisent l'affirmation que les atomes ne sont pas composés ou qu'ils sont impénétrables, car alors le crochet doit pénétrer dans l'atome pour le rendre lisse.

     On peut cependant encore sauver le modèle en affirmant que les atomes ne sont pas en droit impénétrables mais seulement de fait impénétrables, et que ce n'est que de fait qu'ils restent extérieurs les uns aux autres. De même des boules de pétanques sont en droit pénétrables si l'on utilise une perceuse, une scie à métaux, si on les chauffe ou si on les choque à des vitesses astronomiques, mais aux vitesses où l'on en use habituellement, elles demeurent de fait extérieures les unes aux autres. Il faut alors dire que l'atomisme prétend que de fait, tel qu'il existe, l'univers ne mobilise jamais de forces telles qu'elles en viendraient à faire se fondre ou se pénétrer les atomes, qui demeurent de fait extérieurs les uns aux autres.

   Voici expliquée la matière sensible, mais reste à expliquer les pensées, qui ne sont pas sensibles. Le modèle propose ici de distinguer les atomes grossiers des atomes subtils.

Un atome grossier est beaucoup trop petit pour être perçu par l'ouïe, la vue, le toucher, le goût ou l'odorat. De même mille atomes grossiers, car ils sont fort petits. Mais lorsqu'on a affaire à un assemblage de plusieurs millions ou milliards d'atomes grossiers, le tout formé par ces parties est accessible aux sens. Même un gaz peut être odorant et son explosion a des effets sensibles.

Par contre, un atome subtil est tellement plus petit qu'un atome grossier que même un assemblage de milliards d'atomes subtils ne peut être détecté par les sens, formés eux-mêmes comme notre corps d'atomes grossiers. On peut dire que les atomes grossiers sont comme un filet pour le thon, et que les atomes subtils sont des bébés sardines: impossible d'attraper les sardines avec un filet pour le thon.

Les pensées ne sont donc pas sensibles. (Leurs atomes doivent être lisses car s'ils sont crochus ils risquent de former de gros groupes captables par les atomes grossiers, de même que des sardines solidement crochetées seraient saisissables avec un filet pour le thon. Comment alors penser les liens solides qui relient certaines pensées entre elles? Comment faire pour que des liens logiques soient des liens physiques, matériels? Cette théorie, encore défendue par Marx avec son idée que les contradictions sont des rapports de force, que les contradictions entre idées et thèses philosophiques sont et ne sont que des rapports de force entre des classes sociales aux intérêts matériellement inconciliables, est en réalité stupéfiante.)

      Il apparaît que le modèle malgré quelques obscurités, a aussi des mérites, par exemple il rend compte du fait que des pensées puissent affecter la matière ou que la matière puisse affecter la pensée, ceci du fait que le filet de thon peut s'il est remué brutalement mettre en déroute le banc de sardines, et inversement le banc de sardines peut former un courant capable de dévier le filet, même si en tirant le filet on n'attrapera aucune sardine. Ainsi dans le modèle le cours des pensées serait orienté par les cavités du cerveau et certaines habitudes mentales seraient ainsi explicables, comme dans le modèle cartésien des esprits animaux qui circulent par le corps.

Résumons le modèle en le conceptualisant, voyons ses difficultés, voyons comment des matérialistes ont cherché à améliorer le modèle pour supprimer ou réduire les difficultés, voyons s'ils ont ou non réussi, voyons si leur échec n'est pas instructif sur la nature des difficultés qu'il s'agit de surmonter.

 

       Résumons le modèle: il est construit de sorte que toutes les parties soient extérieures les unes aux autres. La forme parfaite d'extériorité est l'espace pur abstraction faite du temps et de toute intériorité. Le modèle atomiste privilégie donc l'espace et l'extériorité, il est à proprement parler explicatif.

   Qu’est-ce à dire au juste ? Pour l’espace, il suffit de connaître les parties pour connaître le tout, car il n’y a rien de plus dans le tout que dans les parties, sans quoi l’explication serait insuffisante. Expliquer, c’est alors décomposer, analyser.  Pour le temps, le présent sera le résultat du passé, résultat d’un passé plus ancien, à l’infini. C’est inévitable : si l’on pose d’abord l’espace avec ses atomes extérieurs les uns aux autres, le temps sera le passage pour la particule d’un lieu de l’espace à un lieu extérieur, si bien que les positions actuelles résulteront des mouvements passés.  Il n’y aura donc pas de finalité dans l’univers, tout se fera par le seul jeu du hasard et de la nécessité comme le diront Démocrite ou Epicure. L'atomisme va donc rencontrer des difficultés avec les notions d'intériorité et de temps. Il va chercher à les surmonter, voyons comment.

 

      Comment rendre compte du temps, et en particulier de l'irréversibilité du temps? Il faut bien voir qu'avec de l'espace, on ne fait pas du temps, et donc que Démocrite est incapable de rendre compte du temps, encore moins de son irréversibilité. Epicure s'en aperçoit, et ajoute un élément au système: le clinamen. Lorsqu'ils chutent, les atomes dévient, de façon aléatoire (pas de Dieu, donc imperfection des mouvements matériels marqués par la contingence) Sans le clinamen, les atomes tomberaient dans le vide à la même vitesse et resteraient à égale distance les uns des autres, donc chaque moment du temps serait semblable aux autres comme si tout était immobile, bref il n'y aurait rien qui manifestât l'existence du temps.

   De plus la chute aléatoire ne peut se faire que du haut vers le bas, donc cela explique l'irréversibilité du temps puisqu'on ne peut faire refaire aux atomes exactement le même chemin en sens inverse, ni les faire remonter, ni les amener à épouser la trajactoire antérieure en sens inverse.

  Objection grave: Même avec le clinamen, le temps n'est pas expliqué. Quand bien même on referait les trajectoires en sens inverse, le retour aux positions spatiales antérieures se ferait dans le futur, pas dans le passé. Un même état de choses se reproduirait, ce serait la première fois qu'il advient pour la deuxième fois si peu de temps après, mais cela ne rendrait pas le temps réversible pour autant. La réversibilité ou non réversibilité du temps n'est pas une question de position des choses dans l'espace. Croire que le temps n'est que le changement de position des choses dans l'espace c'est concevoir le temps de façon calculante, par un jeu de cailloux, or la translation du temps n'est pas un calcul ni le déplacement d'un caillou dans l'espace. Le déplacement spatial suppose la translation temporelle mais l'altération du temps n'est pas un mouvement dans l'espace.

    De même l'intériorité des sensations et de la conscience n'est pas l'intériorité spatiale. Nous n'avons pas froid, ou mal, ou jouissance, dans notre corps, comme nous avons une craie dans la main, un stylo dans une trousse, une chaise dans une salle de classe. Le "dans" de l'intériorité ressentie n'est pas le "dans" de l'inclusion spatiale. Le premier n'est pas visible à l'extérieur de soi sous forme d'objet doté de contours, le second si. Le premier est perceptible en dehors de soi sous forme de signe, de signification, de parole ou d'expression, non sous forme d'objet aux contours précis. On voit hors de soi si une croix est dans un cercle ou hors de lui, si un crayon est dans une boîte ou hors d'elle, mais on ne voit pas une douleur dans une main, ni une soif dans un corps, même s'il existe des signes de la  soif ou de la douleur. (Le mot comme signe n'est pas non plus un objet. Le matérialisme atomiste devra aller jusqu'à nier l'existence du sens, comme le fait André Comte Sponville dans certains écrits, notamment son traité du désespoir et de la béatitude.) Il prendra soin de nier les vérités de raison et de réduire la vérité, son éternité, à une somme de vérités de fait. Il obligera la pensée à s'en tenir toujours à des raisonnements d'entendement.

      Démocrite échoue aussi à expliquer la sensation: si un atome ne sent rien puisqu'il n'a pas d'autre qualité que son impénétrabilité, et que l'impénétrabilité est la qualité qui exclut toutes les autres en les rendant impossibles, alors un groupe d'atomes n'étant rien de plus que la somme de ses parties, il ne peut rien sentir non plus. Un univers composé d'atomes démocritéens, même s'ils se mouvait, serait insensible et dépourvu d'êtres vivants.

     C'est pourquoi Epicure, comme le fera à son tour Diderot au XVIII° siècle, et Marx au XIX°, va introduire la sensibilité dans chaque atome, en plus de l'impénétrabilité. C'est le fameux matérialisme enchanté de Diderot, par lequel il entend, à l'aide d'un simple oeuf, réfuter toutes les écoles de théologie. Diderot s'imagine que la sensibilité est une qualité compatible avec l'impénétrabilité et avec l'extériorité des parties, et que cette sensibilité pourrait s'additionner avec le nombre des atomes jusqu'à devenir manifeste alors qu'elle était cachées, selon l'organisation des choses. 

    On s'imagine alors la sensibilité comme une propriété de la matière sans comprendre que toute sensibilité suppose un minimum de synthèse du temps, que le temps synthétisé qui génère la sensibilité possède un type d'intériorité qui est incompatible avec les procédés explicatifs du modèle atomiste, bref on joue sur la confusion de l'imagination pour valider une hypothèse qui contredit l'atomisme.

   Le troisième problème est celui du finalisme et du projet. Chez Démocrite, et encore chez Epicure, tout se fait dans le monde par le seul jeu du hasard et de la nécessité, ce qui revient à exclure toute finalité et toute totalité au profit d'un mécanisme aveugle. Les notions de sujet et de volonté sont tenues pour obscures et confuses au sens péjoratif du terme, (et non en raison de leur relation à l'infini.)

  Si vraiment tout se fait par le seul jeu du hasard et de la nécessité (nécessité que les parties lisses forment des totalités liquides, les parties crochues des totalités solides...et hasard de la déviation aléatoire du clinamen) alors les pensées des hommes sont le fait du hasard et de la nécessité. Il existe de fait autant de philosophies que de philosophes, elles sont toutes différentes mais on voit mal comment fonder le fait qu'une soit plus légitime qu'une autre. Si Epicure possède un modèle philosophique plus pertinent que celui de Platon ou d'Aristote, c'est parce qu'un mélange de hasard et de nécessité à disposé les atomes subtils dans le bon ordre dans son corps épicurien. Les pensées d'Epicure ne sont alors qu'un nombre fini d'atomes qui se déplacent à une certaine vitesse selon une certaine forme particulière, et rien de plus.

   Mieux, Epicure ne voit pas le monde, mais a des simulacres composés d'atomes dans sa tête, qui sont des pensées parce que subtils. Il ne voit pas des arbres mais a des simulacres en forme d’arbres dans la tête. Mais l’impression de voir non des simulacres, mais des arbres vivants dans le monde, hors de nos têtes, d’où vient-elle ? De quoi est faite son évidence propre ? Combien d’atomes composent cette évidence et à quelle vitesse se meuvent-ils ?

 

Toutes ces questions montrent peut-être suffisamment les difficultés posées par le modèle atomiste, même en injectant des qualités dans l’atome, d’abord conçu - est-ce un hasard ?-  sans qualités.  Il est donc légitime d’envisager l’hypothèse inverse, d’après laquelle le Tout est premier : ou bien les parties sont dérivées d’une totalité simple,  ou bien elles appartiennent au départ à une totalité composée de parties pas vraiment extérieures les unes aux autres : une sorte de système dans lequel les articulations ne suppriment en rien la simplicité.

   Cette hypothèse est développée conceptuellement dans une œuvre abondante par Platon. Le monde intelligible, l’âme incorporelle et divine, ne sont pas composés de parties extérieures les unes aux autres. Il faut comprendre pourquoi.

  Si le tout est bien le tout, il en résulte des conséquences logiques nécessaires : il n’est pas quelque part, il ne passe pas de quelque part à autre part , il doit donc être immobile.

   Il ne change pas : s’il change, c’est qu’il passe d’une forme à une autre qui n’est qu’une partie des formes possibles, donc d’une forme particulière à une autre forme particulière. Or s’il est le tout, il est pleinement fait, fini, achevé, parfait. Pour changer, il faudrait qu’il passe d’une moindre perfection à une plus grande, ou d’une plus grande à une moindre perfection. Or s’il est le Tout dès l’origine, il est soit dans la forme parfaite qu’on on peut améliorer au cas où il articulerait des parties distinguables, soit il n’a pas de parties et est simple parfaitement.

    Pourquoi cette hypothèse que le tout précède ? Parce que Platon s’étonne de l’aptitude de l’être humain à théoriser sa situation, s’étonne qu’il y ait chez l’homme une aptitude à la science. L’homme est une forme particulière d’existant, parmi d’autres, comment peut-il s’intéresser à l’universel, au Tout ? Comment la science, ou même simplement le projet de la science, l’idée de la science, sont-ils possibles ? Il doit y avoir quelque chose en l’homme, que Platon appelle l’âme, qu’Aristote appellera intellect, qui rend possible que l’homme ne soit pas enfermé dans sa particularité, qu’il puisse se donner des buts qui le dépassent, des horizons dont on se demande même s’ils sont accessibles tant ils sont parfaits, divins, au-delà du particulier.

 

               Pour dire son étonnement, Platon invente des mythes, qui sont une manière de dire sa perplexité et le caractère intriguant des écarts qu’il découvre en l’homme. Le mythe de la Réminiscence énonce cette idée : « Un jour l’âme est tombée dans un corps ».

   L’homme est donc l’âme divine qui est tombée dans un corps et qui, par la violence du choc (trauma en grec) a été choquée, traumatisée, perdant toute mémoire. Son amnésie lui fait tout oublier du Tout qu’elle a pourtant été avant la chute : Dieu qui a oublié qu’il était Dieu, voilà l’âme de chaque nouveau- né entrant dans le monde.

     Que signifie un tel mythe ?

Il fournit des éléments de réponse assez pertinents pour que Platon s’arrête à le formuler et développer, et assez d’ incohérences pour que Platon n’en fasse pas un savoir théorique mais seulement un mythe, un peu comme l’allégorie de la caverne, pertinente et insatisfaisante tout à la fois .

   Les éléments invraisemblables d’abord, la pertinence ensuite.

   Si le Tout est le Tout, divin et parfait, il ne peut y avoir un jour pour lui, il n’est pas dans le devenir, il est immobile. Il ne peut donc chuter un jour…

    Si le Tout est parfait, il ne peut chuter, car cela supposerait quelque imperfection dont il est par définition exempt. S’il a pu chuter, il était imparfait, pas pleinement fait, ce n’était pas le tout, il ne possédait pas la Théoria en acte, la vision du Tout  (donc de soi-même).

    Tomber serait passer d’un lieu plus élevé à un autre lieu plus bas : or le tout ne peut être localisé, ni en haut, ni en bas…il ne saurait donc chuter.

     Enfin si l’âme n’est point corporelle, comment heurterait-elle un corps pour être choquée ? Et si elle choque le corps, c’est qu’elle est aussi corporelle, or elle ne saurait l’être avant la chute.

             Qu’on prenne la chose par tous les bouts, il n’y a qu’invraisemblables contradictions dans cette histoire. Platon est trop intelligent pour ne pas le voir.

 

   En quoi y a-t-il alors assez de pertinence pour néanmoins prendre la peine de formuler le mythe ?

  La première idée touche le rapport particulier/universel : l’expérience a beau ajouter du particulier au particulier, cela ne peut jamais suffire à faire de l’universel ni à rendre compte de l’intérêt pour l’universel. La conscience elle-même est tellement étonnante qu’on voit mal comment l’expliquer par une simple addition de particularités.  (Nous retrouverons ces questions lorsque nous nous confronterons à des auteurs récents qui tentent de ne voir dans la science qu’une suite d’inductions sans déductions.)

    Le modèle rend bien compte aussi de la conviction qui habite tout être raisonnable capable d’argumenter, à savoir la conviction qu’il n’existe qu’une seule réalité et que tout ce que nous voyons est un morceau de cette unique réalité. Une telle conviction pourrait venir de ce que notre pensée a une certaine proximité avec une origine simple et divine qui rend le particulier capable d’être ouvert à un au-delà de sa particularité dans laquelle il n’est pas enfermé.  Le monde sensible est une copie en nombreux exemplaires imparfaits de l’unique modèle intelligible simple, comme les cercles sensibles sont des copies de l’unique idée parfaite qui les inspire :  la définition du cercle, qui n’a rien de sensible.

   Ayant contemplé les originaux avant la chute, nous nous les rappelons à force de voir des cas particuliers qui en sont des imitations imparfaites. C’est donc d’avoir vu les originaux intelligibles qui nous permet d’éclairer les cas particuliers et de les insérer dans une conception du réel dans son ensemble, ce que ne peuvent jamais faire les animaux. Ils sont plus éloignés que nous de l’origine, moins originaux donc, parce qu’ils sont des hommes qui, pour avoir désiré trop le sensible, se sont après leur mort réincarnés en vivants davantage en fusion avec le sensible, moins aptes à la distance, réalisant ainsi leur désir de se vautrer dans la matière.

        La difficulté de Platon est surtout son affirmation de deux mondes complètement hétérogènes : un monde sensible et un monde intelligible, une nature corporelle et une nature incorporelle, dont la relation est impensable. L’idée d’une science infuse, innée, qui se perdrait avec la naissance est assez problématique puisqu’on voit mal comment le parfait peut déchoir sans que cette déchéance ne contredise sa supposée perfection.

 

          C’est cette difficulté que va tenter de résoudre un élève de Platon, Aristote, qui va quitter l’Académie pour fonder une nouvelle école dissidente, le Lycée.

   Rompant avec la théorie de l’innéité des Idées, il propose un modèle empiriste : rien n’entre dans l’intellect sans être d’abord passé par les sens. La connaissance n’est pas innée ni infuse à l’âme, elle se fait au cours de l’expérience grâce à l’abstraction. La connaissance consiste en effet à faire abstraction de la matière d’une chose pour n’en garder que la forme.

     En effet Aristote théorise toute chose par le couple matière/forme, et non atomes/vide. Si l’on veut penser le couple matière/forme, nous devons nous demander ce que c’est que la matière sans la forme, ce que c’est que la forme sans matière, ce qu’ajoute la matière à la forme et ce qu’ajoute la forme à la matière afin de bien penser ces deux concepts : matière et forme. Nous aurons alors pensé le « et » dans sa fonction conjonctive et dans sa fonction disjonctive, rendant totale la conceptualisation.

 

  Qu’est la matière sans forme ? C’est une matière informe, donc sans contours ni fin ni définition, sans termes pour la dire, donc indéterminée. N’étant rien de déterminé, de défini, elle n’est ni bois, ni fer, ni terre, ni eau, ni feu, ni air, elle est donc le chaos, l’indéfini, ou infini. Elle ne saurait exister en acte, mais seulement en puissance. Seule la forme pourra l’actualiser. Elle n’est ni pensable, ni sensible, n’étant rien d’actuel mais seulement une potentialité, une réalité virtuelle, un possible. Elle est le pur singulier.

 Qu’est la forme sans matière ? La forme sans matière est soit une forme particulière abstraite à partir du composé matière/forme, soit la forme sans virtualité, sans imperfection, pleinement faite et parfaite, divine, à savoir Théos, l’intellect universel lui-même.

Donc deux sens de forme sans matière: 1)la forme abstraite de la matière, est matérielle dématérialisée, 2)la forme pure, Dieu, est absolument immatérielle. La première vient de l'expérience, empirisme, puisque tout ce qui est dans l'expérience est composé de matière et de forme, nous ne rencontrons que ces composés. La seconde n'est pas dans l'expérience, mais permet de la théoriser depuis un recul radical, une sorte d'ailleurs. Ni théos ni chaos ne sont dans l'expérience, mais nous sommes affectés par quelque chose qui n'est pas que forme, tandis que la forme globale met en synergie et finalise toutes les formes particulières. [Il y aurait encore une solution pour garder Dieu sans avoir la finalité, ce qui reviendrait à dire que nous ne cherchons pas la vérité ni à unifier les forces de la nature mais que cela se fait nécessairement en nous sans que nous le cherchions, c'est la solution de Spinoza qui consiste à garder Dieu infini antérieur au fini tout en niant la finalité et le libre arbitre: Dieu Nature Naturante qui s'exprime infiniment d'une infinité de manières.]

 

   Qu’apporte la matière à la forme ? Une forme sans matière ne peut être sentie, elle ne peut être individuée, elle ne peut être imparfaite. La définition du cercle n’est pas sensible, ni la définition du couteau, avec laquelle on ne peut rien couper, ni ce morceau de pain, ni même la définition du pain. Le couteau qui est dans ma main n’est pas la définition du couteau qui serait dans la définition de la main. La matière est ce dans quoi ma main est individuée, ainsi que le couteau.

    La matière est ce qui individue le cercle qui devient ce cercle tracé ici à la craie, à ce moment : elle est ce par quoi la forme du couteau nous affecte.

 

    Qu’apporte la forme à la matière ? Elle apporte une limite, une fin, des contours, un terme, par quoi la chose peut être définie, déterminée, délimitée, dans des termes précis, qui disent où commence et où s’arrête la chose, quelle est sa fin. La forme donne aussi la limite qui permet à la chose de passer du virtuel à l’actuel : la matière est un monde composé uniquement de minéraux, ou de minéraux et de végétaux, ou de minéraux de végétaux et d’animaux, et cela elle l’est virtuellement tant qu’elle n’a pas de forme, mais sitôt qu’elle a une forme, la matière devient un monde en acte, dans lequel il y a soit des hommes, des animaux, des végétaux, des minéraux, soit seulement des végétaux et des minéraux, soit seulement des minéraux, etc…

   La forme donne une fin (= contour) mais aussi une fin (=finalité) et donc une performance : c’est par sa forme que la sphère roule, c’est par sa forme que le couteau est tranchant. Le brin d’herbe ou la feuille de papier qui ont la même forme que le couteau, effilés, sont capables de la même performance : couper. C’est donc par la forme, per formam, qu’on réalise une performance, ce qui exige d’être en pleine forme. C’est par sa forme ailée que l’oiseau accomplit cette performance qu’est le vol.

 

   Aristote a-t-il réussi à éviter les problèmes et à tout penser à l’aide de ce couple matière/forme ? Parvient-il comme il le veut à théoriser le réel dans son ensemble ? A tout penser ?

 

En réalité le système total d’Aristote va rester divisé en deux morceaux qu’il ne parvient pas à unifier : d’un côté on y trouve une ontologie, mais qui ne peut contenir Dieu, d’un autre on y trouve une théologie, mais qui ne peut entrer en relation avec les composés matière/forme dont parle l’ontologie. Bref la métaphysique d’Aristote se trouve divisée en une ontologie et une théologie inconciliables, une ontologie sans théologie et une théologie sans ontologie, alors que les deux sont nécessaires l’une à l’autre. Il faut voir de près cet échec d’Aristote afin de le bien comprendre.

  Qu’y a-t-il dans l’ontologie d’Aristote, pourquoi Théos ne peut –il y figurer ? Qu’y a-t-il dans la théologie d’Aristote, pourquoi Théos ne peut-il entrer en relation avec les étants matériels ?

 

     L’ontologie est la théorie de ce qui est commun à tout étant. Tout étant est composé de matière et de forme, est donc hylémorphique. Une certaine matière informée explique le minéral, le végétal, l’animal ainsi que l’homme compris comme mouvement, comme animé, donc comme animal ou comme comportement social. La main, le cerveau, ont une forme qui permet certaine performances. Sans doute le cerveau de celui qui parle français est structuré dans le détail de ses connexions selon une forme spécifique, différente du cerveau de celui qui parle chinois, et aucun effort de volonté ne permet à quiconque apprendrait les règles du chinois et le vocabulaire de les actualiser sans faute, sauf à s’être habitué à pratiquer ces langues et donc à en épouser les formes et les habitus. Sans l’habitude par laquelle notre matière se dote de certaines formes, nous ne parvenons pas à grand’chose, d’où l’histoire du mille-pattes qui ne sait marcher que s’il ne réfléchit pas et qui s’emmêle les pinceaux sitôt qu’il veut mouvoir toutes ses pattes par réflexion et non en s’appuyant sur des automatismes.

   Pour chaque structure et chaque performance particulières, il existe une forme particulière : la respiration, la digestion, la marche, la course, la reptation, mettent en activité des formes particulières qui correspondent à des performances particulières. Avec le couple matière/forme, Aristote explique tous les étants particuliers, y compris l’homme comportemental, l’homme comme âme, anima, principe de mouvement. Mais lorsqu’il s’agit de penser l’homme comme théoricien, comme intellect, Aristote admet qu’il échoue à l’expliquer par son ontologie. Quelle forme permet de penser le couple matière/forme et toutes les formes quelles qu’elles soient ? Aristote ne peut le dire, son ontologie ne peut se réfléchir, s’expliquer elle-même, dire comment l’ontologie est possible. La conscience et l’intellect ne s’expliquent pas par une forme particulière.

 

    De plus il existe une tension puisque l'ontologie, pour être complète, doit contenir tous les étants, sans exception, or elle ne contient pas cet Etant qu'est Théos, puisqu'elle définit tous les étants comme composés de matière et de forme, or Dieu est forme pure, sans matière. Donc elle ne contient pas tous les étants.

 

    Il suffirait à Aristote de dire que Dieu-Théos n'existe pas pour résoudre son problème et totaliser tous les étants, mais Aristote juge irrationnel de nier Dieu: seul Dieu peut fonder l'obectivité du discours d'Aristote, sans Dieu la pensée reste enfermée dans des formes particulières et ne peut penser le réel dans sa totalité. Ou alors elle n'y parviendrait que par un coup de chance, un hasard, et non par science. Or nous avons l'idée de science puisque nous cherchons la théorie qui ramène toute la complication du réel à quelque simplicité première qui rassemble tout. Seul un étant qui soit à distance de toute particularité et libre de toute forme particulière peut penser la totalité des formes sans être localisé en une seule et donc partial. La philosophie comme discipline totale achevée exige Dieu comme son principe et sa fin. Sans Dieu, pas de science, pas d'objectivité, pas de véritable universalité, seulement des particularités dont la nécessité n'a aucune valeur de certitude, de savoir théorique, de théoria véritable. C'est donc pour des raisons scientifiques et pour des raisons d'objectivité du jugement qu'Aristote affirme la nécessité de Dieu. Cet accès à Dieu par voie métaphysique (le Dieu des philosophes et des savants dont parle Pascal sans grande sympathie d'ailleurs) n'a donc pas de lien avec le Dieu de la foi religieuse, le Dieu qui parle au coeur et au sentiment, le Dieu d'Amour.

 

   Le Dieu d'Aristote, Théos, ne pense pas la matière, ni ne la rencontre, ni ne la produit, ni ne la crée, il n'est pas pensée de la matière, mais seulement pensée de la pensée, il ne fait rien, ne crée ni n'agit, il est en acte, et pense la pensée sans rien faire, dans une intuition immobile. Il est même le premier moteur immobile qui meut le cosmos sans se mouvoir soi-même, comme l'aimé meut l'amant, en attirant à lui ce cosmos dont il est la fin, l'attirant d'autant plus qu'il est indifférent et n'a nul besoin du cosmos pour être parfait et achevé. Il ne peut penser que la pensée, n'est pas pensée de la matière. Il ne peut penser le cercle, qui suppose deux points, ou le triangle, qui en suppose trois, ou le carré, car alors pourquoi s'arrêter à cinq, à mille, à un milliard...les unités arithmétiques sont obtenues par abstraction à partir du composé matière forme, et si on veut les mettre en Dieu, on va l'entraîner dans l'infini, dans le chaos, dans une puissance qui ne sera jamais acte.

 

    Il y a donc un vrai problème concernant l'hypothèse du Tout qui précède les parties: ce tout est immobile, ignore les parties, n'a nul besoin d'elles, n'est ni sensible ni dans le temps, et n'a de relation à rien d'autre qu'à soi-même, par quoi il est parfaitement libre. Un tel principe simple ne peut donc rendre compte ni du temps, ou devenir, ni du sensible, ni de la multiplicité, ni de l'imperfection, qui sont pourtant ce dont nous avons constamment l'expérience. Dieu est chez Platon une âme sans corps, chez Aristote un intellect sans corps. Il est dans les deux cas immatériel et incorporel. Dans ce cas, c'est la possibilité pour Dieu d'avoir des effets sur le sensible qui est impensable, puisque par principe Dieu et le sensible sont sans contact possible, s'excluant l'un l'autre.

 

 

                                                                             Les deux hypothèses qui ont été envisagées l'une après l'autre échouent toutes deux, mais cela ne signifie pas qu'il faille désespérer de la pensée, car ces deux échecs sont instructifs et contiennent tous deux des présupposés communs qui font qu'ils sont deux chemins opposés à l'intérieur d'un même genre.

Une fois dégagés les présupposés communs à la thèse et à l'antithèse, on doit pouvoir comprendre pourquoi ils échouent à aboutir, et comprendre quelle hypothèse il faut effectuer pour éviter l'impasse.

 

         Les points communs à Démocrite et à Aristote sont que tous deux pensent l'infini comme n'ayant pas d'unité synthétique, tous deux pensent un principe premier dont l'identité coïncide sans distance avec soi-même (identité-idem, qui se trouve être l'identité d'une nature et non l'identité de quelqu'un qui serait singulier) tous deux pensent la logique à l'intérieur du principe du tiers-exclu ou logique binaire. Ce qu'ils n'admettent ni l'un ni l'autre, c'est la possibilité de se tenir en dehors de soi, d'être extatique, de se transcender soi-même. Pour eux, le profond, l'absolu ou le vraiment réel sont la nature, comme c'est le cas de tous les penseurs grecs qui ignorent la notion de subjectivité. Or il existe d'autres hypothèses possibles dont la fausseté n'est pas démontrée et dont le développement se révèle d'une extraordinaire fécondité.

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26 septembre 2011 1 26 /09 /septembre /2011 15:14

Introduction: difficulté d'une définition du travail, et problèmes concernant le rapport entre humanité et travail, nécessitant réflexion et recherche.

 

    Si jouer n'est pas travailler, cela implique-t-il __________________________________________________________________________________________________________________________que le travail devrait être pénible et comporter une certaine souffrance ?  Si nous pouvions éviter cette souffrance, cette difficulté, serions-nous plus heureux, plus libres, davantage hommes, ou bien y a-t-il une certaine nécessité du travail et même de la difficulté qui n'est en rien dépendante d'une quelconque complaisance pour une forme subtile de masochisme? Quelle pourrait être la nature de cette nécessité?

   Si le travail est lié à la résistance de la matière aux efforts exercés sur elle pour la transformer, le fait de persévérer dans cet effort qu'est le travail ne devrait-il pas finir par triompher, à très long terme, de cette résistance, de sorte qu'enfin le travail n'aurait plus lieu d'être?

 

    Que signifie que le travail puisse être une source de satisfaction et de reconnaissance? Est-ce parce que le plaisir serait la cessation de la douleur comme le veuillent les épicuriens, de sorte que la douleur du travail serait nécessaire pour qu'existe le plaisir du repos, de la vacance? Ou bien y a-t-il une autre raison à ce fait? (Genre estime de soi, dignité d’exister comme volonté.)

 

     Si la notion d'effort, de résistance, de fatigue, est corporelle, cela signifie-t-il qu'il n'existe pas de travail intellectuel? Pourquoi Marx parle-t-il de travail intellectuel? Le travail est corporel pour Marx, mais l'intellect est le cerveau, donc un organe corporel, d'où l'idée de travail intellectuel. N'y a-t-il pas une aptitude à mettre la droite en translation et à agir par l'intellect qui n'a rien d'un calcul, rien d'une opération du corps représenté atomiquement? L'intellect n'est-il pas lié à une mystérieuse matière infinie capable d'extase qui n'a rien d'un corps composé d'atomes, mortel, mais corps glorieux, infini et matériel en un sens non démocritéen, non épicurien, parce que non atomiste? Il n'y a pas de travail ni de fatigue intellectuels, mais il y a un travail et une fatigue du sujet incarné qui s'efforce de mener à bien des opérations intellectuelles et qui doit aussi avoir des mobiles affectifs pour mener à bien les motifs volontaires. Par quoi l'intellection échappe-t-elle au travail?

 

 

              Pourquoi disons-nous que le bois travaille, que le raisin travaille dans sa fermentation, ou parlons-nous de travail de deuil? Les Evangiles aussi parlent de levain dans la pâte et de fermentation de la vérité, y compris dans le sommeil, donc d'un travail involontaire. Que signifient ces métaphores quand on a défini le travail par une activité volontaire en vue d'une fin utile et impérative? Contredisent-elles la définition du travail de sorte que le mot ne signifie plus rien, signifiant soi-même et son contraire, saturé par surdétermination? Si tout est travail, cela ne signifie-t-il pas que rien n'est plus travail?

 

            Travaillons-nous parce que nous sommes mortels ou parce que nous avons peur de la mort? La peur est-elle la véritable énergie-source de tout travail, ou bien y a-t-il une autre impulsion?

 

    Toutes ces questions visent non seulement à nous apprendre des choses sur le travail, mais aussi à comprendre qui nous sommes nous-mêmes. Pour les aborder de manière organisée, je propose le plan suivant:

 

I) Du travail souffrance au travail épanouissement: Quelles médiations? Quelle prise de conscience?

1) Le travail dans les sociétés traditionnelles.

a)Les sociétés historiques ayant existé de fait.

b)La société idéale de Platon.

2)L'incarnation et l'actualisation du sacré dans l'eucharistie: pain et vin.

3) Les philosophies de l'histoire

a)Kant: l'horizon de la justice

b)Hegel: l'horizon de l'absolu théorique et pratico-politique

c)Marx: l'horizon de la société sans classe: des travailleurs sans travail?

d) weber : le travail comme vocation dans l’esprit du capitalisme naissant et l’éthique protestante

II) Le travail est-il tout l'homme? Peut-on définir l'homme par le travail comme l'impose  le marxisme? Qu'est-ce qui n'est pas travail? Délimitation de la notion.

1)L'énigme de la conscience. La notion de contemplation.

2)La parole, l'ordre du signifier et du dire.

a) La parole comme signification n'est pas un travail. (Ricoeur, histoire et vérité)

b)Le travail ne peut s'effectuer sans parole.

3) L'agir et le vouloir qui ne sont pas un travail

a) La compétition, le jeu

b) La fête, le gratuit, la dépense inutile, l'ailleurs...: le consentement à l'altérité

 

 

III) Travail et volonté, travail et totalité.

 

IV) Sortir du travail? Le travail travaille-t-il à sa propre disparition? Continuer la création, réaliser ici bas le Royaume, signifie-t-il abolir la finitude, la mort, la souffrance, ou les organiser de manière à épanouir leur totalité de sens? 

 

 

I)Du travail souffrance au travail épanouissement : quelles médiations ?

 

1)Les sociétés traditionnelles .

          Les sociétés de l’Antiquité européenne mais aussi les sociétés d’ Amérique précolombienne ou d’Afrique ou d’Asie n’ont pas placé leur axe principal autour de la notion de progrès, n’ont pas valorisé la nouveauté ni le dépassement des acquis actuels, bien au contraire : elles se sont en général méfié du nouveau et de ce facteur d’irruption du nouveau qu’est l’individu, lieu du désir dans ce qu’il peut avoir d’illimité. Elles situent plutôt la sagesse chez les Anciens qui sont des vénérables, un prêtre est par exemple un ancien, un presbyteros… Les anciens sont les garants d’une tradition éternelle ou antérieure à ce que les temps pourraient avoir de nouveau.

 

A)Dans les sociétés ayant existé de fait

A1 côté indo-européen de la culture.

  Les mythes qu’on trouve dans les sociétés historiques délimitent pour le travail humain un cadre. Le travail est l’activité des mortels,  Il concerne l’homme en tant qu’il appartient à la vie ordinaire, profane, et ne concerne pas les dieux.

       Il est évident que les dieux grecs ne travaillent pas. Ils se nourrissent de nectar et d’ambroisie qu’ils se procurent sans peiner, cela pour le versant indo-européen des sources de la civilisation occidentale. Par contraste, les hommes ont un corps mortel et n’ont pas d’instinct leur indiquant la marche à suivre pour faire face aux besoins de ce corps : il leur faut inventer des artifices et des techniques pour satisfaire les besoins corporels.

   Le travail et la technique, artifices, permettent de satisfaire les besoins, ils doivent donc s’y tenir : s’il existe des désirs qui dépassent la sphère des besoins, ils sont de l’ordre de la démesure, et sont en dehors de l’ordre : le désir de voler n’est pas naturel, ce n’est pas la place de l’homme que d’être dans les airs, un homme volant est ridicule : que Dédale ait pu inventer un artifice pour se tirer ponctuellement du labyrinthe dont il était prisonnier, c’est acceptable, il avait besoin de sortir pour continuer d’être Dédale, mais de vouloir voler pour voler, de vouloir reculer la limite et s’élever toujours plus haut dans le ciel comme le désire Icare, qui n’a nul besoin d’une telle élévation, voilà qui ne ressemble à rien et ne peut qu’être puni par l’ordre de la nature : la cire fond, Icare tombe et meurt .

      Que Prométhée ait dû voler le feu aux dieux pour que survive l’homme démuni par l’imprévoyance d’Epiméthée, c’est acceptable, mais ce travail et ces techniques libérées par la maîtrise du feu doivent rester à une modeste place, car sinon on entre dans un processus effrayant et incontrôlable de progrès qui ne ressemble à rien de connu : il faut donc punir Prométhée et l’enchaîner afin de limiter le progrès technique, le potentiellement illimité du travail.

 

      Mais même limité à des tâches traditionnelles qu’on répète de père en fils (forgeron de père en fils, charpentier, boulanger, cultivateur, éleveur, de père en fils…) le travail collectif fournit toujours une plus value : par la division du travail, dix hommes qui organisent la production produisent davantage que dix hommes travaillant séparément, et la richesse augmente quand l’un se spécialise dans la boulangerie, l’autre dans le travail du cuir, du métal ou du bois, bien davantage que si chacun voulait tout faire tout seul, restant un amateur dans la plupart des domaines.

   Que faire de ce surplus de production qui excède la somme des besoins individuels ? La fête est alors un luxe qui permet de souder le groupe et de l’acquitter de sa dette envers la divinité, d’exprimer sa reconnaissance : dans un temps d’avant le temps, temps sur lequel  les événements de la vie ordinaire profane n’ont aucune prise, les dieux ont dans leur sagesse fondé l’ordre du cosmos comme ils l’ont fondé, et tout artifice démesuré ne pourrait que remettre en cause cet ordre ancestral, antérieur au travail et à l’histoire des hommes.

  Une caste d’hommes qui ne travaillent pas, hauts dignitaires religieux, chefs militaires, veillera à prélever l’impôt sur le travail des hommes accaparés par les besoins de la vie ordinaire profane, et à diriger cet impôt vers des productions luxueuses destinées à remercier les dieux, les immortels, ceux qui ne travaillent pas : des temples, des pyramides, seront édifiés, de grandes fêtes seront données, où l’on dépensera sans compter, et ceux qui sont spécialisés dans le culte auront un prestige que leur confère leur mission : ils sont plus nobles ou plus sublimes que les hommes simplement laborieux, ils ouvrent le monde du travail à de plus hautes valeurs.

           Il en résulte que le travail est un peu déconsidéré si l’on estime que les sphères les plus élevées de la société en sont exemptées : le haut clergé, les hauts dignitaires, les chefs, les militaires de haut rang. Ils portent un vêtement prestigieux. A la place du travail, ils ont la prière, la contemplation, le courage de celui qui méprise l’attachement aux biens vitaux. Cette considération est certainement à l’origine de la croyance ancienne d’après laquelle les pyramides égyptiennes n’auraient été construites que par des esclaves, qui par soumission auraient effectué la besogne matérielle, harassante, douloureuse, dangereuse, consistant à déplacer d’énormes blocs de pierre pour les élever à grande hauteur, formant un monument religieux apte à défier le temps par sa solidité et sa grandeur.

     Or on sait depuis peu que la partie la plus haute de la société égyptienne, l’élite en quelque sorte, a dû participer activement à l’érection des pyramides par un travail véritablement actif, qui était même un honneur, ce qui déjà indique que la distinction proposée par Hannah Arendt dans les années 50 entre travail laborieux et œuvre a déjà été perçue de longue date : nourrir le corps dans un effort toujours recommencé, faire le ménage alors que la poussière sera de nouveau là pour que tout soit à recommencer, voilà la tâche du travail laborieux, auquel se livre l’homo laborans, mais à côté de cela il existe un travail plus noble qui vise à faire naître des œuvres durables tournées vers une certaine immortalité : la pyramide, la cathédrale, la somme théologique, sont des œuvres destinées à défier le temps et qui représentent un travail affranchi de la seule sphère du profane, touchant donc au sacré, proposé à la contemplation ou à la manifestation du divin, de l’éternel.

 

A2) Côté versant sémitique

 

      Même si le versant sémitique propose de fortes différences avec le monde indo-européen notamment parce qu’il ne se calque pas seulement sur le cycle de la nature, finalement divinisée, mais se situe par rapport à un créateur distant de la nature, ouvrant une histoire linéaire, disant le temps non sur des repères externes où l’on distingue passé, présent, futur, mais selon l’accompli ou l’inaccompli, selon la fiabilité de la parole de celui qui parle (Dieu et le juste parlent à l’accompli, l’homme incertain, versatile, fluctuant et opportuniste parle à l’inaccompli), il n’en reste pas moins que (quelle phrase courte !) l’évaluation concernant le travail se fait aussi sous le signe de la malédiction, de la punition, de la souffrance et de la peine, le tout rattaché au thème de la mort, de la poussière, de la glaise et de la vulnérabilité, la faillibilité.

    Avant la faute, Adam et Eve ne travaillent pas, ils puisent les fruits des arbres d’un jardin où l’on devine le climat toujours clément, nul prédateur malveillant n’y rôde, des sources doivent jaillir et irriguer tout cela. Ce n’est qu’après avoir péché et s’être séparé de Dieu, l’un de l’autre et d’eux-mêmes intimement (se sont-ils fantasmés tout puissants, l’idole de l’autosuffisance les aurait- elle fascinés ?) qu’ils sont chassés du paradis, de l’innocente oisiveté insouciante, pour se découvrir mortels, devoir user d’artifices pour cacher leur nudité, se sachant enfin mortels, et peiner pour subvenir à leur besoins, loin de l’insouciance, de l’innocence perdue.

   De même l’immense tour de Babel, artifice démesuré issu du travail des hommes, les sépare les uns des autres au point qu’ils ne se comprennent plus, de sorte que le discours du physicien atomiste est pour le charpentier un babil, et même pour le physicien quantique, une suite de bruits insignifiants, ou que le spécialiste de la bourse ne dit plus rien à l’employée du café de Tréhorenteuc entre Rennes et Ploërmel… (La lutte des classes ?)

     Là c’était la séparation qui entraînait la perte de la grâce, de la manne directement venue du ciel, et obligeait chacun à travailler dans la peine, ici c’est le travail qui entraîne la séparation.  La réconciliation se fait plutôt dans le partage du récit, de la fête, des richesses de la nature qui s’offrent dans la cueillette ou la chasse, où la chance de trouver et d’attraper joue son rôle évident, entraînant désir de remercier, de fêter, action de grâces, tandis que le travail qui suppose organisation, calcul, évacuation du hasard, semble mettre l’homme seul avec lui-même, avec sa compétence qui est son jardin secret, avec sa terre qu’il ne peut partager si facilement, de sorte que le travail aurait une fonction séparatrice.

 

    L’hypothèse est ancienne qui rattache le passage d’Eden à la terre qu’il faut travailler à la sueur de son front, au passage du nomadisme à la sédentarité. Les sociétés qui ont effectué ce passage se seraient culpabilisées d’avoir rompu avec la nature ou avec la grâce, au profit d’une activité prévue, calculée, escomptée, maîtrisée, faite d’artifice, de technique, de travail, et de ville, d’urbanisme, de division et de concentration des activités facilitant les échanges et l’enrichissement. Babylone la prostituée sédentaire contre la spiritualité du désert ou du voyage.

   Le nomade vivrait de l’ère du temps, en se déplaçant il trouve ce dont il a besoin comme on reçoit un présent, un cadeau, un don, un moment du temps (le présent) sans calculer l’avenir de manière maîtrisée ni accumuler des profits et des techniques du passé en une thésaurisation cumulative, il n’a jamais d’autosuffisance mais toujours s’expose aux promesses et aux cadeaux de régions qui échappent à son regard quand il n’y est pas. Par contre, en capturant une portion d’espace, on met des barrières pour que d’autres ne récoltent pas ce qu’on a semé, on entoure son métier d’un secret qui ne se transmet qu’entre initiés, on se sépare et forme une caste séparée, et des conflits en résultent, comme ceux que devaient trancher les arpenteurs à l’aide de cordes pour redonner à chacun sa part de terre après que les crues du Nil en aient brouillé les limites. Les guerres seraient alors essentiellement des querelles de territoire, la possession d’un espace permettant autarcie moyennant séparation.

   C’est une fois qu’il est sédentarisé et qu’il cultive les terres que l’homme doit faire travailler les animaux au lieu de les élever simplement : le tripalium date aussi de cette époque, il serait un instrument de torture à trois pals placés au cou des bœufs pour les contraindre à travailler lors des premiers labours sédentaires, et de là serait venu le mot travail alors synonyme de souffrance. Il aurait ensuite signifié le carcan imposé aux bêtes pour les tenir tranquilles pendant qu’on les ferre, ce qui ne peut se faire sans souffrance. Le travail de l’enfantement désigne alors la souffrance de la femme qui va mettre au monde un enfant.

 

B)La société idéale de Platon

Nous quittons ici l’examen des faits pour envisager la manière dont un philosophe, essayant de penser un idéal de liberté et d’éducation, un idéal d’organisation et de justice, en vient à donner au travail une place subordonnée et à mettre toute la libération, tout l’épanouissement dans la contemplation par l’âme (libérée du corps) de vérités intelligibles et éternelles.

La société est par nature tripartite, et l’individu, qui imite le tout auquel il appartient, porte trace de cette tripartition : il a une tête, un cœur, un ventre et un bas-ventre, parce que la société a un chef, (la raison) des défenseurs (le courage des soldats) et un peuple (démos) producteur de biens qui doivent normalement s’en tenir au strict besoin sans se perdre dans l’illimité des désirs artificiels, insatiables et comparables au tonneau des Danaïdes, qu’on ne saurait remplir puisqu’il est percé, sans fond.

La vérité qui est au-dessus de tout et qui permet d’avoir la vision du Tout, celle qui donne compétence au Chef, est immobile, elle ne fait rien, elle est la théoria.  Théorein veut dire contempler, ne rien faire. L’intellect pur, affranchi de toute localisation corporelle, ne peut donc rien faire, il est immobile et parfait, fini, pleinement fait. S’il faisait quelque chose, cela signifierait qu’il irait de quelque part à autre part, or cela contredirait qu’il soit le Tout. Il est donc incohérent de mettre du mouvement dans le Tout. S’il faisait quelque chose, il passerait d’une plus grande perfection à une moindre ou d’une moindre à une plus grande, il ne serait donc pas le tout en acte, il n’aurait pas atteint sa fin, serait partiel, en puissance, donc ne serait pas le Tout mais une partie. Donc l’âme qui perçoit le Tout ne fait rien, n’est pas animée d’un mouvement, n’est pas animale, elle est spirituelle et immobile, éternelle. La lumière qui peut éclairer la pensée du philosophe pleinement sage, gouvernant idéal, est cette lumière immobile qui est non un travail mais un contempler. Aucune activité technique, aucun travail n’est la science en acte, la pensée du Tout est immobile, le travail n’a de valeur que partielle, partiale, utile à la vie d’un animal qui a des besoins, il est de nature inférieure, il ne peut avoir les pleins pouvoirs. Il ne faut pas donner le pouvoir au peuple mais à l’unique homme compétent qui, affranchi de tout travail, sera parvenu à la contemplation de l’Eternel, de l’intelligible, de l’harmonie totale.

  Résumé : on n’accède pas au divin par le travail.

      La science, contemplative et théorétique, est non seulement distincte mais nettement séparée de la technique. Le travail, le corps, sont des activités pratiques qui sont au fond esclaves, tandis que la liberté est l’âme divine, incorporelle, qui voit le tout sans être prisonnière d’une localisation corporelle.

 

                             Il est courant de dire que la Modernité, avec ses sciences et ses techniques, aurait fait changer les choses, culminant avec la Révolution française qui aurait renversé l’ordre ancien et revalorisé la nouveauté, l’individu, la technique, le travail, l’Egalité, préparant même d’autres révolutions plus aptes encore à valoriser la figure du travailleur. La raison scientifique, la raison technicienne, les Révolutions d’hommes inspirés par la raison et le sens de la justice, de l’Egalité en particulier, auraient réussi à s’opposer à la religion, foncièrement obscurantiste, conservatrice, superstitieuse, et mille autres qualités qu’on ne saurait énumérer en très peu de mots.

   Un intrus dans cette belle construction intellectuelle reposant sur l’honnêteté intellectuelle au-dessus de tout soupçon des hommes inspirés par les seules valeurs de la République et la raison pure, est le petit texte des Evangiles, qui tout de même, historiquement, semble dater d’un peu avant Galilée, Newton, Kant, Diderot ou Robespierre. Qu’est-ce à dire ?

 

2)L’incarnation et l’actualisation du sacré dans l’Eucharistie : pain et vin.

 

                      Chacun sait que le moment culminant des Evangiles est l’Eucharistie, sacrement de la Réconciliation, venant réconcilier ce qui était divisé, depuis la faute… Or il existe deux versions de l’Eucharistie : le partage du pain et du vin, dans les trois synoptiques, le lavement de pieds du maître qui se fait serviteur, chez St Jean.

   Le serviteur est celui qui travaille et sert ceux que leurs privilèges dispensent de cette peine, de même que le pain et le vin sont des produits du travail de la boulange ou de la viticulture, non des offrandes de mère nature ou de la grâce divine immédiatement venue du ciel. Les Evangiles proposent donc de réconcilier les hommes par le partage du pain et du vin, donc par le partage du travail, et aussi par le consentement à exister comme mortel. Consentir à être mortel, recevoir sa vie d’un autre, qui la donne gratuitement, consentir à recevoir sa vie pas seulement de soi mais aussi des autres, par l’activité de leurs corps, c’est consentir à laisser son identité être façonnée par l’altérité, c’est renoncer à l’autosuffisance, à l’invulnérabilité de celui qui se suffit à soi-même.

  Nous travaillons parce que nous sommes corps mortel, mais ce n’est pas une punition, c’est plutôt une forme de dignité : celui qui travaille non seulement transforme les choses, mais se transforme lui-même par cette activité, et participe à la construction de son propre être. L’animal est par nature chat ou chien sans avoir à se choisir l’un ou l’autre, l’homme en travaillant participe à sa propre formation, il devient une histoire où sa volonté joue un rôle, il n’est pas un morceau de nature seulement mais une histoire. C’est pourquoi l’insistance sur le regard, la vue, la clairvoyance, et la séparation dans l’ancien testament, est remplacée dans le nouveau par l’insistance sur le temps : quand l’heure fut venue, il prit le pain, le vin, il rendit grâce (remercie pour ce présent, temps là encore) et le rompant dit : vous ferez cela, en mémoire de moi. (Risque d’ouvrir une histoire qui sera commémoration, le temps remplace l’image et le fantasme, on ne peut le saisir du regard, il n’est pas un morceau d’espace qu’on voit hors de soi).

      La réconciliation des hommes avec eux-mêmes, entre eux et avec Dieu se fait par la médiation du travail partagé : ce n’est pas dans le face à face des regards, mais dans ce temps invisible de l’effort sur le monde matériel, qui est un tiers, qui n’est ni toi ni moi, mais que nous transformons ensemble, là se fait la véritable rencontre avec l’absolu. Le risque de se donner n’est pas seulement un amour sentimental, une sorte d’angélisme, mais l’engagement à transformer la matière et la pâte de ce monde pour y mettre davantage d’humanité ou de justice. Marx à cet égard n’est pas si loin, et déjà Hegel et avant lui Kant : la liberté n’est pas immédiate mais passe par la médiation de l’histoire, d’un temps collectif qui inclut travail, effort, transformation de la situation première.

     Dans les sociétés traditionnelles, l’individu était le lieu d’un infini du désir qui était source de démesure et de changement, qui risquait de bouleverser l’ordre traditionnellement établi. Ici, l’individu et son aptitude à désirer par-delà le besoin devient le lieu d’une révélation de Dieu : « j’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous ». Le travail n’est plus cantonné à satisfaire les besoins selon une mesure limitée, il ouvre à la dimension du luxe, de l’inutile : le vin, la saveur d’un corps respectueusement travaillé, et le pain souvent excellent et beau.

    Le sacré lui-même, la transcendance, l’absolu religieux, est par l’incarnation abaissé à la hauteur de la vie ordinaire : Le suprême commandement d’aimer Dieu de toute sa force, de toute son âme et de tout son esprit, devient égal en dignité, ni plus ni moins, avec aimer son prochain comme soi-même. Le Maître, le Chef, le Très-Haut, s’abaisse pour laver les pieds des hommes, il se fait simple charpentier, simple travailleur artisan, dans un village insignifiant, un trou perdu qui n’est ni Jérusalem ni aucune grande ville de l’époque.  L’infini divin, dont on ne peut faire d’image, n’est ni petit ni grand, il est présent, il est don. Etre infini veut dire se tenir hors de soi, se donner, aimer au sens d’Agapè. Dieu en croix n'a nul vêtement prestigieux, seulement sa tunique déchirée, et pour toute couronne, sans aucun prestige, une couronne d'épines. Voilà qui semble bien irréligieux, si par religion on entend uniquement le modèle qui maintient une cloison étanche entre le sacré et le profane.

     Nos racines ne sont pas derrière nous, mais dans le risque d’aimer, de se jeter à l’eau, d’aller vers les autres, d’échanger : la parole et le travail sont alors des manifestations de ce risque, des façons de le mettre en œuvre, donc sans doute sont-ils l’action de l’amour : travailler, c’est se décentrer de soi, se sentir utile aux autres, avoir sa place dans une communauté humaine faite de reconnaissance.

      D’où une valorisation du nouveau qui accomplit l’ancien, le dépasse et révèle son sens : ce qui est perçu comme malédiction dans l’Ancien Testament se révèle possibilité salvatrice. Pour naître il ne faut pas retourner dans le ventre de sa mère (le passé de la fusion) mais se risquer vers l’autre, naître d’en haut, naître à nouveau, naître du futur, selon le triple sens du « anothen » grec utilisé par Jean dans le chapitre 3 lors de la rencontre de nuit avec Nicodème. 

   La valorisation du travail et de la technique, de l’individu et du risque, de la nouveauté et du dynamisme social ont donc étrangement une place dans le texte des Evangiles à une époque où cela ne devrait pas être envisageable s’il est vrai qu’il faut attendre la fin du Moyen-Age pour que l’histoire présente ces valeurs comme des projets collectifs : comment un individu a-t-il pu si tôt tenir de tels discours ? N’est-ce pas là le début d’une mystique de l’ouverture comme le suppose Henri Bergson dans les deux sources de la morale et de la religion en 1932 ? Un individu peut-il avoir mille cinq cents ans d’avance, sans compter certains propos qui semblent prendre leur sens beaucoup plus tard, Rousseau déjà bien avant Bergson s’étonne de certaines remarques évangéliques lorsqu’il compare Jésus à Socrate dans sa célèbre Profession de foi du vicaire savoyard

 

3)Les philosophies de l’histoire.

 

Nous faisons ici un bond par-dessus le Moyen-Age, ou la fin de l’Antiquité, nous faisons comme si l’œuvre de Saint Augustin La Cité de Dieu n’avait point existé, comme si elle ne proposait pas une histoire du salut par un certain travail, parce qu’il est difficile de montrer en quoi elle se rattache directement aux pratiques socio-économiques qui lui sont contemporaines, et nous regardons les philosophies qui ont accompagné notre époque moderne dans sa manière de se dire à elle-même ce qu’elle est. C’est surtout au XVIIIième siècle que l’on voit la mondialisation (de toutes les nations faites des disciples) devenir un fait observable en raison d’une navigation sur tout le globe, avec une économie internationale bien plus avantageuse pour s’enrichir que le simple travail de la terre, et là les philosophes spécialisés dans la réflexion commencent à construire des modèles de philosophie de l’histoire . Adam Smith, Rousseau, Kant montrent une élaboration croissante dans les modèles, où ils réfléchissent sur des progrès dont ils sont témoins.

 

3A Kant et l'insociable sociabilité

 

                   Le problème de Kant est de savoir si l’on peut espérer que l’histoire soit le lieu d’un réel progrès de la justice, d’une amélioration des institutions et des lois, et des constitutions, susceptibles d’aller dans le sens d’une plus grande liberté pour les hommes : l’espérance d’institutions objectives qui pourraient garantir un plus grand respect de la dignité des personnes et qui seraient soutenues par l’énergie des hommes.

   En quoi y a-t-il problème chez Kant ? Il y a problème du fait que la moralité, la liberté de la volonté n’est pas un phénomène observable. Qu’est-ce  qu’être moral ou libre ? C’est agir par volonté d’universalité. La volonté d’universalité doit être le vrai motif d’une action pour qu’elle soit morale, et son mobile dans la sensibilité doit être le respect pour la loi.

      « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée, par ta volonté, en loi universelle de la nature. » Sachant qu’un meurtre universel est une contradiction formelle, de même pour un vol, un mensonge, un viol ect… tu ne dois jamais mentir, voler, violer, tuer…

   Il se peut que tu t’abstiennes de mentir, voler ou tuer parce que ces actes sont trop risqués et auraient pour toi des conséquences désavantageuses, mais alors tu n’es en rien moral : tu agis bien conformément au devoir, mais pas par devoir, simplement par intérêt, par conformisme… Tu agis en conformité avec la lettre du devoir, mais sans respecter l’esprit du devoir, cet esprit de liberté par lequel on aime l’universel simplement parce qu’il est l’universel et que seule une volonté libre peut le vouloir, ce qui confère dignité à la volonté ici du fait de sa liberté à l’égard d’aucun conditionnement particulier.

     De cela il résulte que les comportements observables d’un homme ne suffisent jamais à prouver qu’il est moral, car il peut toujours agir simplement conformément au devoir sans agir vraiment par devoir. L’ordre des phénomènes observables, donné dans l’espace et dans le temps, ne nous donne aucune garantie sur la liberté à l’origine de ces comportements, car ni la volonté ni la liberté ne sont des phénomènes observables, elles sont situées dans la réalité nouménale qui est autre que l’expérience. L’expérience est bornée aux cadres de la sensibilité, l’espace et le temps, tans lesquels tout est mécaniquement lié, mais ce cadre n’étant qu’un phénomène, il laisse place pour une volonté libre qui serait source de tout cela dans le véritable réel, nouménal et invisible.

     Il est donc impossible en regardant le cours de l’histoire, l’évolution des mœurs, des comportements, des institutions, lois et constitutions, des formes du travail et des progrès techniques, impossible donc de constater de manière certaine un progrès moral de l’humanité, mais par contre on peut constater un progrès de la justice, ainsi qu’un progrès de la puissance des hommes sur leur condition, qui leur permet de dépasser le fatalisme résigné, et ces progrès sont soutenus par l’évolution du travail et des richesses, par la division du travail et la compétition dans le travail, par l’accroissement de l’efficacité technique du travail.

    Quelle différence entre progrès de la justice et progrès moral ? Le progrès moral suppose un véritable progrès de la volonté dans l’intention de bien faire, d’être libre en vue du tout, de l’universel,  dans l’esprit invisible de la loi, tandis que des progrès de la justice sont des progrès dans la lettre de la loi, qui peut obliger les hommes à se comporter comme s’ils étaient vertueux, sans prétendre avoir compétence pour discerner si leurs intentions sont bonnes ou égoïstes, sans prétendre savoir s’il agissent conformément au devoir par devoir, ou conformément au devoir par conformisme, par intérêt, par égoïsme.

  L’arbre de bonne volonté qui veut donner de bons fruits pousse droit pour qu’on puisse tailler de belles planches dans son tronc. Mais l’arbre qui est entourés d’autres arbres, par simple égoïsme, pour faire de l’ombre aux autres et les surpasser, poussera droit lui aussi sans être aucunement animé de bonnes intentions. Si parmi eux il en est un qui pousse droit par devoir, sa rectitude morale ne sera pas distinguable de l’égoïsme borné des autres qui ne poussent droit que pour faire de l’ombre aux autres.

   La justice consiste donc à planter les arbres les uns à côté des autres sans se soucier de leur moralité : ceux qui poussent droit le feraient de toute façon, ils ne sont donc pas contraints par cette situation, et ceux qui poussent droit alors qu’ils auraient sinon préféré des voies tortueuses au moins ne feront de tort à personne en consommant la richesse du sol pour produire des troncs inutilisables.

   Ainsi procède l’Histoire universelle avec les hommes par le mécanisme de l’insociable sociabilité, elle met les hommes en concurrence de sorte qu’ils aient intérêt à se comporter comme s’ils étaient vertueux, et la justice n’en demande pas plus.  Dans le chapitre IV de cet étonnant petit opuscule de 1784 où Kant a déjà l’idée d’une Société Des Nations, intitulé Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, le travail occupe une place centrale, et on y voit apparaître une critique des bergers d’Arcadie, ou de l’innocence d’avant la faute, ce qui permet à Kant de dire qu’il ne faut pas regretter un âge d’or, un paradis perdu, où l’homme ne travaillait pas, car l’antagonisme dans la société qui oppose les hommes aux hommes ainsi que l’antagonisme qui oppose l’homme à la nature pourrait bien être voulu par le créateur dans la mesure où il voudrait, pour l’homme, la liberté, et que la liberté on ne peut la faire que par son propre effort, son propre travail, d’où une compréhension du « Lève-toi et marche » du « cherchez et vous trouverez » et des multiples invitations à travailler son talent, qui vise à dire que Dieu ne nous libère pas mais nous provoque à une liberté qui ne sera nôtre que si nous la voulons courageusement nous-même malgré une certaine adversité des situations, par laquelle nous avons mérite et dignité.

    Si Dieu est tout puissant, peut-être pourrait-il mettre en nous, par grâce et sans effort de notre part, une joie, une illumination, une manifestation de sa Gloire qui nous libérerait totalement, mais il semble que ce ne soit pas cette liberté là que Dieu désire nous donner d’abord, car ce n’est pas une liberté qui nous met en position, par rapport à Lui, Dieu, d’être vraiment des personnes libres, des sujets qui se choisissent en alliance avec lui dans une totale liberté : émerveillés par Dieu, fasciné par sa puissance et sa joie, sa majesté et son intelligence, nous ne saurions lui résister, notre adhésion serait plus forte que nous,  un peu comme une aliénation, c’est d’ailleurs ce Dieu là que refusent bien des athées et il se pourrait que leur refus soit légitime en effet, il se pourrait qu’ils refusent à juste titre une idole qui n’est pas le vrai Dieu, lequel nous veut libres et non séduits par lui. Mais ce n’est pas l’amour que Kant pense que Dieu veut nous laisser libres de choisir, mais l’autonomie de la volonté au sens d’une raison pour laquelle les mobiles affectifs et sensibles ne sont pas pertinents, parce que Kant croit que Dieu est un intellect, un intellect et non un corps spirituel infini. Kant croit que Dieu est essentiellement un intellect, et non qu’il a l’intellect comme un des aspects parmi d’autres de son infinie spiritualité corporelle trinitaire, dont la richesse et la fécondité existentielles sont inépuisables. D’où la tragique séparation principielle, chez Kant, entre la sensibilité et la raison.


   Qu’est-ce que l’insociable sociabilité ?


 

        Par passion, en suivant nos simples penchants sensibles (qui pour Kant ne sont en rien libres et ne dépassent en rien le simple égoïsme, sans valeur morale donc) nous avons tendance à être sociaux, parce que nous voyons les avantages d’être intégrés à la société, et nous avons la tendance contraire à être asociaux, parce que nous voudrions commander à tous et n’obéir à personne, ne nous plier à aucune obligation pouvant déranger notre bon plaisir.

  

    Les motifs raisonnables, la liberté de la volonté n’étant pas des phénomènes observables, on ne peut savoir si un homme est vertueux (= agissant conformément au devoir par devoir) ou simplement égoïste (= agissant conformément au devoir par intérêt égoïste). On peut seulement savoir qu’un homme n’est pas vertueux ( = s’il agit contrairement au devoir, ce qu’il ne peut jamais, selon Kant, faire par devoir).  On peut donc savoir que de très nombreux hommes ne sont pas vertueux, (= tous ceux dont les actions contredisent le devoir, qui volent, violent, mentent, tuent) mais on ne peut savoir, parmi les nombreux qui ne contredisent pas visiblement le devoir, ou qui ne le contredisent pas du tout, combien sont vraiment vertueux et combien ne le sont qu’en apparence, ceux dont l’égoïsme les pousse à faire les mêmes actions que s’ils étaient mus par la raison universelle.


      Puisqu’on ne peut savoir, on en est réduit aux hypothèses : parmi les hommes dont les actions ne contredisent pas visiblement le devoir, combien sont effectivement vertueux ? Quatre-vingt pour cent ? Cinquante pour cent ? Vingt ? Dix ? Un pour cent ? Un pour mille ? Un pour un million ? Aucun ?


     Puisqu’il est plutôt protestant, qu’il valorise la morale à proportion qu’il limite le savoir objectif en métaphysique (valorise la foi subjective et suspend la thèse de la validité de l’institution objective) Kant admet qu’on ne peut connaître la moralité intérieure, on ne voit que les œuvres, mais elles ne prouvent rien,  (sont seulement signes, non preuves), Kant admet qu’il est possible qu’aucune action inscrite dans l’espace et dans le temps n’ait jamais été dictée par le devoir, qu’il n’y ait jamais eu une seule action bonne et désintéressée.


   Mais alors, si le nombre des hommes de bonne volonté est trop faible, peut-on espérer des progrès de la justice à travers l’histoire ? Leurs actions, rares, ne seront-elles pas aussitôt annulées dans leurs effets par les agissements des hommes de mauvaise volonté ?


 

                         -Mais enfin, M.Pontoizeau, ne voyez-vous pas que vous êtes complètement hors-sujet et que vous vous éloignez considérablement de la question du travail ? La question de la justice est une question politique, pas une question sociale.

                          -Justement, réponds-je, il est remarquable que la question du travail ne soit pas d’abord abordée directement, mais d’abord indirectement, via la question de la justice, par Kant, (= rationalité morale et politique) puis via la question de l’avancée du Savoir Absolu dans l’Etat par Hegel, (= rationalité spéculative et politique) avant d’être abordée directement et de manière centrale par Marx.

               

           La question du travail et de l’économie va servir chez Kant de moteur sensible pour alimenter le passage d’un contrat social monarchique absolutiste à un contrat social républicain, que Kant imagine plutôt monarchique parlementaire, mais qui peut connaître une phase démocratique, quoique un peu anarchique. (Hegel aura la même analyse, sauf que chez lui l’Etat aura la réalité d’une substance et non la signification d’un contrat social.)


       L’Etat a besoin d’une économie capable de le financer car les institutions coûtent cher, surtout celles qui prendraient la peine d’être justes. Elles exigent une production de richesse, la rémunération d’un personnel qui garantisse l’efficacité de l’application des lois. On peut économiser sur les juges, mais quels délais faudra-t-il pour traiter toutes les affaires en cours et rendre les jugements ? Une victime non reconnue et non indemnisée, si elle est finalement indemnisée après un délai de plusieurs années, n’aura-t-elle pas subi une injustice par la seule longueur de ce délai ? La question du droit est aussi une question de fait. Kant considère que la dimension sociale du travail et de la compétition entre les hommes est la partie passionnelle, visible, sensible, d’un sens universel qui est celui des progrès de la justice et de la moralité.

 


            La question du juste est politique, concerne l’Etat. Si tous les hommes étaient vertueux, l’Etat ne serait guère utile et peu coûteux. Si aucun homme n’était vertueux, l’Etat serait aussi inutile car il serait vain de contraindre des monstres d’égoïsme à se comporter comme s’ils étaient vertueux alors qu’on saurait qu’aucun ne l’est. Mais il suffit qu’on ne sache pas, et qu’il soit possible qu’il existe seulement un homme vertueux sur dix millions, alors ces quelques-uns, à eux seuls, suffiraient à donner un sens au gros appareil d’Etat, à le justifier et à légitimer la dépense, car il protégerait les quelques justes de l’égoïsme de tous les autres. 

 

                 Dans un Etat doté d’institutions vraiment justes, on ne pourrait condamner Socrate à boire la ciguë ni crucifier le Christ, ni exploiter les hommes de bonne volonté en profitant de leurs efforts à des fins mercantiles ou luxueusement dépensières tandis que d’autres sont accablés par la misère.  C’est même l’enjeu politique qui doit être repéré si l’on veut comprendre que la pensée de Kant sera jugée insatisfaisante par certains philosophes ultérieurs qui prétendront la dépasser, notamment Hegel, penseur politique par excellence, plaçant l’Etat dans le monde phénoménal comme ce qui manifeste au plus haut point le divin, au-delà de la nature, même céleste, au-delà de l’art, de la philosophie réflexive ou de la religion, et Marx, qui entend trouver mieux que l’Etat pour supprimer l’injustice directement rattachée à l’aliénation du travail. (et à l’aliénation des travailleurs, véritables sauveurs du monde.)

 


                Les hommes de bonne volonté votent des lois justes parce qu’elles sont justes et profitables à la liberté de tous, les hommes de mauvaise volonté acceptent ces mêmes lois par intérêt : si je ne veux pas être volé, ni qu’on me fasse du mal, à moi et à mes proches, je voterai pour la loi qui interdit le vol, le meurtre, quoique ce ne soit pas par vertu, mais par intérêt.

    Si je suis monarque absolu, et que je veux être compétitif dans la guerre contre d’autres monarques, je dois admettre l’économie de marché et de libre entreprise qui accorde des libertés aux individus, car le surcroît de richesse qui en résultera me permettra de payer la solde des armées ainsi qu’un matériel de guerre moderne et performant. L’égoïsme intelligent, dans cette lutte pour la vie, cette sélection mécanique des plus forts et cette élimination violente des plus faibles, est amené à soutenir les mêmes choix que la raison soutiendrait si elle était aux commandes, avait les pleins pouvoirs.

 


           Si le déterminisme aveugle moralement amène à la même situation que ce que la raison ferait d’elle-même, c’est parce qu’une Providence intelligente a créé le fini de telle sorte que les conflits qui s’y déroulent s’orientent dans la même direction que le veut la raison la plus libre. Il ne s’agit pas d’un dogme dont on puisse connaître la vérité, mais d’une hypothèse qui, si elle était vraie, suffirait à donner un sens raisonnable à l’Histoire universelle. Tout se passe comme si une sage providence avait disposé l’homme, pauvre en instinct, de sorte qu’il travaille aux progrès de la justice, quand bien même ceux qui font librement le choix d’être vertueux seraient trop peu nombreux pour peser significativement dans la balance par leur seule bonne volonté. L’ordre des phénomènes spatiaux et temporels que nous voyons par notre sensibilité finie est peut-être la manifestation d’une rationalité nouménale invisible, un ordre global de justice et de moralité qui serait la volonté d’un créateur moralement parfait.

 

 


                      Kant procède de la même manière avec la question du passage d’un contrat social à un autre, par exemple d’un contrat social monarchique à un contrat social démocratique. Puisqu’on ne peut pas compter sur le roi, en tant que monarque absolu, pour organiser des élections démocratiques et s’y présenter à chances égales avec d’autres courants politiques, la transition ne se pourra produire qu’à la faveur d’une Révolution, type 1789. Ce temps de Révolution est donc un affrontement entre le souverain et le peuple qui se fait en dehors de tout arbitrage par un contrat, en dehors de tout droit positif, visible, public et écrit : c’est comme un retour à l’état de nature où le plus fort gagne. Ce qu’on appelle la loi du plus fort alors qu’il s’agit de l’absence de loi, ou le droit du plus fort alors qu’il s’agit de l’absence du droit et du simple fait de la force. Là-dessus Kant est d’accord avec Rousseau, dans le contrat social de 1762, qui se moque d’un prétendu droit du plus fort, visant à dire que ce prétendu droit n’est qu’un fait d’où on ne peut déduire aucun lien à la moralité. (Alors qu’on attend du droit, de la justice, un minimum de lien à la moralité.)


 

      Kant qui admet qu’aucun contrat social ne peut contenir un droit de rébellion, car ce serait un affrontement hors de tout droit, approuve cependant la Révolution française. Ne se contredit-il pas ? Comment interdire par le droit le recours à la force, et approuver une Révolution ?

 


       La solution chez Kant consiste à dire qu’on ne connaît que des phénomènes et non leur signification nouménale profonde. Ce qui nous apparaît comme force brute, le peuple dans la rue criant « du pain! du pain ! » est peut-être la force de la liberté en marche dans l’histoire qui nous apparaît sous forme sensible mais qui peut avoir une autre dimension en réalité nouménale inconnaissable. 

 

 

       Nul ne peut en effet sonder les reins et les cœurs et décider en voyant les hommes de l’extérieur si ce qui les anime est la légitime réalisation de la liberté, comprise dans les conditions nécessaires au respect de la dignité des personnes, ou si ce qui les anime n’est que mesquinerie, manipulée par des intérêts particuliers habilement habillés de l’apparence de la justice.

 

         Puisqu’on ne peut savoir les progrès de la liberté, on peut au moins espérer que ce soit elle qui soit le véritable moteur de certains grands changements historiques, et l’on a des raisons d’espérer lorsqu’on voit s’améliorer le contrat social : en limitant la durée du pouvoir exécutif, on rend possible le passage d’un exécutif à un autre sans recourir à la violence, ni attendre le long délai de la mort d’un roi qui serait injuste, et le peuple peut exprimer son opinion et revendiquer des droits individuels liés au mérite et pas seulement dûs à la chance de la naissance.


       C’est donc le thème de la liberté selon l’espérance chez Kant : on ne peut inciter à recourir à la force, mais si jamais cela se produit on peut espérer qu’il s’agit de la force de la liberté et non de la violence des passions.

 

       Or c'est cette liberté selon l'espérance que Hegel va chercher à dépasser en la remplaçant par la liberté selon la connaissance, Hegel inventant, génialement certes, mais inventant tout de même, une raison dialectique qui soit davantage raison que la raison pratique kantienne, et qui dépasse l'entendement.

       La question du travail va de ce fait trouver une place un peu plus centrale que chez Kant, mais ce n'est qu'une étape, du point de vue historique, vers la pensée pratique de Marx qui met le travail au coeur de l'Histoire, à tel point qu'il devient l'essence de l'homme, appelé désormais "travailleur", et ce quoiqu'il fasse...puisque même l'homme oisif sera un travailleur aliéné.

   Nous consacrons un nouvel article à Hegel et Marx, que nous intitulerons: TRAVAIL II.

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5 juin 2011 7 05 /06 /juin /2011 17:52

Quel sens donner à ce vaste programme qui couvre à la fois conscience et inconscient, autrui, travail, technique, art, Etat, science, religion, histoire, liberté, bonheur, devoir?

   D'abord, les notions ne s'additionnent pas mais se croisent. Elles sont toutes traversées par la question de la liberté, laquelle est à son tour traversée par la question des rapports entre la conscience et l'inconscient,  reprise dans les cours sur la science, la démonstration, sur l'art, sur la morale, sur la religion, autrui ou le langage.

    La question de la liberté est toujours liée à cet enjeu de savoir si nous sommes sujets ou si nous sommes assujettis à des forces incompréhensibles.  Tous les cours insistent sur la possibilité pour chacun de donner du sens à ce qu'il fait et à l'ordre auquel il participe.

     D'où l'importance de construire une théorie du sujet, qui dans la science ou dans l'art n'est pas seulement dans l'imitation mais aussi dans l'affirmation de sa volonté et de son jugement. 

    Or il y a plusieurs façons de penser l'homme comme sujet, et de penser sa liberté. Pour simplifier on peut croire que l'homme est libre parce qu'il maîtrise son environnement, ou parce qu'il se maîtrise lui-même, par la connaissance explicative, le raisonnement, la conscience, la volonté et la technique. Mais cette idée de maîtrise, qui en effet constitue un élément important de notre liberté, doit être nuancée parce qu'elle ne constitue pas toute notre liberté.  C'est pourquoi nous avons dû relativiser la maîtrise et la mettre en équilibre avec celle de régulation responsable.

 

         Si nous ne maîtrisons pas autrui, ni le temps, ni la nature, ni notre inconscient, ni Dieu s'il existe,  il se pourrait qu'ils soient des composantes actives de notre liberté la plus intime, et nous pouvons toutefois les réguler ou réguler la relation que nous entretenons avec eux, et distinguer deux choses: d'une part les mécanismes que nous maîtrisons, d'autre part le sens que nous comprenons.

  Nous pouvons donc construire des modèles mécaniques de la nature ou de notre inconscient, comme le font la physique ou Freud dans ses topiques déterministes, de sorte que nous pouvons maîtriser ces mécanismes ou les influencer selon notre volonté, mais nos comprenons que ces modèles mécaniques ne sont pas la réalité tout entière et qu'en vérité ni la nature ni notre inconscient ne sont réductibles à des objets mécaniques soumis à un déterminisme fermé.  Il nous a fallu à chaque fois introduire dans nos modèles déterministes une dimension d'ouverture non maîtrisable, par exemple le temps irréversible ou le désir d'altérité.

     Partout donc, nous avons fait jouer la dualité de l'expliquer et du comprendre. Elle tourne autour de la dualité entre un espace-temps représenté sur le modèle de l'extériorité, dont on peut construire un schéma objet en dehors de soi, et un espace-temps où l'espace et le temps ont en eux une part de secret intime, leur part de contingence existentielle qu'on ne peut réduire à des concepts logiques. Cette part de secret non maîtrisable prend son sens à partir du moment où l'on comprend qu'elle nous permet d'être des étants libres qui se possèdent en partie, et non des objets soumis à des déterminismes fermés.

 


                                Kant a génialement montré que l'espace n'est pas un concept logique en faisant remarquer que ma main droite et ma main gauche sont logiquement ou géométriquement définissables comme identiques. Or jamais le gant qui sied à ma main droite ne peut convenir parfaitement à ma main gauche. C'est là l'aspect illogique de l'espace, donné existentiellement, intuitivement, sans que la seule logique maîtrisée ne puisse rendre compte de tout ce que contient son existence. (Ce que n'a pas vu le formaliste Leibniz, et cette seule raison déjà a suffi à Kant pour remettre en question sa fidélité à la pensée de Leibniz.)  Or ce même espace est l'espace dans lequel existent notre corps, notre inconscient, et l'ensemble de la nature, tout l'univers observable.

 


                              Il en va de même pour le temps, qui peut être représenté sur le modèle de l'espace logiquement défini par la seule extériorité des parties et par la réversibilité, mais qui ne se réduit pas à cette représentation spatialisée, comme l'ont vu Bergson ou Heidegger. La physique moderne ne s'est pas beaucoup intéressée à l'irréversibilité du temps. Et quand bien même on prend au sérieux l'irréversibilité, il existe encore des marges de distinction entre expliquer et comprendre. 

     On peut en effet aller jusqu'à donner un modèle mécanique, représentable dans l'extériorité, de l'irréversibilité du temps, (= expliquer) mais ce modèle ne contient pas vraiment le sens de l'irréversibilité du temps (= comprendre). Bref, il y a irréversibilité et irréversibilité, ce qu'ignorent et le matérialisme atomiste, et la physique moderne jusqu'à Einstein inclu. 

    Le modèle d'une irréversibilité mécanique expliquée peut être donné, comme nous l'avons fait en cours pour ceux avec qui nous avons traité le problème de la connaissance du vivant, par l'image d'une chaussette assez élastique, plus large en haut et plus étroite en bas, dans laquelle on laisse tomber une lourde sphère de plomb légèrement plus grosse que le diamètre du bas de la chaussette. En tombant dans la chaussette comme dans un tunnel, la sphère par son poids va élargir le bas de la chaussette et passer au travers, mais il sera impossible de lui faire parcourir le même chemin en sens inverse, car alors elle plissera le bas de la chaussette sans parvenir à entrer dedans, et si l'on insiste elle glissera à côté. L'irréversibilité est alors expliquée par un mécanisme irréversible. Or il existe une autre raison d'admettre l'irréversibilité du temps qu'aucun mécanisme n'explique ni ne donne à voir de l'extérieur. Cette raison est liée non à un mécanisme mais à notre compréhension du sens du temps, compréhension qui s'impose à nous pour des raisons de sens et que nous ne pouvons pas renier sans introduire de la contradiction dans l'identité du réel.

     En effet, si nous pouvions revenir en arrière dans le temps, nous pourrions tuer l'enfant que nous étions lorsque nous avions trois mois. Dans ce cas, nous-même serions à la fois quelqu'un qui a été tué à l'âge de trois mois (par nous-même venant du futur) et quelqu'un qui n'a pas été tué à l'âge de trois mois et qui a pu continuer sa croissance jusqu'à envisager un jour un éventuel retour dans le passé. Ainsi, admettre un retour dans le passé introduit une contradiction en nous-même qui nous ferait être à la fois quelqu'un et quelqu'un d'autre.

       C'est exactement ce que nous avons voulu dire en soulignant que si l'on faisait faire marche arrière aux atomes et si l'on pouvait leur faire reprendre leurs positions antérieures, clinamen inclu, nous ne saurions empêcher que ce retour en arrière se fasse dans le futur et non dans le passé. L'univers retrouverait ses positions et son ordre antérieurs, mais ce serait pour la deuxième fois et non pour la première.  (Ce serait même la première fois qu'il reprendrait telles quelles les positions occupées juste avant pour la deuxième fois...quoiqu'on fasse, dans l'irréversible, c'est toujours la première fois.)  C'est pourquoi l'extériorité des atomes ne permet pas de rendre raison du temps, ni de son irréversibilité, bref, on ne fabrique pas le temps, ni son irréversibilité intrinsèque, avec la seule extériorité des atomes, et c'est là la faille de l'atomisme qui prétend que l'extériorité des parties est première.  Le temps est aussi originaire et original que l'espace, et il est aussi peu explicable que lui. Il faut se résoudre à comprendre ce qu'on ne peut expliquer.

         Comprendre veut dire ici que s'il existait un infini antérieur au fini, cet infini ne serait ni maîtrisable, ni représentable, ni saisissable par des concepts logiques, encore moins par des images mécaniques. L'infini logique de Hegel n'est pas l'infini existentiel dont nous parlons ici.

   Un tel infini existentiel introduirait du secret au coeur de la matière, laquelle ne serait pas explicable à partir d'atomes. Cela rendrait compréhensible le fait que des organisations matérielles forment des totalités qui transcendent la somme de leurs composants. Le temps irréversible qui les traverse pourrait être synthétisé par des individualités qui s'éloigneraient de plus en plus du simple objet au fur et à mesure que leur complexité s'organise, et cela permettrait d'introduire des degrés de plus en plus ouverts de liberté dans les vivants sans fracturer le déterminisme lié aux limites des corps naturels finis.

    En politique, cette part de secret intime au coeur de chaque individu permettrait de penser le sens de l'Etat comme ayant valeur de contrat destiné à réduire les injustices et non comme ayant valeur de substance contenant toute la liberté humaine.

   La liberté morale ne serait pas entièrement formalisable, et la logique ne serait pas un système fermé entièrement formalisable, l'histoire ne serait pas totalisable selon un processus logique fermé, on pourrait démontrer beaucoup sans jamais tout démontrer. Bref ces remarques permettent d'introduire une cohérence dans l'ensemble des notions du programme et de considérer l'homme comme un sujet dont l'inconscient n'est pas entièrement mécanique. L'individu ne serait ni le jouet de son seul inconscient, ni entièrement maître de soi par sa seule conscience réflexive, déjà du sens se construirait en lui dans la spontanéité de son désir avant la conscience réfléchie, et avant la volonté se représentant clairement ses objectifs. La volonté aurait à apprendre à discerner, parmi les désirs, ceux qui sont ouverts à l'altérité et ceux qui y sont fermés. Le désir de fusion avec autrui, le désir sexuel, serait bon mais ne serait pas tout le désir, et devrait être équilibré avec le désir libérateur de consentir à l'altérité d'autrui, à l'altérité du temps, et à l'altérité de l'infini. Cela permettrait aussi de réguler la technique pour qu'elle ne prenne pas les pleins pouvoirs et ne finisse par détourner les hommes du libre consentement à l'altérité.

 

 

           Ainsi, le bonheur serait confié à notre régulation responsable, il ne serait ni accessible par des moyens purement techniques, ni une simple affaire de chance dans laquelle notre activité libre n'aurait aucun rôle.  Les moments de joie, d'ennui, de déception, qui sont des guides affectifs dans l'évaluation de notre situation dans l'existence, peuvent être rattachés à un sens global qui permet de rattacher notre existence à un certain bonheur, suffisamment bon, le bonheur d'un être intelligent et intégré à la société des hommes.

 

        Remarques sur le bonheur.

 

 

 

       Le bonheur est certes lié à la sérénité. Mais celle-ci peut être cherchée dans différentes directions, toutes liées à un certain détachement. La chance permet certes de vivre certains moments de bonheur sans détachement ni distance, mais de même qu'une hirondelle ne fait pas le printemps (Aristote, éthique à Nicomaque) de même des instants de bonheur ne font pas l'appréciation d'une vie heureuse dans son ensemble, proposée à l'évaluation d'un être intelligent. Or c'est ce bonheur là qui est vraiment intéressant et désirable, ce bonheur là qui a un intérêt philosophique et pas seulement anecdotique.

 

          Le détachement des Stoïciens leur fait rechercher l'absence de trouble, l'ataraxie, par la raison et la volonté seule. Il s'agit de consentir à la nécessité universelle, à un certain fatalisme par lequel ce qui doit arriver arrive. Il ne dépend pas de moi d'être fragile ou solide, vif ou lent, né riche ou pauvre, mais il dépend de moi de consentir à ce qui est ou de me révolter vainement. Ceux que j'aime sont mortels, les biens que je possède sont périssables. S'ils périssent, je dois consentir à la nécessité et trouver dans le détachement la sérénité, le sommeil des passions, faire le deuil de tout attachement excessif au particulier qui n'est que particulier.

       L'épicurisme, atomiste, est moins intellectualiste, et met le plaisir dans la sensation et la cessation de la douleur. Il fait le deuil du sens (les atomes sont mus par le hasard et la nécessité, pas par une volonté immatérielle autonome), et se concentre non sur la nécessité universelle mais sur l'instant: cueille le jour, carpe diem, contente-toi d'un peu d'eau, de pain et d'amitié, qui sont les seuls désirs naturels et nécessaires. Il faut faire le deuil des plaisirs artificiels et contingents, comme la richesse, la gloire, la domination.

    De même le bouddhisme voit dans le désir la cause des souffrances et des frustrations ou déceptions. Il faut donc apprendre à faire le deuil du désir, à atteindre une certaine extinction du désir en soi-même afin de trouver la sérénité en toutes choses. Stoïcisme, épicurisme, bouddhisme cherchent donc le bonheur dans une certaine pauvreté qui renonce à transformer le monde, qui renonce à construire un bonheur riche en contenu, ils cherchent à se détacher de toute prétention à construire une richesse, à élaborer une plénitude. Ils cherchent surtout à se libérer en se désencombrant.

 

              Une autre voie est possible qui privilégie au contraire la plénitude du contenu, l'accomplissement des temps, l'achèvement de l'oeuvre de Dieu compris comme l'infini antérieur au fini qui exulte de Joie dans la Gloire et donne en surabondance. Plus proche de la prudence aristotélicienne, il consiste à construire un bonheur fini le plus riche possible et compatible avec la richesse de contenu du bonheur des autres. Il partage certes avec les bouddhistes, stoïciens et épicuriens la valorisation du détachement, de la sérénité et du désencombrement, mais joints au désir actif de transformer ce qui peut l'être, de continuer l'oeuvre du créateur. 

        Le détachement est alors compris, du point de vue de son sens, comme une manière d'être réceptif à l'infinie puissance d'affirmation d'un infini au contenu surabondant, la richesse prend valeur de don et la pauvreté signifie simplement le consentement au don, le renoncement à la prétention d'être à soi seul la source suffisante de la richesse offerte ou proposée par l'existence. Le bonheur ne consiste plus alors seulement dans le détachement puisqu'il lui ajoute la volonté de produire une oeuvre, certes finie et périssable, mais qui manifeste quelque chose de l'infinie surabondance créatrice du créateur. Cette voie invite donc aussi à construire, à s'engager et à s'investir volontairement, elle ne cultive pas la pauvreté pour la pauvreté. Celui qui n'a rien, et qui n'a pas travaillé son talent, même ce qu'il a lui sera retiré, disent les Evangiles, pour exprimer une voie de bonheur qui n'est pas seulement celle du renoncement aux activités particulières de la volonté incarnée. Il y a là une valorisation de l'existence contingente en tant que telle, en tant qu'elle a été voulue par la volonté d'un créateur libre et est, de ce fait, jugée bonne en elle-même, en tant que cadeau gratuit ou gracieux, en tant qu'expression de l'amour.

 

                                    Le bonheur réclame alors notre activité, car celui qui n'engage sa volonté en rien finit par être blasé de tout et indifférent à tout, le bonheur est alors en partie de notre responsabilité, même s'il reste un bon "heur", dans la mesure où, ouvert à l'altérité, il a toujours aussi le sens de ce qui échoit comme un don, un présent. Non un simple fait naturel, il prend son sens dans le rapport à une liberté donatrice aimante, il devient un véritable présent.

     Le mal n'est pas la richesse, mais la possession de richesses comme si elles étaient tout, car alors nous sommes davantage possédés par elles que nous ne les possédons. Elles constituent de surcroît un facteur de séparation sitôt qu'elles sont évaluées comme une fin en soi, séparation qui nous laisse seuls et comme déjà morts. L'idéal, difficile toutefois, serait de possséder des richesses comme si il était toujours possible de les donner, car on ne possède vraiment que ce qu'on peut donner, ce dont on peut se défaire, au risque sinon d'être possédé par ce dont on ne peut se déposséder.

   C'est alors que le bonheur prend une véritable dimension de liberté, sans être pour autant voué à déprécier la valeur du désir, de la richesse du contenu ou du sens. Il s'agit là encore de penser l'identité du sujet , son propre, comme ouverte à l'altérité et constituée par cette ouverture, cette médiation. La sagesse consiste alors à se posséder, autant que possible, en tout temps et en tout lieu, en relation à une altérité singulière et ouverte.

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31 mars 2011 4 31 /03 /mars /2011 16:39

Plan des remarques:

 

I)Le problème qui est à l'origine de cette allégorie

II) Remarques psychologiques

III) Remarques épistémologiques

IV) Remarques politiques

 

 

I) Le problème

 

Si nos prisonniers sont complètement enfermés dans la caverne, ils ne sont que dans le sensible, ils ne sont que des corps, leur âme raisonnable est inopérante. Ils ignorent tout de la réalité, n'ont affaire qu'à des parties sans penser le Tout, ne sont que passions sans aucune raison.

      Or ils pensent que leur monde est le tout du réel, et se moquent de celui qui prétend que le véritable réel est autre, ailleurs. Ils ont donc l'idée qu'il n'existe qu'une seule réalité, or c'est là une idée de raison, non une passion. Ils parlent et pensent, prétendent à la vérité, voire même à la justice et au bien. Comment est-ce possible s'ils sont complètement enfermés et si leur âme raisonnable est inopérante?

     Enfermés comme ils sont, ils n'ont aucun désir de sortir de leur prison, qu'ils n'estiment pas être prison mais l'unique réel. Or sortir consiste à raisonner puis à atteindre l'intuition du Bien. Comment peut-on les forcer à sortir, cela signifierait forcer à raisonner, forcer ensuite à avoir l'intuition de Dieu. Mais si raisonner est un acte interne à l'âme, comment pourrait-elle y parvenir par la force, par une force extérieure? Et pourquoi serait-ce souffrance si cette activité est le désir secret de l'âme? Comment le chemin vers sa véritable divinité interne, même oubliée, pourrait-il être souffrance et non sentiment de soulagement, de satisfaction et de libération?

    Visiblement, il y a une énigme de la conversion de l'âme, énigme du passage de l'indifférence voire de l'hostilité vis-à-vis de la philosophie à l'attirance et à la recherche de la sagesse, énigme du passage de la philosophie spontanée à la philosophie réfléchie. C'est l'énigme de l'opinion, qui n'est pas la vérité mais qui est pourtant une forte prétention à la vérité, pouvant aller jusqu'à être certitude de la vérité quoique erronée.

   Il y a même une énigme de l'homme lui-même, à la fois extérieur à la recherche de la sagesse et pourtant intimement concerné par elle. C'est à cette énigme que Platon nous invite, avec ses moyens, à nous heurter.

 

                        Profondément dualiste, Platon envisage un corps, qui serait la caverne, prison de l'âme, qui serait la vision du Bien. Ce dualisme pose problème à chaque moment et dans chaque détail de l'allégorie, car l'allégorie suppose une union de l'âme et du corps, et en même temps une forte distinction des deux, qui va jusqu'à la séparation, et que Platon tente de surmonter en raison des contradictions permanentes qu'elle soulève.

   L'union est cause que les corps parlent et croient réel ce qu'ils voient, la séparation est cause que le prisonnier ne sait rien du monde réel, et qu'il tue le philosophe.L'union est cause que l'opinion est un degré de connaissance, quoique très imparfait, la séparation est cause que l'opinion n'est pas la vérité, y fait obstacle, résiste, et doit disparaître pour laisser paraître enfin la vérité, qui n'est pas une opinion. L'union est cause que le philosophe appartient à la Cité et doit manger, boire, se vêtir, se loger, la séparation est cause que le philosophe ne peut proposer au peuple de participer au pouvoir et doit s'opposer à la démocratie. Affirmer à la fois union et séparation, chacun le comprend, est véritablement ce qu'on appelle un problème, cela ressemble même beaucoup à une contradiction.

   Avec ses sens et sa raison raisonnante, l'homme est en butte à la contradiction. Il échoue à se dire clairement à lui-même ce qu'il est.

 

II) Remarques psychologiques

 

  Les prisonniers ne sont autres que nous-mêmes : de nombreux mécanismes échappent à ces hommes enchaînés qui expliquent ce qu’ils voient, de nombreux mécanismes nous échappent et expliquent ce que nous voyons. Nous sommes pris dans le fonctionnement complexe d’un corps dont nous ignorons la complexe organisation et le fonctionnement de détail.  La nature environnante est tout aussi complexe, et aussi la société où nous sommes situés.

   Si quelqu’un parvenait à saisir l’origine de tout cela et à rattacher dans une vue simple toute cette complexité à son origine, ainsi que tous les intermédiaires qui conduisent jusqu’à notre situation, il est probable que nous aurions peine à l’écouter vraiment, plus encore à le comprendre. Comment d’ailleurs pourrait-il parvenir à une telle vue ? Cela demande un long parcours, une longue ascèse.

   Si nous nous plaisons dans notre situation, nous n’avons aucune raison de la remettre en question et d’entamer un chemin philosophique, dont l’issue est, pour qui commence à l’entreprendre, incertaine. Il faut donc que nous y soyons forcés. C’est ainsi que Platon commence son récit : il ne nous dit pas qu’un prisonnier entreprend de lui-même de se libérer, il dit qu’on le détache malgré lui et qu’on le force à commencer son ascension. Qu’elle est cette force qui provoque la rupture et amène à envisager de ne plus adhérer à la philosophie spontanée qui est d’abord la nôtre avant toute remise en cause de notre situation première ? Le texte laisse ouverte l’interrogation.

  Est-ce la souffrance d’une déception amoureuse, la perte d’un être cher, une humiliation, un échec ? Mais bien des hommes connaissent de telles déconvenues sans pour autant passer à la philosophie. Est-ce l’expérience du désaccord entre notre philosophie spontanée et celle, différente, de certains autres ? Est-ce l’expérience d’une grande tristesse, d’une grande joie, qui rompent avec la vie ordinaire et laissent deviner qu’une autre existence serait possible ? Est-ce l’expérience de l’étonnement, origine pour Platon et Aristote de la philosophie ? Une chose est certaine, c’est qu’à l’origine de la réflexion philosophique, se produit un événement que la raison ne comprend d’abord pas et qui se présente à nous comme une puissance venue de l’extérieur bouleverser le monde qui avant cet événement nous semblait le seul véritable réel, le seul objet de notre attachement sérieux. Ce peut aussi être la rencontre de quelqu’un, en tout cas cela vient nous bouleverser malgré nous, presque à notre corps défendant : la philosophie entre en nous par un embarras, une difficulté, qui ouvre en nous une sorte de crise, comme le sont les crises de croissance. Exactement comme Moïse est à la fois attiré et craintif devant l’étrange buisson ardent qui brule devant lui sans se consumer, dans une singulière contradiction, nous sommes devant la pensée à la fois attirés et inquiets, perplexes. La difficulté de la pensée est à la fois le désir de grandir et une souffrance. Etrangement le texte de l’allégorie ne parle que de la souffrance, sans mentionner aucune énergie interne qui pousserait à risquer l’inconnu.

   Cet élément très étrange du texte, ne mentionner que la souffrance sans indiquer une curiosité orientée vers le risque de l’inconnu, est très probablement liée au dualisme de Platon, à son intention d’accentuer le contraste entre le sensible, les passions, et le monde de la pensée raisonnable. En n’insistant que sur la souffrance, il souligne fortement à quel point le monde extérieur à la caverne est pour lui situé en opposition au monde sensible, exigeant de faire le deuil de ce qu’on a connu avant : la conversion ou retournement de l’âme passe par une mort à ce monde, une perte des attaches premières, d’où la douleur,  nécessaire à la radicalité de la liberté qui devra venir ensuite,  pour ouvrir un regard radicalement différent. Cela signifie que Platon est davantage un penseur de la transcendance qu’un penseur de l’immanence, sinon il envisagerait une continuité et non une rupture aussi brutale. Il est probable que psychologiquement, l’entrée en philosophie pour Platon a dû partir d’un choc, qui est peut-être la condamnation à mort de Socrate, à moins qu’il n’y ait joint à ce choc d’autres chocs plus intimes et secrets qui ont échappé à la tradition, et peut-être aussi à sa conscience à lui, Aristoclès, qu’on surnomma Platon en raison de sa largeur d’épaules (Platon veut dire en grec, le large, épaules larges.)

    Interrogeons maintenant d’un peu plus près cette douleur. Que signifie cette douleur ? Faut-il insister sur le changement brutal et l’inadaptation qu’il entraîne, comme un simple fait innocent, ou faut-il y voir une critique morale voulant dénoncer un attachement indû et égoïste à sa situation particulière ?

    De fait, notre expérience est ouverte à des degrés divers de particularité et d’universalité. Je me lève, installe mon petit déjeuner et croque avec plaisir dans ma tartine grillée à point, croquante en surface, tiède, moelleuse un millimètre sous la croûte finement beurrée : situation très particulière.

La douche aussi sera un événement particulier, mais elle contient déjà la prise en compte d’une norme sociale de propreté qui la situe un cran au-dessus du plaisir de la tartine. Lorsqu’enfin j’ouvre le cartable pour entamer le devoir de maths, de physique, d’économie, d’histoire ou de philosophie, il est rapidement clair que cette expérience particulière m’ouvre à un monde bien plus vaste. Mais je peux encore m’y consacrer seulement pour la note, selon des degrés de particularité plus ou moins accentués : la note qui m’évite le conflit avec les parents, ou avec le prof, ou l’inadaptation sociale, n’est pas la note qui me situe en compétition avec les autres de la classe, ni la note qui signifie la reconnaissance d’un enseignant dont j’ai le souci parce que je le crois dans un certain rapport à la vérité.

  Or il va de soi que certaines tâches intellectuelles demandent davantage de décentrement par rapport à son cas particulier que d’autres. S’intéresser à certains problèmes scientifiques, historiques, économiques ou philosophiques, n’est pas de même universalité que de s’intéresser à ce qu’il faut faire pour être bien vu de tel ou tel. On ne peut demander à un enfant de cinq ans de s’intéresser à l’économie du Japon ou à l’évolution du droit anglais au XVIième siècle. Ce serait pour lui souffrance. On peut penser que c’est de cette souffrance là que parle la sortie de la caverne.

   Renoncer à un intérêt égoïste strictement individuel pour s’investir dans des actes qui profitent à une collectivité plus vaste peut aussi coûter à celui qui s’est toujours fixé comme but de ne servir que ses propres intérêts, c’est là pour lui une souffrance qui relève davantage d’une décision morale que d’un simple changement d’échelle.

  Or les deux sont liés : on sent bien que la sortie de la caverne est à la fois un acte qui amène à une vision plus vaste, moins enfermée dans le particularisme idiot, et une décision morale de ne pas valoriser que son cas particulier mais d’accorder à ce qui me dépasse l’intérêt qu’il mérite. L’élévation, l’ascèse, vers la sortie de la caverne, est à la fois un fait de croissance, un acte moral et un acte politique, en vue de la liberté, pour soi et pour les autres. L’ouverture sur le réel dans son universalité, dans son uni-diversité, est donc à la fois un fait psychologique, moral et politique. Voilà ce que dit simplement l’allégorie de la caverne. Mais c’est un acte courageux, parce que difficile et dangereux. Difficile parce qu’il réclame exercice, dangereux parce qu’on y bouscule et son équilibre psychologique interne, et l’équilibre qu’on a plus ou moins obtenu dans sa relation aux autres, qui peuvent faire obstacle, critiquer, voire se protéger si la voie d’universalité qu’on commence à ouvrir en vient à leur faire peur.

    En effet, le même acte de chercher la vérité possède un double éclairage : raisonnable et passionnel. Comment Platon perçoit-il cette dualité d’éclairage ?

    L’éclairage raisonnable consiste à penser que la saisie de l’universel est un devoir moral, le signe d’une grandeur d’âme. Pourquoi chercher la vérité ? Parce que c’est la vérité, un point c’est tout, elle est à elle-même sa propre fin. L’âme libre cherche la vérité parce que c’est la vérité. (Difficulté : pourquoi l’âme libre cherche-t-elle la vérité, si elle est libre, elle perçoit la vérité, et si elle ne la perçoit pas, comment peut-elle être dite libre, comment peut-elle de surcroît chercher ce qu’elle ignore, la vérité ? Platon a une conscience claire et assez constante de ces difficultés.)

    L’éclairage passionnel consiste à penser que la recherche de l’universel n’est qu’une prétendue recherche de l’universel et n’est jamais en réalité recherche désintéressée de l’universel, mais seulement recherche des avantages que procure la prétention à une plus grande universalité : chacun recherche non pas la vérité mais le plaisir d’avoir raison, et d’avoir ainsi le dernier mot sur ceux qui ont tort. Cette idée est tout à fait consciente chez les sophistes qui disent que chacun ne fait partout que rechercher son propre avantage, bref qu’il n’y a pas de transcendance, mais seulement des faits particuliers, et que le juste n’est autre que l’avantageux au plus fort, ou que la vérité n’est que l’habileté rhétorique à vaincre les autres dans un discours persuasif. La vérité n’est que le plaisir d’avoir raison. Sitôt qu’ils sont victimes de ma persuasion, les autres croient que j’ai raison : voilà qui me donne un pouvoir dont j’aime jouir et qui est le tout de mon amour de la soi-disant vérité. L’important n’est plus la vérité, mais avoir raison, gagner ou perdre la face, dans une joute verbale.

   « Les honneurs et les louanges qu’ils étaient susceptibles de recevoir alors les uns des autres, et les privilèges conférés à celui qui distinguait avec le plus d’acuité les choses qui passaient… » l’homme enfin libéré des passions n’y accordera plus aucune importance.

     La liberté philosophique, l’accès à la philosophie réfléchie, sera alors une rupture avec la philosophie spontanée entièrement sous l’emprise des passions et sans valeur d’universalité, qui ne sera qu’opinion. C’est cette rupture qui est douloureuse et qui place le philosophe dans une certaine solitude et marginalité par rapport aux opinions de la vie ordinaire et du grand nombre.

   Le philosophe qui a opéré la rupture sera alors inquiété par sa possession de la vérité car lorsqu’il voudra l’exprimer, il contredira l’opinion, et celle-ci, au lui d’y voir une chance, n’y verra que le déplaisir d’être contredite, n’y verra qu’une prise de pouvoir, n’y verra que la contestation de son pouvoir à elle, l’opinion, et refusera de perdre la face, elle préférera tuer le philosophe ou simplement se moquer de lui plutôt que d’entreprendre le difficile chemin de recherche de vérité qui lui demanderait une rupture avec ses habitudes dont elle n’est pas capable, trop attachée qu’elle est à valoriser sa situation particulière dans laquelle elle est passionnellement engluée. Elle verra non la vérité, mais la prétention d’un individu pédant qui prétend faire la leçon aux autres. Le dialogue devient alors le lieu d’un affrontement violent et non l’exercice dépassionné de la raison fermement déterminée à convaincre pour libérer. La liberté de l’autre, si elle me semble inaccessible, me fait peur et me rend agressif. Je me protège en raison de mon attachement spontané à moi-même. C’est le réflexe identitaire particulier qui me barre l’accès à la véritable identité universelle. Voici l’analyse psychologique du dialogue entre la raison et les passions telle que la propose ici Platon.

 

         Il est possible maintenant d’envisager un regard critique sur la situation que décrit Platon. Est-il vrai que le rapport de la réflexion à l’opinion spontanée est uniquement un rapport de rupture, ou faut-il aussi penser une continuité entre la philosophie spontanée et la philosophie réfléchie ? Faut-il comme Platon penser que la vérité ne nous vient que par la transcendance de l’universel sur le particulier exigeant rupture d’avec le particulier, ou faut-il penser que l’universel en nous est à la fois immanent et transcendant, si bien qu’il y a déjà, dans le spontané d’avant la réflexion, ainsi que dans l’affectivité, déjà une forme d’ouverture par laquelle nous ne sommes jamais clairement situables comme enfermés dans la caverne ? N’y a-t-il pas déjà dans l’opinion une part immanente de vérité qui soutient la réflexion  et sur laquelle la réflexion continuera de s’appuyer malgré une certaine rupture d’avec les habitudes antérieures ? Les ombres de la caverne sont-elles l’illusion, ne sont-elles pas elles aussi bien réelles ? L’illusion n’est-il pas plutôt de croire que les ombres sont tout le réel ? Sur ce point l’allégorie est sans cesse ambiguë : d’un côté, elle semble dire que l’illusion consiste à tenir les ombres pour le tout du réel, alors qu’elles n’en sont qu’une partie, ce qui revient à prendre la partie pour le tout, tandis que d’un autre côté, l’allégorie semble dire que les ombres ne sont qu’illusion et que la réalité véritable est hors de la caverne. Cette ambiguïté, d’apparence subtile et anodine, est en réalité très grave de conséquences. Elle nous amènera pour la tirer pleinement au clair à interroger de façon plus approfondie ce qu’est pour Platon le désir, et ce qu’il peut dire de l’affectivité en général, dont les passions sont un dérèglement plutôt que la norme ; d’autant que l’ardeur du désir, sa force, n’est pas nécessairement passionnelle, car tout ici sera fonction de son rapport à l’altérité, de sa capacité d’accueil à l’altérité. C’est toute la capacité de Platon à valoriser le temps, l’affectivité et le corps qui sera interrogée dans cette distance critique à l’égard d’une philosophie qui insiste trop fortement sur la transcendance sans valoriser suffisamment l’immanence, sans envisager qu’on puisse admettre une égalité de la présence du réel véritable par immanence et par transcendance. (Les philosophies de Freud, de Nietzsche, de Marx, ainsi que les sophistes, ont le défaut inverse, et valorisent l’immanence en négligeant et en allant jusqu’à nier totalement toute transcendance. Le cas de Spinoza est plus ambigu quoiqu’il valorise aussi beaucoup l’immanence, sans parvenir à l’égalité de l’immanence et de la transcendance, comme si nous n’étions pas exactement au milieu de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, dans notre rapport à l’infini qui n’est, lui, ni petit, ni grand.)

               Pour terminer sur l’éclairage psychologique, il faut se demander s’il est raisonnable de mettre seulement en rupture la dimension rationnelle et la dimension affective, et s’il est raisonnable de ne parler de la dimension affective que pour la qualifier de passionnelle.

   Quelles-sont les forces vis-à-vis desquelles Platon exige une rupture, rupture qui n’est autre que la sortie de ce qui est supposé être une caverne ou prison ? Il s’agit non seulement du corps, mais aussi du désir sexuel et du désir de puissance, ainsi que de l’argent. Or la sexualité humaine n’a-t-elle pas un potentiel de sublimation, la puissance un potentiel d’innovation, l’argent un potentiel de richesse qui sont aussi des supports de la liberté et pas seulement des freins ? Autant Platon a raison s’il vise à dire que c’est une illusion de croire que le plaisir sexuel est tout, que la puissance est tout, que l’argent est tout, autant il risque de s’engager dans une impasse s’il croit qu’on peut parvenir à la science sans argent, sans plaisir, sans jouir de l’expérience en nous d’une puissance immanente. La suite de l’histoire de l’humanité montrera que le temps peut ouvrir à la technique, à l’économie et à la démocratie des perspectives de lucidité que la seule alliance de la réflexion et de la contemplation ne peuvent produire. Mettre toute la liberté dans le seul couple réflexion déductive et intuition contemplative immobile risque de conduire à une conception étriquée et abstraite de la liberté ainsi que du véritable divin.

 

       Dans nos discussions avec autrui, il n’y a pas seulement d’un côté le désir désintéressé de vérité et de l’autre le plaisir d’avoir raison, il y a aussi le mélange des deux, le plaisir de dialoguer avec un interlocuteur qu’on ne maîtrise pas, le plaisir de dialoguer avec un interlocuteur qui ne nous maîtrise pas, soit l’expérience vécue, affective autant qu’intellectuelle, de la rencontre de l’altérité, dans laquelle la possibilité de parvenir à un accord est à la fois partiellement probable et partiellement improbable, de type risqué puisqu’aucun des deux partis ne maîtrise, il n’y a là que des propositions : des pro-positions, des propos jetés en avant et une invitation à penser ou agir. Il n’y a pas seulement la vérité universelle d’un côté, le plaisir particulier de l’autre, mais l’expérience singulière d’une ouverture sur un réel qui nous dépasse, dont nous avons la complice et connivente conviction qu’il est pour chacun, quelque soit sa différence, un seul et même réel ouvert. Cette expérience totale n’est ni la froide raison, ni l’enfermement aveugle dans un égoïsme passionnel borné à l’affrontement avec l’égoïsme passionnel de l’autre qui lui est extérieur, c’est une expérience de l’être ensemble dans la distance. Cette expérience est stimulante à la fois pour l’affectivité et pour la raison, sans qu’il y ait ici rupture et affrontement du senti et de l’intellectuellement conçu.  Si la raison est essentiellement une parole intersubjective, alors la raison qui argumente et convainc a aussi sa part de réceptivité à la présence de l’autre non maîtrisé, elle ne se réduit pas à la maîtrise logique d’un jeu de concepts, ni à la vision d’une essence immobile.

 

III) Remarques épistémologiques.

 

   L’allégorie n’est pas seulement une description des affrontements psychologiques entre les hommes, elle contient aussi une théorie de la connaissance. Quatre degrés de connaissance sont distingués par Platon. Ils sont hiérarchisés et étagés en fonction de leur degré d’universalité et de simplicité synthétique : moins ils sont universels, plus ils sont éloignés du savoir et compliqués, chaotiques et désordonnés, voués au hasard, plus ils sont universels, plus ils sont ordonnés, synthétiques, simples.

   D’un côté l’opinion, coupée en deux, de l’autre la science, coupée en deux. Côté opinion, dans la caverne donc, on peut croire que les ombres parlent, parce qu’on est victime de donnés sensibles immédiates, donc sans recul pour analyser le mécanisme de réflexion du son des voix des porteurs de figurines sur la paroi. Ensuite on peut mettre en œuvre des qualités de mémoire et de combinaison d’impression par associations, une forme de gestion mentale habile, par quoi on prévoit plus vite que les autres quelles ombres vont se présenter et à quelles voix elles seront associées. Nulle science ici, nulle compréhension profonde d’une nécessité, de simples inductions qui ne peuvent en aucun cas prétendre être des vérités de raison.

   Côté science, pour celui qui est sorti de la caverne, deux étapes aussi : des raisonnements déductifs par lesquels on comprend que les figurines projettent leurs ombres sur la caverne et qu’elles sont sculptées à l’imitation d’animaux réels, et par quoi on comprend que le soleil est à la fois ce qui éclaire les plantes, les animaux, et ce qui produit leur existence en permettant leur croissance, puis ultimement une intuition intellectuelle du Bien lui-même, de Dieu en tant que source simple d’où provient toute la multiplicité des choses. Les déductions logiques supposent donc un pouvoir de synthèse prélogique qui est dans l’unité divine de l’intuition. La raison discursive suppose donc, pour achever son projet de savoir, une raison intuitive. Pour résumer en allant du plus haut au plus bas, on obtient : L’intuition, quelques déductions, dans la science,  et dans l’opinion :les nombreuses inductions, l’inextricable complication des perceptions sensibles.

 

 

         Il est intéressant de remarquer que la science dont parle Platon est essentiellement un exercice soit de déduction sur la base de perception raisonnées, soit une intuition intellectuelle de l’idée de réalité unique. Mais Platon n’envisage pas une continuité faisant passer du monde de l’opinion au monde de la science, il n’envisage pas que la technique, la manipulation expérimentale puisse être incorporée à la science.

 

  Le degré supérieur de l’opinion est simplement une habileté dans la capacité d’associer des impressions et une puissance de la mémoire, mais n’est pas encore la science. La science elle est en rupture avec ces aptitudes liées à l’habileté. La science platonicienne est donc réflexive et contemplative, mais pas technicienne.

 

  Or la suite de l’histoire occidentale a montré que le progrès des richesses, couplé au progrès technique, couplés à l’émancipation de l’individu vis-à-vis de son groupe socio-politique, voire socio-politico-religieux, avait permis de développer la science dans des proportions inouïes, avec des effets en retour sur l’économie et sur le politique. En maintenant la science dans une position réflexive et contemplative, séparée des transformations matérielles et techniques qui agissent sur nous à l’insu de notre réflexion consciente et claire, Platon ne limite-t-il pas le potentiel de développement de la science y compris en termes de connaissance. La démocratie que Platon rejette, pouvoir de l’argent et de la consommation, n’est pas seulement un élément qui éloigne de la science, mais aussi un élément qui peut apporter des éléments de soutien au projet de connaissance objective. Platon n’a pas vu cela, il n’a pas vu que dans ces aspects spontanés sur réel que sont le temps, le désir de richesse, le désir de transformer et manipuler, pouvait se trouver une dimension de progrès efficace dans la connaissance de la nature. Là encore il faudrait chercher une continuité par immanence entre philosophie spontanée et philosophie réfléchie, qui devrait être articulée à la rupture entre philosophie spontanée et philosophie réfléchie, et pas unilatéralement soulignée dans sa seule dimension de rupture.

 

   Là encore il semble lucide d’affirmer à la fois l’immanence et la transcendance, la continuité et la rupture, et pas seulement n’affirmer que l’immanence à la manière des matérialistes ou que la transcendance à la manière des idéalistes ou de certaines modalités religieuses qui ne sont pas toute la pensée religieuse.

 

   On peut donc reprocher à Platon le manque d’efficacité de sa conception purement théorétique de la science, réflexive et contemplative mais pas technicienne ni basée sur l’initiative de la construction d’un modèle par un sujet à la fois contemplatif et actif. Sa science séparée de la technique et d’une économie capable de la financer n’est pas efficace pour savoir comment la nature est effectivement organisée dans son détail.

 

   Une fois ce reproche clairement formulé et compris, il reste quand même à noter la profondeur de la démarche réflexive et intuitive : en disant que le soleil est non seulement la cause qui éclaire les choses et les rend visibles, mais aussi la cause qui les fait grandir, et même la cause de leur existence sensible, Platon énonce quelque chose d’étonnamment profond puisque ce mélange d’intuition et de réflexion n’est pas du tout réfuté par la science expérimentale contemporaine comme s’il était naïveté imbécile, mais confirmé au contraire. Nos modèles physiques contemporains proposent de dire que les atomes lourds nécessaires à la fabrication des métaux et des minéraux, ainsi que les atomes de carbones qui entrent dans la constitution de tous les êtres vivants ont été construits à partir d’atomes d’hydrogènes (l’eau de Thalès ?). Ces atomes ne peuvent se complexifier que par fusion, et la fusion exige des températures et une pression qui ne sont possibles que dans les étoiles, qui sont autant de soleils. De même les modèles de cosmos qui se dilatent ou se contractent existent déjà dans la pensée des présocratiques, et sont encore aujourd’hui l’objet de débats entre partisans d’un big bang pure expansion et les partisans de cycles faisant alterner big-bang et big-crunch… La pensée réflexive contemplative, même si elle n’est pas suffisante pour nous donner la certitude maîtrisée du modèle le plus adéquat à la réalité matérielle, reste pertinente et puissante dans la configuration générale des enjeux et des possibles. Elle n’a pas été évincée par la science expérimentale mais seulement mise en situation de dialogue avec d’autres puissances que sont l’activité technicienne et l’économie, ôtant par là à la science purement contemplative réflexive la prétention à posséder à elle-seule les pleins pouvoirs dans le domaine de la connaissance .

 

  L’autre point de pertinence de Platon qui reste d’actualité est l’idée que la technoscience séparée de la philosophie réflexive contemplative risque de n’être pas vraiment science, elle risque de basculer dans la simple technique. Ceux qui n’ont de formation que scientifique sans complément philosophique risquent sans cesse de perdre le sens du réel et de voir leurs spéculations scientifiques se confondre avec de la science-fiction, et même de confondre le réel et le virtuel, dans un processus technocratique aveugle. Ils sont d’ailleurs capables d’être aussi superstitieux et bornés que peuvent l’être les hommes de la caverne, alias l’homme irréfléchi, dont s’inquiète Platon, livré sans défense à son imagination et à ses désirs les plus démesurés. Carriérisme, gloriole, idéologie, intérêts partiels et partiaux peuvent être chez lui sans contrepoids s’il n’a que ce que son savoir et ses méthodes technoscientifiques mettent à sa disposition. Que cette technoscience, quoique féconde, ne suffise pas à soutenir une civilisation durable et solide, juste et impartiale, voilà bien une idée que Platon énonce clairement en soulignant la nécessité d’une éducation qui inscrive la science dans une philosophie complète.

 

  La question de l’éducation est surtout importante lorsqu’il s’agit des dirigeants, puisqu’ils ont pouvoir et responsabilité sur la marche effective des affaires de l’ensemble de hommes. Platon pense que cette éducation ne peut concerner qu’un petit nombre d’hommes. Si l’on envisage une démocratie, il va de soi que le dirigeant devient, en un certain sens qu’il conviendra de préciser, le grand nombre : l’éducation devient alors aussi l’éducation du grand nombre. Elle pose alors des problèmes redoutables, d’une part parce qu’elle est d’une exigence extraordinaire, d’autre part parce qu’elle tend à banaliser l’éducation et qu’elle s’entoure d’un confort de vie extraordinaire qui tendent tous deux à abaisser l’exigence d’exigence. (D’où l’assimilation de la démocratie à un règne du gros animal qui mérite un examen attentif, tant en raison de sa pertinence que de ses limites.)

 

 

 

IV) Remarques politiques.

 

 

 

     On le voit donc bien, la République, même dans le livre VII, malgré l’importance de son contenu psychologique et de sa réflexion sur la nature de la science, reste un texte essentiellement politique.

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18 février 2011 5 18 /02 /février /2011 16:40

                La question du juste dépend de la question de la liberté, puisque le juste est l'avantageux à tous.

    Platon est donc conséquent lorsqu'il construit son communisme aristocratique dans la République. La liberté chez Platon est le Tout, antérieur aux parties, l'âme pure douée d'intuition intellectuelle, en un mot Dieu. (Théos, nature intelligible.)

      Les individus n'étant qu'une partie du Tout, ils sont libres quand ils sont à leur juste place dans le Tout. Platon donne donc, par l'éducation du philosophe roi, les pleins pouvoirs à l'unique raison universelle. Il n'est pas démocrate car il suffit que la vérité soit pensée par un seul et qu'elle n'est pas davantage la vérité si elle est pensée par plusieurs. 

                Il n'y a donc que justice à subordonner les parties (soldats, artisans, commerçants, paysans) à l'unique raison, divine, qui se définit indépendamment de tout élément affectif.

   En conséquence, Platon estime juste de séparer les nouveaux-nés parmi les soldats de leur mère, pour les confier à des nourrices d'Etat. Il n'auront ainsi aucun  intérêt particulier distinct de leur attachement pour la Cité.  Ils la défendront avec désintéressement et énergie, comme un enfant défendra ses parents s'il leur est fortement attaché.

  Platon estime juste aussi de restreindre les richesses inutiles et de ne pas donner de pouvoir à l'opinion, qui ne saurait prévaloir sur la vérité objective universelle. Pas du tout démocrate, il voit dans la condamnation à mort de Socrate la "tyrannie de l'incompétence".

      Le bonheur sensible est donc accessible seulement si les désirs sensibles sont mesurés et mis à leur place à l'intérieur d'un ordre harmonieux et fini, statique, préservé de l'usure dégradante du temps, réduit au seul devenir, qui altère, fait perdre l'identité.

                           Le juste est l'ordre, pas l'égalité: que le désir désire, que les soldats défendent et dissuadent la violence, que la raison dirige et gouverne, car c'est à chacun leur compétence, et que c'est le Tout qui dirige les parties, non l'inverse.

   Le sensible livré à lui-même est insatiable, désordonné, conflictuel, instable, bref c'est le chaos et l'anarchie des appétits du gros animal, tandis que le sensible subordonné à la raison est en ordre et heureux, harmonieux. Platon ne condamne pas le sensible, le bonheur, mais le subordonne à la raison, divine, qui est sans désir, sans manque, immobile, complète et finie. 

 

 

 

 


 DISCUSSION CRITIQUE DU MODELE PLATONICIEN


       On peut envisager deux manières de critiquer Platon et son idéal statique de Cité stable et immobile: par la voie du droit ou par la voie des fais observables.


    Le contester par la voie du droit consisterait à envisager le Tout et la liberté autrement que ne l'a fait Platon, par exemple en mettant, à la place de l'âme divine immobile ou nature intelligible, la personne infinie antérieure au fini. A la place de cet ordre qui n'est que nature, on mettrait l'infini qui est don de soi, extatique, donc l'amour et la grâce, qui veulent l'égalité. La philosophie réflexive a alors la compétence pour penser l'hypothèse d'un infini extatique qui serait don de soi, Présent, mais elle n'a pas la compétence pour la proposer autrement que comme une hypothèse, il faudrait le risque de la foi et de la confiance pour donner efficacité à cette hypothèse au moyen d'une adhésion existentielle, or cela dépasse la compétence de la philosophie réflexive. On passerait alors soit à une philosophie existentielle qui prend le risque de la confiance en une grâce irreprésentable, soit à une adhésion religieuse chrétienne appuyée sur une Révélation. Cela outrepasse donc la compétence de la philosophie réflexive, même si elle ne peut exclure la possible vérité d'une telle hypothèse, mais seulement à titre d'hypothèse.

  Le contester par la voie des faits consisterait à constater- et là il ne s'agit plus d'hypothèses mais de constats -  que de fait est née après le Moyen-Age une science expérimentale qui a servi de support à une technique distincte des techniques artisanales, qui est devenue la technique et a remplacé les techniques. Elles ont tendance à se mondialiser dans un système risqué. Vu le coût exhorbitant des techniques les plus performantes, nécessaires pour tester certaines hypothèses scientifiques, cette technoscience fait système avec une économie libérale autorisant l'entreprise individuelle et la concurrence, dans un système fortement risqué, qui a tendance à se mondialiser. On constaterait aussi que sont nées des démocraties qui ont duré et ont organisé des millions de personnes sans être des anarchies ni être dépourvues d'ambition, et qui ont tendance à se mondialiser, par des révolutions risquées, et qui confient le pouvoir à des dirigeants qui ne maîtrisent pas l'opinion et sont sans cesse reconduits à un vote risqué dont ils ne maîtrisent pas l'issue.


               Avant de continuer, deux remarques s'imposent. D'abord, il est possible de s'interroger pour savoir s'il n'y aurait pas un lien entre l'hypothèse que l'infini est amour don de soi et que son pouvoir ne consiste pas à dominer mais à donner gratuitement, et les faits qui ont conduit la civilisation occidentale à l'audace d'une science expérimentale, à l'audace d'affirmer des droits de l'individu singulier, à l'audace d'une technique affranchie de toute crainte religieuse vis-à-vis de la nature. Il s'agit en fait de cette foi en l'homme qu'on appelle humanisme et qui est surtout la foi que l'homme peut prendre en main de façon assez responsable le cadre global de son existence dans le monde. Cela entraîne à la fois une réflexion sur le sens du mot humanisme, et une réflexion sur le rapport entre diverses modalités de l'humanisme oscillant entre un humanisme chrétien et un humanisme athée. La question se complique du fait qu'il existe des humanismes et du fait qu'il existe des christianismes, et même d'une certaine façon des catholicismes.

      Ensuite il est possible de se demander si l'on ne pourrait pas élaborer à partir des faits et à partir de certaines idées une théorie de la puissance dans laquelle l'altérité tiendrait une place prépondérante, à la fois par la distance qu'elle donne, source de lucidité et de détachement, et par l'énergie qu'elle donne en suscitant le désir, par delà le besoin.

    

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